Les actions et leurs résultats

Môhan Wijayaratna

Par la théorie de l’effet causal des actions, dite kamma-vada (1), le bouddhisme explique comment et pourquoi se produisent tant de diversités parmi les êtres vivants. Selon cette théorie, à cause de ses propres actes moralement bons on renaît dans une famille riche, en ayant une bonne situation, une apparence agréable, une belle voix, etc.

De même, à cause de ses propres actes moralement mauvais on renaît dans une famille pauvre, en ayant une situation difficile, une apparence méprisable, etc. Les hauts et les bas de la vie sont aussi les résultats des actions méritoires et déméritoires commises dans cette même vie ou dans les vies antérieures. En bref, les actes moralement bons produisent des fruits agréables et les actes moralement mauvais donnent des fruits amers (2). La valeur et la gravité d’une action méritoire ou déméritoire dépendent non seulement de l’acte, mais encore de l’intention et de la conscience au moment de l’action et de sa préparation. Les résultats bons ou mauvais se produisent automatiquement selon la maturation des actions(3).

Par une telle théorie, le bouddhisme amène-t-il ses adeptes vers un fatalisme ? Non, pour trois raisons entre autres :

Premièrement, la théorie du kamma n’est pas une « loi fixée », qu’il convient de respecter et à laquelle il faut obéir. Au contraire, on peut modifier, changer, dévier les résultats ainsi que les actions, sauf les résultats des actes extrêmement graves qui sont ancrés profondément dans le flux du psychisme. La réussite de ces remaniements dépend du courage, de la volonté, de l’intelligence et de la vigilance de l’individu concerné(4).

Deuxièmement, la théorie du kamma n’est pas une sorte de déterminisme, car, d’une part, il existe des actions dont les résultats diminuent ou augmentent à cause de contre-actions et, d’autre part, tous les actes qu’on a commis ne donnent pas obligatoirement des résultats. Autrement dit, il y a des actions qui n’arrivent jamais à la maturation nécessaire pour produire des fruits(5).

Troisièmement, les actes et leurs résultats ne sont pas le facteur unique qui conditionne la vie et l’existence entière. La loi du kamma est seulement une des cinq lois naturelles dont les quatre autres sont : utu niyama, la loi atmosphérique ; bija niyama, la loi biologique ; dhamma niyama, la loi physique ; citta niyama, la loi psychologique. Autrement dit, dans l’explication bouddhique du bonheur et du malheur de la vie, la loi de l’effet causal des actions constitue une cause importante, mais au même titre que les causes provenant des quatre autres loi naturelles.

Dans le Sivaka-sutta que nous allons lire, le Bouddha définit la position de la loi du kamma dans la vie. Selon lui, toutes les expériences agréables ou pénibles ne dépendent pas seulement des actions du passé, mais d’autres facteurs aussi les déterminent selon diverses conditions.

SIVAKA-SUTTA

Une fois, le Bienheureux séjournait à Kalandakanivapa, dans le parc des Bambous, près de la ville de Rajagaha.

Un jour, le Paribbajaka Moliya-Sivaka rendit visite au Bienheureux. S’étant approché du Bienheureux, il échangea avec lui des politesses et des paroles de courtoisie. Puis il s’assit à l’écart sur un côté. S’étant assis à l’écart sur un côté, le Paribbajaka Moliya-Sivaka dit au Bienheureux : « Il y a, ô vénérable Gotama, des religieux et des brahmanes qui ont cette opinion et disent : « Toutes les sensations joyeuses, ou douloureuses, ou neutres(6) éprouvées par tel ou tel individu dépendent des actions qu’il a commises dans le passé ». A ce sujet qu’avez-vous à dire, ô vénérable Gotama ? »

Le Bienheureux dit : « O Sivaka, il y a aussi des sensations qui se produisent à cause de la bile(7). Vous pouvez savoir par votre propre expérience qu’il y a aussi des sensations qui se produisent à cause de la bile. Le fait de l’existence des sensations qui ont la bile pour origine est généralement reconnu par le monde comme vrai. Dans ce cas-là, ô Sivaka, les religieux et les brahmanes qui disent : « Toutes les sensations joyeuses, ou douloureuses, ou neutres éprouvées par tel ou tel individu dépendent des actions qu’il a commises dans le passé », vont trop loin des faits qu’on peut connaître par l’expérience personnelle et des faits généralement reconnus par le monde. A cause de cela, je dis que l’opinion de ces religieux et de ces brahmanes n’est pas correcte.

« O Sivaka, il y a aussi des sensations qui se produisent à cause du flegme(7). Vous pouvez savoir par votre propre expérience qu’il y a aussi des sensations qui se produisent à cause du flegme. Le fait de l’existence des sensations qui ont le flegme pour origine est généralement reconnu par le monde comme vrai. Dans ce cas là, ô Sivaka, les religieux et les brahmanes qui disent : « Toutes les sensations joyeuses, ou douloureuses, ou neutres éprouvées par tel ou tel individu dépendent des actions qu’il a commises dans le passé », vont trop loin des faits qu’on peut connaître par l’expérience personnelle et des faits généralement reconnus par le monde. A cause de cela, je dis que l’opinion de ces religieux et de ces brahmanes n’est pas correcte.

« O Sivaka, il y a aussi des sensations qui se produisent à cause du souffle(7). Vous pouvez savoir par votre propre expérience qu’il y a aussi des sensations qui se produisent à cause du souffle. Le fait de l’existence des sensations qui ont le souffle pour origine est généralement reconnu par le monde comme vrai. Dans ce cas là, ô Sivaka, les religieux et les brahmanes qui disent : « Toutes les sensations joyeuses, ou douloureuses, ou neutres éprouvées par tel ou tel individu dépendent des actions qu’il a commises dans le passé », vont trop loin des faits qu’on peut connaître par l’expérience personnelle et des faits généralement reconnus par le monde. A cause de cela, je dis que l’opinion de ces religieux et de ces brahmanes n’est pas correcte.

« O Sivaka, il y a aussi des sensations qui se produisent à cause de l’union des humeurs du corps. Vous pouvez savoir par votre propre expérience qu’il y a aussi des sensations qui se produisent à cause de l’union des humeurs du corps. Le fait de l’existence des sensations qui ont l’union des humeurs du corps pour origine est généralement reconnu par le monde comme vrai. Dans ce cas là, ô Sivaka, les religieux et les brahmanes qui disent : « Toutes les sensations joyeuses, ou douloureuses, ou neutres éprouvées par tel ou tel individu dépendent des actions qu’il a commises dans le passé », vont trop loin des faits qu’on peut connaître par l’expérience personnelle et des faits généralement reconnus par le monde. A cause de cela, je dis que l’opinion de ces religieux et de ces brahmanes n’est pas correcte.

« O Sivaka, il y a aussi des sensations qui se produisent à cause du changement des saisons. Vous pouvez savoir par votre propre expérience qu’il y a aussi des sensations qui se produisent à cause du changement des saisons. Le fait de l’existence des sensations qui ont le changement des saisons pour origine est généralement reconnu par le monde comme vrai. Dans ce cas là, ô Sivaka, les religieux et les brahmanes qui disent : « Toutes les sensations joyeuses, ou douloureuses, ou neutres éprouvées par tel ou tel individu dépendent des actions qu’il a commises dans le passé », vont trop loin des faits qu’on peut connaître par l’expérience personnelle et des faits généralement reconnus par le monde. A cause de cela, je dis que l’opinion de ces religieux et de ces brahmanes n’est pas correcte.

« O Sivaka, il y a aussi des sensations qui se produisent à cause d’incidents irréguliers. Vous pouvez savoir par votre propre expérience qu’il y a aussi des sensations qui se produisent à cause d’incidents irréguliers. Le fait de l’existence des sensations qui ont des incidents irréguliers pour origine est généralement reconnu par le monde comme vrai. Dans ce cas là, ô Sivaka, les religieux et les brahmanes qui disent : « Toutes les sensations joyeuses, ou douloureuses, ou neutres éprouvées par tel ou tel individu dépendent des actions qu’il a commises dans le passé », vont trop loin des faits qu’on peut connaître par l’expérience personnelle et des faits généralement reconnus par le monde. A cause de cela, je dis que l’opinion de ces religieux et de ces brahmanes n’est pas correcte.

« O Sivaka, il y a aussi des sensations qui se produisent à cause d’accidents soudains. Vous pouvez savoir par votre propre expérience qu’il y a aussi des sensations qui se produisent à cause d’accidents soudains. Le fait de l’existence des sensations qui ont des accidents soudains pour origine est généralement reconnu par le monde comme vrai. Dans ce cas là, ô Sivaka, les religieux et les brahmanes qui disent : « Toutes les sensations joyeuses, ou douloureuses, ou neutres éprouvées par tel ou tel individu dépendent des actions qu’il a commises dans le passé », vont trop loin des faits qu’on peut connaître par l’expérience personnelle et des faits généralement reconnus par le monde. A cause de cela, je dis que l’opinion de ces religieux et de ces brahmanes n’est pas correcte.

« O Sivaka, il y a aussi des sensations qui se produisent à cause de la maturation des actions. Vous pouvez savoir par votre propre expérience qu’il y a aussi des sensations qui se produisent à cause de la maturation des actions. Le fait de l’existence de sensations qui ont la maturation des actions pour origine est généralement reconnu par le monde comme vrai. Dans ce cas là, ô Sivaka, les religieux et les brahmanes qui disent : « Toutes les sensations joyeuses, ou douloureuses, ou neutres éprouvées par tel ou tel individu dépendent des actions qu’il a commises dans le passé », vont trop loin des faits qu’on peut connaître par l’expérience personnelle et des faits généralement reconnus par le monde. A cause de cela, je dis que l’opinion de ces religieux et de ces brahmanes n’est pas correcte.

Cela dit, le Paribbajaka Moliya-Sivaka dit au Bienheureux : « Merveilleux, ô vénérable Gotama, merveilleux, ô vénérable Gotama. C’est (vraiment), ô vénérable Gotama, comme si l’on redressait ce qui a été renversé, découvrait ce qui a été caché, montrait le chemin à l’égaré ou apportait une lampe dans l’obscurité en pensant : « Que ceux qui ont des yeux voient les formes » ; de même, le vénérable Gotama a rendu claire la doctrine de maintes façons. Je prends refuge auprès de l’honorable Gotama, auprès de l’enseignement et dans auprès de la communauté des disciples. Que le vénérable Gotama veuille bien m’accepter comme disciple laïc de ce jour jusqu’à la fin de ma vie. »

1Cette théorie était assez répandue et généralement acceptée plus ou moins de la même façon, par plusieurs systèmes religieux, dont ceux des Jaïnas et de Jatilas. En même temps, quelques groupes de religieux comme celui du Makkhali-Gosala niaient l’effet causal des actions. Dans les textes canoniques, l’enseignement de Makkhali-Gosala est qualifié par les noms : ahetuka-vada (la doctrine qui nie les causes), akiriya-vada (la doctrine qui nie les résultats des actions). Sa doctrine était également identifiée comme un fatalisme (niyati-vada), car il affirmait l’inutilité de tenter d’atteindre la délivrance puisqu’elle se produirait un jour automatiquement.

2Comment s’accorde cette loi du kamma avec la doctrine de « non-Soi » ? Il est vrai que, selon la doctrine de « non-Soi », il n’y a pas d’acteur, mais seulement des actes. Ces actes sans acteur ne deviennent pas pour autant inefficaces ou non effectifs. Ils produisent leurs résultats et exercent leur influence pendant la production ou la destruction des autres conditions, qui deviennent à leur tour opérationnelles et constituent un des éléments importants de la « production conditionnée ». Dans celle-ci, la loi du kamma est énoncée sous le nom de sankhara, qui désigne les volitions, les formations mentales en tant que base des actions.

3Cette maturation se produit selon le comportement présent de l’individu.

4Ainsi on a le devoir d’essayer de changer les résultats mauvais, même ceux survenant chez les autres. C’est justement pour cela que le bouddhisme insiste sur la valeur d’une mentalité bienveillante, compatissante envers ceux qui souffrent.

5Certains actes moralement bons ne donnent pas des résultats heureux à cause d’obstacles provenant d’actes mauvais. De même, certains actes moralement répréhensibles n’entraînent pas de résultats défavorables à cause d’obstacles issus des résultats d’actes bons. Une telle action restée sans résultat est appelée ahosi kamma (une action qu’il y avait eu), c’est-à-dire une action qui n’a pas eu de résultat (na bhavissati kamma-vipako), qui n’a pas de résultat (natthi kamma-vipako).

6Les sensations neutres : les sensations ni joyeuses ni douloureuses.

7Dans l’ancienne médecine indienne, la bile (pali, pitta), le flegme (pali, semha) et le souffle (pali, vata) sont les trois humeurs.

 

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