Le karma comme responsabilité et liberté

Lama Denys Rinpoché

Nous avons entre nos mains la possibilité de changer notre vie, de transformer notre expérience et ce que nous sommes. Nous avons cette possibilité car fondamentalement nous sommes libres.

Le karma

On entend par « karma » les actions que l’on fait et ce qui nous anime dans ces agissements. Karma se traduit par action ou agissement, plus particulièrement, ce sont les agissements intentionnels et les habitudes mentales qui en découlent et nous conditionnent.

Ces habitudes ou imprégnations mentales que sont le karma constituent notre esprit habituel qu’elles structurent et conditionnent. Ce que nous sommes, notre esprit et les projections de cet esprit, c’est-à-dire les apparences illusoires de notre monde, ainsi que les tendances et les propensions que nous y vivons, en sont issues.

Elles donnent ainsi naissance à ce que nous sommes et expérimentons, à notre état comme sujet et à notre monde. Ensuite, comme sujet à notre monde, nous agissons et réagissons aux stimulations auxquelles nous sommes soumis. Ces réponses-réactions sont sources de nouvelles imprégnations qui deviennent de nouveaux conditionnements. C’est ainsi que notre karma se perpétue. Le karma conditionne ainsi ce que nous sommes et expérimentons. Il structure et organise le monde de l’individualité, le mandala de l’ego.

Le karma est coextensif à l’esprit conditionné

« Karma » est défini comme « penser et pensé ». Expliquons-nous : le karma est « le penser », c’est-à-dire l’opération qui pense et aussi ce qui émerge du penser : ce qui est pensé, « le pensé », les pensées. Le karma est en fait simultanément la cause de l’esprit dualiste et le résultat de son fonctionnement. En cet esprit, producteur, production et produit, sujet, objet et acte sont le jeu du karma.

Ce « penser-pensé » est « l’esprit-expérience-connaissance » dualiste. Dans son activité, qui est celle du mental, le penser fait émerger penseur, pensé et pensées. L’expérimentateur, l’expérimenté et l’expérimentation sont en fait « du penser » ou « du pensé ». En d’autres termes : le sujet, l’objet, et leur relation sont des pensées du penser. Sujet et objet émergent dans la relation d’interdépendance qui les pose « face à face » (voir le schéma ci-dessus). Ce penser-pensé nous constitue avec notre monde, gouverne notre esprit et nos actions : les faits et geste de notre corps et de notre parole. Ainsi sujet et objet, observateur et observé se posent par leur relation. Ce sont les deux pôles de la pensée, qui se constituent en elle-même, l’un par rapport à l’autre. Habituellement nous sommes identifiés au pôle sujet mais en fait nous sommes toute la polarisation, sa boucle opérant dans sa circularité. Son opération nous constitue avec les objets de notre monde et l’énergie, le dynamisme de cette polarité est karma.

L’esprit inconditionné est source de liberté et de responsabilité

Dans la réalité relative, notre monde nous apparaît comme quelque chose d’objectif, bien qu’il soit produit par notre esprit et son karma. En fait une partie de penser-esprit se vit comme sujet expérimentant son autre partie, ses projections, comme différentes de lui, c’est l’illusion. (Cette situation est bien mise en évidence par l’analogie avec l’état de rêve).

Les expériences de l’esprit dualiste sont conditionnées par le karma, comme nous venons de le voir, néanmoins dans cette production il est une part de liberté. Elle vient de l’expérience immédiate qui est la base à partir de laquelle émerge l’expérience dualiste (les qualités de cette expérience immédiate constituent la limite de l’analogie avec l’état de rêve).En tout cas il est essentiel de comprendre que les conditionnements opèrent sur fond d’esprit-expérience immédiat, non conditionné. Ainsi l’expérience fondamentale éveillée est déjà présente dans notre vécu ordinaire, même si elle y est déformée, voilée, brouillée, parasitée par la conscience dualiste. Cette expérience fondamentale est la source des qualités positives de notre expérience, la source de notre liberté, la présence de l’inconditionné dans notre vécu.

Notre vie participe ainsi du conditionné et de l’inconditionné, l’expérience de la vie étant un mélange de liberté et d’asservissement, un tissage constitué d’une trame de conscience dualiste, issue du karma, sur fond d’intelligence immédiate. Notre vécu conditionné, notre monde habituel sont faits des projections, tendances et propensions, des habitudes mentales. Mais en même temps que ces aspects conditionnés, il y a en notre vécu une part d’expérience fondamentale, immédiate et inconditionnée qui est la source de notre liberté. La liberté est ainsi présente en notre expérience à chaque instant.

Ce qu’il est important de bien comprendre, c’est que cette dimension de liberté est présente tout le temps. Elle permet le libre-arbitre, le choix, et par là même une responsabilité, celle d’utiliser de façon adroite la possibilité d’alternative que nous avons. Il est important d’insister sur cette note car le karma est souvent présenté de façon totalement erronée comme une sorte de fatalité ou de déterminisme.

Comprenons donc le karma en rapport avec cette liberté et responsabilité. Il est ensuite possible de faire confiance à cette liberté : d’avoir confiance en la possibilité de transformation, de libération qu’elle nous offre.

Du karma positif à la libération du karma

Nous sommes donc responsables de nos agissements et constamment amenés à en expérimenter les conséquences ; c’est l’enchaînement du karma, la liberté et la causalité du karma. Nous avons la liberté du choix mais les conséquences sont inéluctables. Le présent est le résultat du passé et le futur dépend du présent. On dit souvent « l’action passée a pour résultat l’état présent et l’action présente est cause de l’état futur ». Dans cette perspective le présent, avec ses qualités et ses problèmes, est le résultat de conditionnements karmiques mais nous avons maintenant la liberté de transformer ces conditionnements, de les dissiper, de les dissoudre, ou comme il est dit aussi de les purifier. Il y a dans le présent une part de liberté qui, si nous l’utilisons adroitement, amènera une bonne évolution à venir, un bon avenir. Le propos est d’utiliser à chaque instant cette liberté pour transformer notre karma. De ce point de vue, dans la perspective de l’éthique du Dharma, chaque être est responsable de sa transformation et de son accès à l’état fondamentalement libre et sain qu’est l’Eveil. Néanmoins, sa responsabilité n’est pas du fait de son ego mais de sa capacité à faire confiance, à s’en remettre à ce qui lui manque, c’est-à-dire au non-ego qui est aussi la nature de Bouddha.

La voie consiste d’abord à cultiver les graines positives qui ont des résultats heureux et à éviter les graines négatives qui ont des résultats malheureux. Finalement elle s’ouvre sur le dépassement du karma comme conditionnement. Dans le cheminement il y a ainsi deux niveaux qu’il faut bien distinguer :

– Le niveau fondamental est l’épuisement de tout karma et la fin de l’esprit dualiste. Cette fin de la dualité est aussi celle des voiles d’illusions et de passions qu’elle génère. Elle révèle les qualités de l’immédiateté, les qualités de l’éveil d’un Bouddha, le Trikaya, éternel, parfait et omniprésent. Cette fin du karma est le grand épuisement, la grande perfection, l’éveil.

– Le niveau relatif, qui constitue l’esprit dualiste, est gouverné par le karma, positif ou négatif. Il est négatif lorsqu’il solidifie les illusions et renforce par là même la dualité de l’ego et ses passions conflictuelles. Il est positif lorsqu’il va dans le sens de la réduction des illusions et du dépassement des passions, c’est-à-dire lorsqu’il va dans le sens de l’ouverture, de l’intelligence, de la bonté d’amour et de compassion et de la confiances authentiques…

Remarquons simplement que le karma positif n’est pas l’opposé du négatif dans une vision dualiste du bien et du mal. Le karma négatif est facteur de voiles et d’illusions, le positif est facteur de tendances qui vont dans le sens du dévoilement et de l’expérience de la réalité. Le dévoilement final, qui est la fin du karma positif comme du karma négatif est l’éveil.

La pratique au niveau relatif, telle que nous venons d’en parler, consister à cultiver le karma positif et à éviter le négatif ; elle est nommée traditionnellement « le développement de bienfaits » ou « de vertus ». La pratique au niveau fondamental, telle que nous venons d’en parler, tend vers l’épuisement de tout karma ; elle est nommée traditionnellement « le développement d’immédiateté » ou « d’intelligence immédiate ». Ce sont les deux étapes complémentaires et généralement progressives qui conduisent à la Libération.

Les conséquences du karma.

Les conséquences karmiques sont de trois sortes : la première, le résultat karmique à pleine maturité, est l’état d’existence-expérience dans lequel le sujet prend naissance.

Le deuxième type de conséquence ne produit pas un monde spécifique mais induit des prédispositions à certaines expériences, conformes à l’état initial ou à l’expérience que cet acte fit éprouver.

Par exemple, tuer induit par la suite une prédisposition à tuer, à détruire, mais aussi à être tué et à avoir une vie courte avec de nombreuses maladies. Le troisième type de résultat est une influence sur l’environnement, une prédisposition à renaître dans un environnement dont les caractéristiques correspondent aux actes et aux empreintes qui en sont les causes.

La force du karma

Cinq facteurs déterminent la force d’un acte, de son karma. Ce sont : la qualité de la personne ou de l’objet vers lequel l’acte est dirigé, l’intention qui le motive, le passage à l’acte, l’accomplissement de l’acte et la satisfaction subséquente. Si ces cinq facteurs sont présents, la force de l’acte est maximale, qu’il soit positif ou négatif.

Prenons l’exemple du meurtre et imaginons pour objet un personnage éminent tel que le Président de la République. Viennent ensuite l’intention d’homicide volontaire en la personne du Chef de l’Etat, puis le passage à l’acte : l’attentat ; puis le résultat de l’acte : il est mort ; et enfin vous êtes un meurtrier satisfait : « Je l’ai eu, bravo ! ». Devant les tribunaux vous prendriez un maximum et du point de vue du karma, les conséquences seraient aussi très lourdes !

D’une façon générale la force nécessaire pour accomplir un acte négatif envers une personne ou un objet élevé et digne, spirituellement parlant (nous n’émettons pas de jugement concernant l’exemple précédent !) est beaucoup plus grande que celle nécessaire pour accomplir un acte similaire dirigée vers une personne ou un objet ordinaire ou vil. L’exemple que nous venons de prendre était celui d’un personnage temporel, pour être plus précis, il faudrait distinguer les conséquences temporelles, légales et les conséquences karmiques de la vie. Il est certaines fois possible d’échapper aux premières mais il n’est jamais possible d’échapper aux secondes.

Si parmi ces cinq facteurs certains sont absents, vous auriez peut-être des circonstances atténuantes devant les Tribunaux. En tout cas, du point de vue karmique, il y a ruait des conséquences moins fortes et moins lourdes.

Chaque action peut ainsi être envisagée comme constituée de ces cinq facteurs qui définissent sa force. Cette force est celle des impressions que cette action imprime et laisse dans l’esprit, c’est aussi celle de ses expressions ultérieures, de ses conséquences.

Le karma est personnel

Le karma est ce qui nous fait ; c’est la texture dont nous sommes faits. De toute évidence, on ne peut pas plus échapper au karma qu’échapper à ce dont nous sommes faits. C’est pourquoi le karma est inévitable. On ne pas plus échapper au karma que la maison en bois ne peut échapper à son bois ! Supprimez le bois d’une maison en bois…

Article constitué d’extraits d’enseignements donnés dans le cadre du Chédra, le programme d’étude sur trois ans de l’Institut Karma Ling. (Les citations et références traditionnelles ont été supprimées pour alléger l’article.)

 

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