Être un Refuge d’Éveil

Enseignement sur Les trente-sept pratiques des bodhisattvas de Ngultchou Togmé

Kèntinn Sitou Rinpoché

Au mois de novembre 1994 a eu lieu une session d’enseignements par Kèntinn Sitou Rinpoché, portant sur le texte Les trente-sept pratiques des bodhisattvas, de Ngultchou Togmé. Ce texte présente, de façon concise et précise, les différents aspects de la vie d’un bodhisattva et nous encourage à adopter nous-mêmes cette conduite. Sitou Rinpoché nous a donné cet enseignement en le mettant en rapport avec notre situation d’occidentaux et en rendant ces pratiques accessibles à nos esprits et nos habitudes.

Namo Lake shvara ye

Namo signifie salutation et Loka – ici « loké» – signifie l’ensemble du monde, la manifestation. Le sens de Loké ou djiktèn en tibétain est: « base de la destruction ». En effet, le monde, l’existence ou les choses n’existent que pour se détruire, décroître ou se défaire un jour et c’est pour cela que l’on parle de la manifestation de ce monde comme base de la destruction; les choses n’ont comme potentialité que d’être détruites ou de se désagréger.

La potentialité de toute chose est de se désagréger, de se défaire, et toute la souffrance du samsara, celle de l’esprit humain, provient du fait que, au lieu d’accepter cela, on veut au contraire que les choses restent, qu’elles demeurent. II y a une sorte de conflit, un conflit d’intérêts, l’intérêt de l’esprit humain ordinaire et l’intérêt de la nature des choses et c’est entre ces deux-là que viennent les problèmes et la souffrance.

Nous avons ensuite isvara en sanscrit ou shvara en sanscrit tibétanisé. Le sens d’isvara est: quelque chose qui a un pouvoir sur ce monde, sur cette manifestation, quelque chose qui est complet, auquel rien ne manque. Et ce pouvoir, ou cette complétude, ne s’atteint que par la réalisation et n’est pas du domaine de l’esprit ordinaire. Ici ce pouvoir et cette complétude se réfèrent aussi à l’essence de la manifestation, l’essence de djiktèn. Cette essence est en nous mais nous ne la réalisons pas et quand on atteint cette complétude, il s’agit d’avoir en fait réalisé l’essence du samsara qui est le nirvana, c’est à dire l’au-delà du monde, l’au-delà de la manifestation.

Les êtres ordinaires ne reconnaissent pas cette essence du fait de leur ignorance et, au lieu d’être Bouddha, ce qu’ils sont en essence, en voulant maintenir ce monde, ils perdent de vue cette essence et deviennent une chose toute petite. Au lieu d’avoir cette absence de limites et cette complétude, d’avoir ce pouvoir total, ils deviennent une chose très petite, ils deviennent un morceau de chair de cinq ou six pieds! Et ils sont prisonniers de cette chose, de ce morceau de chair, alors qu’en essence nous pouvons arriver à cette réalisation, nous pouvons arriver à cette complétude, à ce pouvoir ultime qui fait que ce n’est plus le samsara qui nous contrôle mais que nous-même nous libérons le samsara.

« Avec le corps, la parole et l’esprit,
Je rends respectueusement hommage
Au sublime Lama et au protecteur Avalokitesvara
Eux qui consacrent totalement leurs efforts au seul profit des êtres
Bien qu’ils sachent que tous les phénomènes sont au-delà de toute allée et venue. »

Ces premières phrases mettent en évidence un paradoxe, un paradoxe relatif au fruit, c’est-à-dire à la réalisation d’ Avalokitesvara :

On dit qu’Avalokitesvara a une réalisation au-delà de l’allée et de la venue, ce qui sous-entend au-delà de l’éternalisme et du nihilisme, de l’éternité et du néant. Cela signifie en fait l’absence de limites, l’au-delà de toute limite. Le paradoxe qui est mis en évidence ici est que, d’un côté, Avalokitesvara a cette absence de limites, cette réalisation, mais que, d’un autre côté, il va s’engager dans l’activité consistant à faire le bien des êtres et s’y consacrer pleinement. Et c’est là où se situe le paradoxe: bien qu’il ait atteint cette réalisation au-delà de toute limite, au-delà de toute dualité, son action va être consacrée à amener les autres à atteindre leur propre réalisation.

On ne peut pas aider les autres par la force, mais on doit aider les autres en fonction de leurs capacités, en fonction des choses pour lesquelles ils doivent être aidés, et c’est là l’activité de Tchènrézi.

Dans le vers suivant, l’auteur se réfère à son lama, d’une part, et à Tchènrézi d’autre part, à ce moment-là le lama et Tchènrézi ne sont qu’une seule chose et il les prend comme refuge et comme protection. Il rend hommage, se prosterne ou salue et fait cela sans limites, sans arrêt dans le temps, il le fait tout le temps, pour l’éternité.

La troisième phrase se réfère au fait que l’auteur évoque Avalokitesvara et son maître, son gourou, en même temps, et les prend ensemble comme refuge. Cela a une signification très importante dans le sens où l’auteur se réfère de cette façon à l’origine, à la lignée de ses enseignements. L’auteur considère son gourou comme représentant Avalokitesvara, et celui-ci représente la lignée des différents bodhisattvas, ces bodhisattvas qui ont reçu du Bouddha lui-même des enseignements de façon particulière, sans obstruction.

Lorsque le Bouddha enseignait, il ne le faisait pas à la façon d’un maître ordinaire, comme celle d’un enseignant comme moi: Lama Denys m’a demandé d’enseigner, ensuite j’ai accepté, j’ai pris un livre, j’ai pu le lire, j’y ai réfléchi et maintenant je vous l’enseigne et cet enseignement est traduit…

L’enseignement du Bouddha n’est pas comme ça : il est sans limites, sans obstructions. L’éveil du Bouddha se manifeste simplement, de façon directe, par son enseignement. Lorsque les gens, même venus de différents pays, entendaient le Bouddha, ces gens étaient capables de comprendre ce qu’il disait, chacun selon sa compréhension, sa capacité, chacun selon sa langue. Ces bodhisattvas sont donc à l’origine de la lignée de transmission de ce texte. Ce sont eux qui ont été les premiers réceptacles de cette transmission, et elle a continué jusqu’au lama Ngultchou Togmé, l’auteur, qui à ce moment-là devient le dépositaire de cette transmission jamais brisée. Voilà donc pourquoi il met en union ces deux principes: le bodhisattva Tchènrézi et son auteur. Il prend cette double personne comme refuge, comme protection.

La phrase suivante dit :

« avec mon corps, ma parole et mon esprit je me prosterne continuellement, pour toujours. »

Ce « pour toujours » se réfère au fait que tant que nous n’avons pas atteint l’éveil, nous rendons hommage, nous prenons refuge dans le Dharma, le Sangha et le Bouddha qui est le refuge ultime. En fait, lorsque nous atteignons l’éveil, nous devenons le Bouddha, et à ce moment-là nous devenons nous-même un refuge pour les autres. « Toujours » signifie ici que, tant que nous sommes dans la dualité avec un corps, une parole et un esprit, nous prenons refuge en le maître ou en le Bouddha, mais que, le jour où nous atteignons cet état de Bouddha ou devenons Bouddha nous-même, nous devenons un refuge pour les autres.

J’aimerais vous citer une histoire, celle du grand yogi Droukpa Kunnlèg (qui était d’une certaine façon orthodoxe et d’une autre façon pas du tout orthodoxe). Un jour, il entre dans un grand temple et au fond de ce temple il y a une grande statue en or du Bouddha. Droukpa Kunnlèg était là et il restait debout, pendant longtemps, au milieu du temple, avec ses haillons. Il semblait tout à fait déplacé dans ce beau temple et il regarda le Bouddha pendant longtemps, en ouvrant très grands les yeux et dit au Bouddha:

« Il y a longtemps, toi et moi nous étions pareils
Toi, tu es diligent et tu as atteint l’état de Bouddha
Moi, je suis paresseux et, tel que tu me vois, je suis toujours dans le samsara
Je me prosterne donc devant toi. »

Il lui fallut donc un certain temps avant qu’il ne se prosterne devant lui.

J’aimerais dire quelques mots sur la définition d’un bodhisattva. Un bodhisattva est quelqu’un qui se dirige toujours vers l’éveil, qui va pour atteindre l’éveil, toujours pour le bien de tous les êtres. Un bodhisattva qui chercherait à atteindre l’éveil pour lui- même n’aurait pas compris ce dont il s’agit. L’activité d’un Bouddha, lorsqu’on a atteint l’éveil, se manifeste toujours, de façon naturelle, pour le bien des êtres.

Un bodhisattva est aussi quelqu’un qui développe bodhicitta, ce qui signifie l’aspiration à atteindre l’éveil et le développement de ses capacités à atteindre l’éveil. Ce n’est pas, comme on le croit souvent, avoir seulement de la compassion, se sentir désolé quand quelqu’un souffre et de vouloir l’aider. La signification de bodhicitta, bien qu’elle comporte aussi celle de la compassion est beaucoup plus vaste et englobe beaucoup plus de choses. Il y a une grande différence entre bodhicitta, dans son ensemble avec toutes ses qualités, et la compassion uniquement. La compassion fait partie de bodhicitta.

« L’éveil des parfaits Bouddhas est la source de tout bonheur.
Puisqu’il apparaît de la pratique du sublime Dharma,
Et que celle-ci dépend de la connaissance que l’on en a,
Je vais expliquer les pratiques d’un bodhisattva. »

La première phrase parle donc des bénéfices, des bienfaits. Il y en a de deux sortes: les bienfaits temporaires, qui peuvent nous soulager – par exemple, prendre de l’aspirine lorsqu’on a un mal de tête et en être soulagé est un bienfait temporaire – ce qui se dit en tibétain pènnpa, et le bonheur ultime, le bienfait ultime, qui se réfère à la libération, au contraire de la souffrance.

Donc pènnpa est temporaire et se rapporte aux petites souffrances de l’ existence et déwa se rapporte au bonheur ultime, un bonheur qui est au-delà de l’existence. Ici l’auteur nous dit que la source de ces deux sortes de bienfaits est le parfait Bouddha. « Parfait Bouddha » en tibétain se dit dzogpèï sangyé ; dzogpa signifie complet, accompli, qui est totalement complet, sang signifie éveillé et gyé signfie « complètement épanoui », comme une fleur complètement épanouie. Sang se réfère au fait que les êtres ordinaires sont endormis dans le sommeil de l’ignorance et que l’être éveillé est sorti de ce sommeil de l’ignorance. Gyé se réfère à la connaissance, à la sagesse, à toutes les qualités de l’éveil qui deviennent complètement manifestes au moment de l’éveil.

Ce parfait Bouddha est l’état auquel on arrive avec la libération. Et le moyen d’arriver à cette parfaite libération est le saint Dharma, le parfait Dharma.

Dharma, au premier sens, est tout ce que l’on peut expérimenter, tout ce qui est objet de l’esprit. Au sens plus pro- fond, au sens intérieur, il s’agit des moyens ou de la voie qui va nous permettre d’arriver à la réalisation de l’état de Bouddha. Pour arriver à cette réalisation, il est nécessaire de connaître les moyens de mettre le Dharma en pratique.

« En bref, quoi que l’on fasse et en quelque circonstance que ce soit,
Toujours avoir l’attention et la vigilance qui discernent l’état de notre esprit
Et nous permettent ainsi d’accomplir le bien d’autrui,
Telle est la pratique d’un bodhisattva. »

Il s’agit d’être à chaque instant, dans chaque activité, avec ce rappel et cette vigilance. Il s’agit d’être conscient dans chacune de nos actions; être conscient de notre motivation, être conscient de l’action elle-même, de pourquoi on la fait, de comment on la fait. Ceci doit être présent dans toutes nos actions, dans tous les actes d’un bodhisattva.

Drènpa et chéchinn sont traduits d’habitude, en anglais, par awareness et mindfulness. En français, on emploie souvent le rappel et la vigilance. Drènpa, le rappel, consiste à se souvenir de toutes les qualités nécessaires à un bodhisattva, de tous les principes de la voie d’un bodhisattva tels que nous les avons vus. Il s’agit de les avoir en mémoire, de s’en souvenir en toutes circonstances et en tout temps. Le fait d’être vigilant, c’est de savoir ce que l’on fait, c’est être conscient de ce que l’on fait. Par exemple, lorsqu’un bodhisattva parle à quelqu’un, il est conscient de ce qu’il dit, pourquoi il le dit, des conséquences de son action. Du fait qu’un bodhisattva n’est pas tellement concerné par lui-même mais plutôt par les autres, il est conscient des conséquences de ses actes. « Drènpa » et « chéchinn » consistent donc, pour un bodhisattva, à être toujours conscient et à garder ce rappel de tous ces principes toujours présent à l’esprit.

Il ne s’agit pas d’une chose que l’on puisse avoir de façon totale dès le départ: arriver à ce rappel et à cette vigilance en toutes circonstances est déjà une grande réalisation. Mais nous pouvons déjà, à notre niveau, essayer de développer ces qualités selon nos capacités.

« Pour dissiper les souffrances des êtres innombrables,
Dédier à l’Éveil toutes les vertus ainsi accomplies avec ardeur,
Tout en ayant la parfaite connaissance libre des trois termes dualistes,
Telle est la pratique d’un bodhisattva. »

Il est très important de dédier toutes les choses positives que l’on a pu accumuler. Il est très important de les dédier, et un bodhisattva le fait d’une façon particulière. Il le fait en étant libre des trois mandala (libre de conceptions d’un sujet, d’un objet et d’un acte), il le fait de façon non duelle. Il dédie ses actions à la libération des êtres et à la libération possible de toutes les formes de souffrances.

Dans les enseignements du mahayana et aussi du vajrayana, une phrase en tibétain dit. « Tong tang ning djé zoung tou djouk pa» ce qui signifie: « vacuité et compassion indifférenciées » ou en union. Le fait de dédier toutes ces bonnes actions, toutes ces actions positives que nous avons faites par amour, par compassion, le fait de lâcher toutes ces choses, de ne pas s’y attacher, de n’avoir aucun lien avec ces choses est une façon de s’approcher de cette union entre compassion et vacuité, à notre niveau, c’est-à-dire pour des êtres qui ne sont pas encore éveillés mais qui sont sur la voie.

Une autre chose très importante est d’être capables d’utiliser ou d’intégrer les différentes situations auxquelles nous sommes confrontés dans la vie. Nous avons différentes façons de vivre, nous pouvons être employés, employeurs, professeurs ou ouvriers, nous pouvons être mère, père etc… Il y a beaucoup de choses à faire dans la vie, et il est nécessaire d’être capable d’utiliser toutes ces circonstances pour les intégrer dans cette voie afin qu’elles servent de façon positive.

 

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