A Cœur vigile ; l’éternité

Lama Denys Rinpoché

La vigilance: thérapie de l’ego.

La vigilance est au cœur de la voie. Son cœur est vigilance. La vigilance est au cœur de mahamudra, elle en est l’aspect dynamique. mahamudra est la santé et la thérapie, c’est une présentation de « comment la thérapie qui conduit à la santé vient de la santé ». La santé est l’état de Bouddha -l’état fondamentalement sain – c’est l’état sans esprit. La thérapie est ce qui guérit l’esprit et qui finalement nous guérit de l’esprit. L’esprit c’est l’ignorance; il n’y a pas d’autre ignorance que l’esprit. L’esprit est l’ego. La vigilance est l’intelligence sans ego; la vigilance est la thérapie de l’ego.

La vie est vigilance

Cette voie qui est thérapie peut être séparée en trois aspects : la discipline, la méditation et la compréhension. La vigilance infuse et anime ces trois niveaux de pratique.

La vigilance est au cœur de la discipline, est au cœur de la méditation, est au cœur de la compréhension. Ceux qui sont vigiles vivent, sans vigilance vous quittez la vie; c’est une paraphrase d’une parole célèbre du Bouddha. La vigilance est vie, l’absence de vigilance est perdre la vie. Sans vigilance nous sommes des vivants morts, des zombies vivant les conditionnements de l’esprit, nous réagissons dans le jeu du karma. La vigilance est vie; elle nous fait sortir des limbes mortifères.

La vigilance est joyeuse, elle est bonheur, félicité. Elle est action plutôt que réaction. La vigilance n’est pas programmée, elle n’est pas conditionnée.

La vigilance est liberté, l’absence de vigilance esclavage. Sortir de l’esclavage des illusions est la pratique de la vigilance: la méditation.

La vigilance méditation

Qu’est-ce que la méditation? C’est la vigilance; il n’y a pas d’autres méditations, toutes en sont pétries et y conduisent – pour autant que ce soit de vraies méditations. Cette vigilance- méditation est un état de lucidité, de clarté dégagée, ouverte. C’est un état de lucidité ouverte, d’ouverture lucide, d’intelligence, d’action spontanée dans le non-agir de l’esprit, du mental, l’action dans l’immobile, le moteur immobile. Cet état est la méditation, c’est aussi la vigilance, la présence.

La vigilance compassion

Au cœur de la vigilance il y a l’ouverture, la lucidité et aussi la compassion. Qu’est ce que la compassion? C’est l’amour plus la méditation, l’amour dans la lucidité, l’amour avec la vigilance, l’amour ouvert et lucide. Cette compassion est une douceur, une non-agressivité, c’est l’état de non-violence fondamentale qui est dans la vigilance, qui est la nature de la vigilance. Cette compassion est plus particulièrement la discipline de la voie. La vigilance elle-même est la lucidité, l’ouverture totale de la méditation et elle permet l’émergence de l’intelligence de la véritable compréhension. Nous trouvons là les trois étapes de la thérapie: discipline-compassion, méditation-vigilance et compréhension-intelligence.

La vigilance immédiate est vie éternelle

La vigilance est vie, la vigilance absolue est vie éternelle et la vie éternelle est la vigilance absolue. Il n’y a pas d’autre vie éternelle que la vigilance absolue ni d’ailleurs d’autre vigilance absolue que la vie éternelle. (rires) La vie éternelle est la vie a-temporelle, la vie sans temps, la vie sans esprit, la vie sans mental, la vie sans les souillures adventices que sont les épiphénomènes surimposés par les habitudes de la vie, c’est la vie immédiate, la vie non médiatisée par le commentateur qu’est l’esprit. Cette vie, nous la vivons immédiatement, directement; nous n’avons pas besoin du reportage en direct qui nous la raconte; c’est la vie sans langage, la vie sans représentation linguistique, sans les noms et les formes des concepts. C’est l’état d’incorporation immédiate de l’ expérimentateur et de l’expérimenté, de l’observateur et de l’observé au-delà de l’expérience et de l’observation. L’immédiateté est vie éternelle. L’immédiateté est éternelle et omniprésente au-delà du temps et de l’espace. L’immédiateté est Dieu. Le suprême Soi au-delà de l’esprit, au-delà des dieux, au-delà du deux et de la dualité. C’est pourquoi la vigilance est divine, la vigilance est divine présence.

Présence d’absence

La vigilance est présence, une présence d’absence – le paradoxe de la présence d’absence est ce qui rend le mieux ce qui n’est pas du domaine de la conception – une présence d’absence dont l’absent est l’esprit – une présence sans esprit. La Présence sans esprit est l’Esprit, le dharmakaya, au-delà des au-delà; l’expérience pleine de la vie qui se vit en soi est le sambhogakaya et le dynamisme de cette vie, la sensitivité, la participation, la compassion de cette vie sont le nirmanakaya. Dans la vigilance est les trois corps du Bouddha. Cette Présence est celle des trois corps et de leurs qualités : l’ouverture, la vie, le souffle, la lumière, l’intelligence, la lucidité et l’énergie de cette vie, son dynamisme, sans obstacle, sans blocage, spontanée est la compassion. Voilà comment la vigilance est le cœur du sujet.

Au cœurs vigiles…

Pratiquer la méditation

Nous allons pendant cette semaine pratiquer la méditation, la vigilance, découvrir sa présence et ensuite apprendre à vivre en sa présence. Il y aura des périodes de méditation assise, samatha-vipasyana. Samatha est la lucidité, vipasyana est l’ouverture, une lucidité ouverte. Il y aura des périodes de méditation en action, c’est-à-dire dans les situations de la vie quotidienne issues de l’environnement. Elles seront l’occasion de l’application de cette lucidité ouverte, de cette vigilance attentive à des situations triviales comme laver la vaisselle ou tout ce qui peut être fait; il y a un large éventail de possibles! C’est la vigilance en action.

Trouver l’immobilité

Tout ce qui est fait avec vigilance est méditation; tout ce qui est fait sans vigilance est non-méditation. Il y aura aussi des exercices de méditation dynamique qui ont pour fonction de nous faire sentir la vigilance dans le mouvement et aussi de nous faire découvrir la vigilance au-delà du mouvement. Il est souvent nécessaire de commencer par la vigilance en mouvement pour trouver la vigilance sans mouvement. Le mouvement est une bonne approche pour trouver l’immobilité, de différentes façons. Lorsque l’on a été actif, très actif, il arrive naturellement une fatigue d’activité, lorsqu’on dépose cette fatigue, lorsqu’on se relâche, s’abandonne, on trouve l’immobilité. Donc, comme l’enseigne d’ailleurs la tradition, on peut découvrir cette vigilance immobile dans un moment de fatigue, d’épuisement de l’activité; nous ferons l’expérience de moments d’épuisement; il va falloir vous épuiser. Nous mettons pour cela tout un programme au point.

La vigilance commence avec la désidentification

Nous sommes vigilance lorsque nous ne faisons rien, lorsque notre esprit est dans le non-agir, lorsque notre esprit ne fait rien et n’essaie pas de ne rien faire. C’est le non-agir de l’esprit, c’est le non-esprit. L’esprit qui ne fait pas n’est pas; l’esprit est dans son faire. La vigilance laisse faire, laisse être, elle commence avec la désidentification. Habituellement nous nous identifions à l’acteur, nous sommes l’acteur agissant, le sujet, nous nous identifions au locuteur de notre discours mental. La vigilance est voir que cet esprit n’est pas nous, on se désidentifie. On apprend à voir cet esprit comme n’étant pas nous, c’est-à-dire à le voir, simplement, voir simplement plutôt que de s’y identifier comme acteur. C’est ce que l’on appelle aussi le témoin, ou l’observateur abstrait relaxé. Une image de la tradition dit: « comme le vieil homme qui voit autour de lui s’agiter le jeu des enfants ». Il voit mais il n’est pas impliqué dans le jeu. Le jeu des enfants n’implique pas son je. Il est le témoin du jeu. C’est ce témoin neutre, l’observateur abstrait relaxé qu’est la vigilance, qu’est la méditation, qu’est le cœur du cheminement spirituel.

Si vous avez des questions elles sont les bienvenues.

Questions/réponses

– Question : Vous avez dit que l’énergie de cette vie, son dynamisme est compassion?

Lama Denys : Oui, on n’a pas de la compassion, on est compassion. La compassion que l’on a, au sens où nous en parlions tout à l’heure, est plus de l’amour, et il faut qu’à l’amour s’adjoigne la méditation, la vigilance pour être compassion. La compassion étant la participation, compatir : être avec. Donc la compassion est cette présence de partage qui est un état plutôt qu’une propriété. Cet état est l’énergie, le dynamisme de l’éveil.

– La compassion est-elle action?

La compassion est l’action de l’intelligence, la compassion est action manifestée, manifeste. L’action est nirmanakaya, l’intelligence est la lucidité du sambhogakaya. L’ouverture de la désidentitication est dharmakaya. La compassion est l’action intelligente, l’action d’intelligence, l’action vigilante ; c’est l’action de la vigilance, de la vie sans ego, sans son agressivité et sa violence.

– Vous nous avez parlé de la méditation et de la compréhension mais peu de l’émergence de la compréhension au sein de la méditation. Est-ce que vous pourriez en dire quelques mots?

La pratique de samatha comme nous l’avons vue consiste à rester tranquille. C’est un état d’aise que la tradition de la méditation compare souvent à un lac étale ou à une mer plate sans les vagues que sont les agitations des phénomènes mentaux. Lorsque cet état de tranquillité s’est installé, une qualité particulière de vision ou de compréhension, de lucidité, émerge. On voit le fond de notre expérience tel qu’il est; et développe une forme de vision contemplative qui permet de voir ce que nous sommes et comment est notre expérience. Ce n’est plus à ce moment là une compréhension analytique, dis- cursive, philosophique, mentale mais une vision directe, simplement l’observation de « comment c’est » dans cet état de tranquillité du mental. Cette vision profonde est ce qu’on appelle vipasyana.

C’est pourquoi la pratique de méditation assise s’appelle samatha-vipasyana : il y a d’un côté la tranquillité et de l’autre côté la vision, la lucidité. Samatha développe d’abord les qualités de silence et d’attention. La pratique de vipasyana transforme cette qualité d’attention en une qualité de lucidité. Mais nous n’avons pas trop à parler de vipasyana car c’est une expérience qui vient lorsque la tranquillité a déjà été trouvée. Il ne s’agit pas d’en parler, il s’agit de la vivre petit à petit.

– Vous parlez souvent d’incorporation, est-ce que l’on peut comprendre la vigilance comme incorporation?

Oui, c’est un point très important. II y a un gros problème chez les occidentaux qui s’intéressent à la spiritualité, il ne s’intéresse qu’à l’esprit. fis veulent étudier l’esprit – ce qui est juste – mais dans les catégories culturelles dont nous avons hérité, il y a un dualisme extrêmement fort entre corps et esprit, matière et esprit et aussi d’ailleurs cœur et esprit. Et ce clivage, ce dualisme culturel, transposé dans l’approche qui devient spirituelle, amène une forme de déviation spiritualiste. On entend par là un parti pris contre la matière, et aussi souvent un déséquilibre dans lequel le corps et la forme sont dévalorisés. Je ne dis pas que ce soit toujours le cas mais c’est une tendance qui est fort présente.

La vigilance qui – comme nous le disions – est le cœur du cheminement, n’est pas tant une question de spiritualisation au sens de développer un esprit qui serait quelque chose d’abstrait, un esprit ailleurs, au-delà. D’un point de vue bouddhiste, l’au-delà n’existe que par rapport à l’en-deçà: ce sont des catégories dualistes. La vigilance, la présence ne consistent pas à essayer de trouver un esprit au-delà, ne consistent pas à partir dans une abstraction, dans une décorporation ; il s’agit au contraire d’être simplement présent; c’est-à- dire de faire corps avec la situation. Faire corps avec l’instant, faire corps avec la situation présente signifie de s’oublier en celle-ci: l’on n’est plus acteur conscient de soi-même dans la situation, mais la situation est vécue dans une qualité de présence. Plutôt qu’une attitude dans laquelle on essaie de maîtriser la situation, d’être le maître observateur, il y a une harmonie, une danse avec la situation qui demande une douceur, une souplesse, une flexibilité: on se fond en la situation – toujours avec la lucidité dont nous parlions – mais dans un mouvement qui est une expérience d’incorporation: faire corps avec l’expérience, être un avec l’expérience.

– Dans la marche méditative, la frontière entre l’attention et l’auto-observation me semble assez floue…

Être attentif à la marche signifie tout simplement d’être la marche: ça marche! Essayer de s’observer en train de marcher est une complication inutile ! L’auto-observation est une attitude qui est très maladroite. Un exemple que je prends souvent est celui de quel- qu’un qui plante des clous, il s’agit d’être très attentif, mais si l’on est attentif au sens de s’observer soi- même en train de planter le clou! Vous voyez? Essayez! Si plutôt que d’être attentif à ce qui se passe, à la situation, vous vous observez vous-même en essayant d’être conscient de vous-même en train de planter un clou! ça fait mal ! L’auto-observation dans le sens du développement de la conscience de soi n’est pas du tout l’attitude de la méditation. Dans la marche méditative on peut très bien simplement sen- tir et vivre le mouvement, être dedans, sans avoir besoin de le verbaliser ou de l’observer; en fait on est complète- ment dedans, l’attention étant celle du mouvement et du contact avec la terre. Dans la marche méditative l’accent est sur le fait d’avoir les pieds bien sur terre tout en ayant l’esprit relâché, la conscience spacieuse, dégagée. Les pieds sont sur terre, dans l’attention à la marche et il y a une lucidité de l’environnement : les yeux sont ouverts, les oreilles sont ouvertes, la conscience est ouverte, et on est bien posé sur le sol, dans la présence: on est tout cela, dans la continuation de la méditation assise.

Enseignement d’introduction au séminaire de Lama Denys intitulé : La vigilance au cœur de la voie. Institut Karma Ling, du 20 au 26 février 1995.

 

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