Non Soi et Compassion

Shènpèn Hookham

Il ne faut pas confondre: Altruisme, réalisation du non-soi, amour et compassion ordinaire, avec la compassion sans ego

Si le bouddhisme pouvait être résumé en un terme ce serait « la grande compassion ». La grande compassion n’est pas la compassion ordinaire; elle est atemporelle, sans limites, impartiale, omniprésente et complètement dépourvue de soi. De plus son but est d’amener tous les êtres à la réalisation de la même grande compassion, et elle a toute la connaissance, la capacité et le pouvoir nécessaire pour atteindre ce but.

Ce n’est pas une simple « sentimentalité orientée vers les hommes» (Guenther, Life and Teachings of Naropa p.182).

Dans son immensité, son pouvoir et son inclusivité, elle est comme Dieu, mais sa vision et sa raison d’être l’emportent bien au-delà de l’idée d’une simple union avec Dieu.

Si la source de la grande compassion n’est pas Dieu, alors qu est-elle?

Peut-être que, si vous êtes familier avec les enseignements bouddhistes, vous répondrez qu’elle apparaît de la réalisation du non-soi. C’est un peu comme de dire que les ananas viennent des boîtes de conserve. Cela peut être vrai, mais pas forcément et pas au sens fondamental. Cela signifie que, si la boîte est notre fausse conception de notre soi, réaliser le non-soi enlève la boîte; mais d’où provient l’ananas ?

La tradition bouddhiste, telle que je la vois, donne deux réponses possibles. L’une est que la grande compassion n’est pas conditionnée, elle est sans début, sans fin et n’est autre que la vraie nature de la réalité elle-même au-delà de toute conceptualité. Ce n’est pas quelque chose qui est développé mais quelque chose qui est découvert. Comme ce n’est pas créé à partir de conditions, cela ne peut se trouver que dans notre expérience immédiate et non-conceptuelle. C’est ce que l’on appellerait un type de vue Chèntong. Dans la perspective Chèntong la grande compassion n’est autre que notre Nature de Bouddha présente mais obscurcie, que l’on expérimente par brefs éclats ici et là, si jamais on l’expérimente. Cependant toute notre sensibilité, notre disponibilité et notre chaleur sont des signes de sa présence. Je trouve cette perspective très convaincante.

Le point de vue non-Chèntong est que l’amour et la compassion sont des courants de moments de conscience qui ont leur qualité spécifiquement vertueuse. Elles apparaissent en dépendance de causes et de conditions issues du passé. Ils produisent du bon karma et, finalement, lorsque nous suivons la voie, elles peuvent se développer en la grande compassion du Bouddha. Ainsi la grande compassion des Bouddhas et des bodhisattvas n’est pas non conditionnée. Elle n’est pas découverte mais développée. Elle n’est pas la base de notre propre expérience de l’amour et de la compassion; notre amour et notre compassion sont séparés et différents en qualité de la compassion des Bouddhas et bodhisattvas. Nous pouvons appeler notre amour et notre compassion notre nature de Bouddha, mais c’est parce qu’ils peuvent être développés, un peu comme des graines, en la grande compassion d’un Bouddha. La seule nature de Bouddha que nous avons en ce moment est notre potentialité à devenir Bouddha. Nous avons ce potentiel parce que nous ne sommes pas des entités fixes; nous changeons selon les conditions et, si nous accumulons les bonnes conditions, nous pouvons un jour devenir Bouddhas ayant la grande compassion.

Bien que j’aie passé beaucoup d’années à essayer de comprendre ce point de vue du bouddhisme, je n’ai jamais trouvé ces réponses satisfaisantes. Tous les composés sont impermanents et comme selon cette vue notre refuge, le Bouddha, est composé, il est aussi impermanent et n’est donc pas un refuge. Malheureusement, dans ce bref article, je ne peux pas entrer dans les arguments pour et contre chacune de ces vues. A la place je voudrais encourager le lecteur à considérer soigneusement un certain nombre de distinctions que nous devons faire si nous voulons comprendre ce que le Bouddha voulait dire par grande compassion.

Une grande partie de la littérature bouddhiste occidentale (spécialement les introductions au bouddhisme) est basée sur le postulat que le Bouddha a enseigné que réaliser le non-soi est le moyen de devenir altruiste, que l’altruisme est la même chose que l’amour et la compassion et que la grande compassion du Bouddha apparaît automatiquement du fait d’être altruiste.

Bien qu’à première vue ceci apparaisse fondé, en fait, la tradition bouddhiste enseigne que le moyen de développer l’amour et la compassion est de méditer sur les quatre brahmaviharas (l’amour, la compassion, la joie et l’impartialité illimités), plutôt que sur le non-soi. Il y a plein d’évidence que les gens deviennent altruistes sans la vue du non-soi. De plus les mahayanistes critiquent ceux qui s’attachent à la vue des sravakas du non-soi, parce qu’elle ne donne pas naissance à la grande compassion. Elle ne donne même pas nécessairement naissance à l’amour et à la compassion ordinaires puisqu’ils sont souvent limités par une sorte d’intérêt éclairé pour soi, sinon d’attachement, qui serait absent chez celui qui aurait réalisé le non-soi. En fait on pourrait être dépourvu d’ego, au sens de ne pas agir de façon égoïste, sans avoir vraiment de l’amour ou de la compassion. De plus, une personne pourrait devenir si absorbée dans la méditation du non-soi que, du point de vue du monde, elle apparaîtrait comme totalement égoïste.

Nous devons faire attention car les mots « égoïste » et « altruiste » ont, dans notre culture, une forte connotation et tendent à refléter les préjudices de nos conditionnements sociaux. Par exemple certains semblent penser que se faire plaisir est essentiellement égoïste. D’autres accuseront quelqu’un d’être égoïste simplement parce qu’il s’accroche à ses principes. Beaucoup de gens pensent qu’adopter la vie célibataire d’un reclus est égoïste. J’ai même entendu des gens dire que l’idée d’accumuler du mérite semble égoïste. Beaucoup de charges et de préconceptions émotionnelles, l’auto-agression inclue, peuvent s’infiltrer par l’utilisation sans discernement du mot « égoïste ».

Il ne s’ensuit pas nécessairement que les gens deviendront aimant et compassionnés en réalisant que tout ce qu’ils prenaient pour leur soi est flot- tant, illusoire et dénué de sens. Pourquoi ne se sentiraient-ils pas simplement indifférents? En regardant autour de soi toute la souffrance du monde, une réponse logique pourrait être le souhait de tout faire sauter et de se suicider. Ce n’est pas l’enseignement bouddhiste sur le non-soi qui va à l’encontre de cette sorte de nihilisme. C’est plutôt celui sur le karma et les renaissances. De plus, on peut se demander pourquoi on aurait un désir quelconque à ce stade? Vous réalisez que rien n’a d’existence intrinsèque ou de valeur. L’existence est une illusion basée sur des conditions fugitives qui ne sont rien en elles-mêmes. Cela n’a pas de sens de dire qu’une telle réalisation est libératrice si vous ne pouvez dire qui ou quoi est libéré et qui ou quoi va répondre à la souffrance des autres avec la grande compassion sans ego.

Ainsi l’altruisme, la réalisation du non-soi, l’amour, la compassion au sens ordinaire et la grande compassion sans ego des Bouddhas et des bodhisattvas sont des phénomènes tout à fait distincts. Néanmoins, comme ils semblent, à première vue, découler naturellement les uns des autres, il est facile de faire l’erreur de les assimiler les uns aux autres comme étant différents degrés de la même chose. Quand on a fait cela, il est facile de glisser dans le postulat que, si l’on montre que l’un d’entre eux apparaît de la réalisation de la nature interdépendante ou interconnectée des choses, alors on montre que tous apparaissent de la même façon. il s’ensuit donc que quiconque réalise la nature interdépendante des choses voudra naturellement s’impliquer dans des affaires sociales et écologiques dans un esprit égalitaire. Le danger est que le bouddhisme est alors jugé selon ses réalisations dans ce domaine, et sa profondeur, sa subtilité et l’immensité de sa vision sont alors obscurcis.

Nous devons distinguer au moins quatre sens différents à la notion d’interconnection ou d’interdépendance dans le contexte des enseignements du Bouddha:

L’interdépendance écologique et sociale

Les douze facteurs interdépendants de la production conditionnée

L’interdépendance conceptuelle révélant la nature insaisissable (vide en soi) des choses (telle qu’elle est enseignée dans le Madhyamaka).

L’interpénétration de tous les phénomènes dans la sphère de la réalité non- conceptuelle.

Ceci correspond aux enseignements du mahayana sur la non-distinction, l’égalité et la non- apparition de tous les phénomènes (et aussi à la nature de Bouddha comprise au sens Chèntong). Cela est parfois appelé les profondes connections dans la vraie nature de la réalité (dharmata nidana, chas nyid rten ‘brel). Tous ces enseignements sont réalisés par la révélation ou la transmission provenant directement de ce domaine.

En ce qui concerne l’altruisme, la réalisation du non-soi, l’amour et la compassion ordinaires, et la grande compassion sans ego, le premier et les troisièmes peuvent être la cause d’une plus grande conscience de l’interdépendance au sens social ou écologique. La seconde élimine les douze maillons de la production conditionnée (c’est-à- dire la fin de l’existence samsarique). Le non-soi est réalisé en reconnaissant la nature des concepts apparaissant en dépendance. D’un point de vue Chèntong, les troisièmes et la quatrième sont, respectivement, l’expression partielle puis pleine de l’interpénétration de tous les phénomènes dans la sphère de la réalité non-conceptuelle.

L’interdépendance dans le sens écologique et social nous est familière de nos jours. Tout en ne niant pas l’importance pratique de la conscience d’une telle interdépendance, je remets en question le postulat selon lequel elle donne nécessairement naissance à des qualités telles que l’altruisme, la réalisation du non-soi, l’amour et la compassion, ou selon lequel l’une ou l’autre de ces qualités donne nécessairement naissance à une telle conscience. Je remets également en question le postulat selon lequel les valeurs égalitaires ont un sens valable au niveau écologique ou social. De plus, la planète a-t-elle besoin que nous devenions tous plus altruistes, aimant et compassionnés afin de pouvoir survivre au niveau écologique? Finalement, je suppute que la Grande compassion sans ego des Bouddhas et des bodhisattvas ne partagerait pas du tout nos postulats sociaux ou écologiques, mais agirait au sein d’une dimension de l’interdépendance complètement différente.

Un intérêt éclairé pour soi peut être une motivation suffisante pour sauver la planète, et une gestion intelligente des ressources peut être tout ce dont nous avons besoin pour cela. Si vous voulez affirmer que c’est l’amour et la compassion qui nous fait vouloir sauver la planète pour les générations futures, ma réponse est que ce n’est pas la conscience de l’interdépendance qui donne naissance à un tel amour et à une telle compassion. C’est l’amour et la compassion qui nous font répondre d’une telle façon à cette conscience. Cette réponse altruiste ne sera sans doute pas altruiste au sens d’impartiale, et ne dépend pas de la réalisation de l’interdépendance en termes de non- soi. Malheureusement, elle ne résulte pas nécessairement en une gestion intelligente.

D’un autre côté, la compassion des Bouddhas et des bodhisattvas, basée sur la réalisation du non-soi, est vrai- ment altruiste et a une intelligence et une impartialité omniprésente. Peu d’entre nous ont expérimenté ne serait-ce qu’un moment d’une telle compassion. Cependant, il est aussi important de réaliser que quelqu’un avec une telle compassion, en dépit d’une profonde conscience de l’interdépendance et de l’interconnection, peut n’avoir aucun intérêt dans les matières écologiques et sociales; tout comme un docteur sage et compassionné peut n’avoir pas d’intérêt à essayer de soigner un patient en phase terminale de sa maladie.

Il est vrai que si nous sommes déjà motivés par l’amour et la compassion, une plus grande conscience de l’inter- dépendance peut nous aider à l’accroître. Même sans cette motivation, reconnaître notre dépendance mutuelle vis-à-vis des autres peut au moins nous faire arrêter de les persécuter (si cela semble être notre avantage). Néanmoins, cela ne ferait pas nécessairement disparaître notre haine et ne nous empêcherait pas de persécuter ceux que nous pensons être une tumeur sur le merveilleux organisme vivant et interdépendant de la totalité des choses.

N’importe qui, même un complet misanthrope, peut réaliser qu’il dépend des autres de nombreuses façons et que sans eux il ne serait pas lui-même de façon reconnaissable. Par exemple, si ma mère ne m’avait pas traitée comme elle l’a fait lorsque j’étais enfant, je ne serais pas maintenant le genre de personne que je suis, et ainsi de suite, sans fin. Réaliser cela pourrait aussi bien me faire sentir envers elle de l’animosité que plus de compassion. L’environnement a besoin de notre coopération pour survivre aux pressions de la population et à la pollution industrielle, mais cette coopération pourrait prendre la forme de réductions massives de population par une tuerie à grande échelle ou l’utilisation généralisée d’esclaves à la place de machines. Les anciens Grecs, par exemple, donnaient la mort aux bébés; ceci maintenait la population au même nombre et assurait la survie des plus forts. Tout ceci apparut de la reconnaissance de l’interconnexion des individus dans la société; mais nous n’estimerons pas que c’était particulièrement compassionné.

Les sentiments d’amour et de compassion et le souci du bien de la planète et de la société ne sont pas forcément liés. Le souci pour le bien de la planète doit simplement s’occuper de l’éradication de formes d’égoïsme myope, et ceci ne requiert pas de sentiments d’amour et de compassion. Même si nous acceptions une vue égalitaire qui nous demanderait à tous d’abandonner les formes grossières de l’égoïsme, ce serait un intérêt éclairé pour soi et pas nécessairement l’amour et la compassion. D’un autre côté, l’amour et la compassion peuvent nous faire agir à l’encontre des intérêts de l’écosystème; comme, par exemple, un docteur qui travaillerait dur pour abaisser le taux de mortalité infantile dans une région qui ne peut supporter d’augmentation de la population.

Mon point de vue est que l’amour et la compassion ont une dynamique propre qui n’est pas nécessairement liée à l’ interdépendance sociale ou économique; en fait, cette dernière peut être examinée de façon tout à fait froide et dépassionnée. Je pense que beaucoup de confusion provient du fait qu’un certain nombre d’enseignants bouddhistes influents en occident présentent la doctrine bouddhiste du non-soi comme signifiant que l’on existe en tant qu’individu en ternes de relations avec les autres. Si cela était vrai, il s’ensuivrait que réaliser l’inter-relation et l’interdépendance avec les autres amènerait à une réalisation du non-soi et vice versa. En fait elles seraient synonymes. Je pense que croire que l’on existe comme point de rencontre de toutes nos relations est simplement une autre tentative d’éviter l’indéfinissable vérité du non-soi. Je remets en question le postulat selon lequel une telle réalisation donnerait naissance à l’amour et à la compassion, même au sens ordinaire. Si l’on n’était vraiment rien en soi-même, et seulement le point de rencontre de nombreuses relations, je ne vois pas comment l’amour et la compassion comme nous les comprenons pourraient apparaître. Si on les égale au fait de reconnaître notre propre dépendance vis-à-vis des autres, l’amour et la compassion perdent leur sens. Il peuvent en découler, mais cela n’est aucunement certain.

Si nous avançons qu’il n’y a pas de soi car tous les constituants de ce que nous prenons pour notre soi au sens ordinaire sont impermanents et pas ultimement réels, nous ne pouvons pas continuer à dire que ce point de rencontre d’éléments instantanés et irréels constitue un individu composé de relations réelles qui est la base de l’amour et de la compassion sans ego. Nous venons de dire que les relations et les éléments qui les constituaient étaient irréels. L’individu ainsi envisagé est une illusion. Cela nous emmènerait trop loin de poser la question pertinente de ce qu’inclut l’illusion ou, posée autrement, de pourquoi il n’y a pas simplement rien. Une des explications les plus valable à pourquoi l’amour et la compassion doivent se manifester quand nous réalisons le non-soi serait d’envisager l’amour et la compassion comme expressions d’une réalité qui n’est pas réductible à un courant de moments impermanents ou à un point de rencontre de relations et de conditions.

Il semble que nous devons, non seulement nous demander ce qu’est la source ultime de l’amour et de la compassion, mais aussi ce qu’ils sont. Ne sommes-nous pas en train de parler du cœur humain? L’amour et la compassion ne sont-elles pas des qualités comme la sensibilité, la chaleur et la disponibilité, les qualités de cœur que nous trouvons en nous-mêmes et qui répondent à nos relations ou même les créent? Les conditions peuvent faire se manifester ces qualités à différents degrés, mais je ne vois pas comment les qualités elles-mêmes pourraient apparaître comme produits de nos relations.

Les douze maillons interdépendants de la production conditionnée

Je pose sérieusement la question: la notion d’inter-relation et d’interdépendance avec les autres a-t-elle grand chose à voir avec la vue bouddhiste des douze maillons de la production conditionnée ? La tradition bouddhiste entière accepte que la raison pour laquelle nos cinq skandha ne sont pas le soi c’est parce qu’ils apparaissent en dépendance; en d’autres termes, ils sont conditionnés et impermanents. Le Bouddha à enseigné que le samsara apparaît comme étant les douze maillons interdépendants de la production conditionnée. En dépendance de notre ignorance, il y a les traces habituelles venant des vies passées. En dépendance de ces traces, il y a notre corps et notre esprit présents, et c’est par l’attachement volitionnel à ces derniers que le cycle des conditions dépendantes se perpétue, avec toute la peine, les douleurs et les lamentations qui y sont associées. L’idée n’est pas que, en réalisant notre nature qui apparaît en dépendance, nous l’accepterons joyeusement et commencerons à aimer tout le monde. L’idée de cet enseignement est que nous devons être horrifiés par le fait que l’ignorance mène à la souffrance par notre fixation sur les conditions et que cela nous inspire à suivre la voie de non-saisie et de non- attachement du Bouddha. Le coupable est cette saisie des conditions comme étant notre soi, alors qu’en fait elles sont comme les apparences illusoires des rêves qui semblent réels tant que l’on est endormi. Le but est de s’éveiller de ce sommeil, afin que le point de rencontre de ces conditions reliées entre elles puisse s’évanouir.

Comme la réalisation du non-soi et de la production conditionnée est la voie vers la fin du samsara, il n’y a pas de raison particulière de penser que cela rendra les gens plus capables de sauver la planète pour les autres ou de donner naissance à l’amour et à la compassion. D’un point de vue bouddhiste, si la planète doit être sauvée, elle le sera par le bon karma des êtres qui doivent y prendre naissance dans le futur. Notre propre karma peut nous amener ailleurs, de sorte qu’il n’y a peut-être rien que nous puissions faire pour le futur de ‘la planète à part dédier punya (mérite) dans ce but et d’invoquer la grande compassion des Bouddhas et des bodhisattvas.

Vous pouvez vous demander si le développement de l’amour et de la compassion relève de quelque façon de la production conditionnée et de la réalisation du non-soi. Traditionnellement le bouddhisme enseigne l’amour et la compassion comme étant le remède à la haine. La haine apparaît de la saisie de soi-même et des autres comme étant réels, et nous amène des tourments émotionnels et une renaissance infernale. Ainsi l’amour et la compassion permettent d’éliminer notre propre souffrance. Curieusement, à part dans la littérature du tathagathagarba, presque rien n’est dit, dans les écrits bouddhistes, sur comment et pourquoi il se trouve que nous avons ces qualités si utiles.

Néanmoins il semble vrai que, si l’on abandonne la saisie de la notion ordinaire de soi, notre amour et notre compassion augmentent dans une certaine mesure. On peut se demander pourquoi.

L’interdépendance conceptuelle

Dans le bouddhisme du mahayana en général, et dans le Madhyamaka en particulier, on utilise des arguments intellectuels pour établir que rien n’existe en soi-même car tout. ce qui semble avoir une existence en soi apparaît finalement en dépendance de concepts et donc semble simplement apparaître. En fait tous les phénomènes sont non-apparaissants (d’autres façons d’exprimer cela est qu’ils sont le non-né ou qu’ils sont primordialement nirvana). Aussi, en appliquant rigoureusement ce genre de raisonne- ment à notre propre expérience, toutes les catégories conceptuelles finalement disparaissent, et non seulement nous réalisons le non-soi de la personne mais aussi celui de tous les phénomènes. Rien n’existe en soi-même et ainsi rien ne peut exister en dépendance avec autre chose car il n’y a pas de choses sur lesquelles exister en dépendance. La soi disante existence inter-dépendante des choses est une illusion créée par notre esprit conceptuel. Néanmoins, aussi longtemps que nous sommes liés par notre esprit conceptuel, nous devons respecter l’interdépendance en termes de cause et d’effet karmiques au niveau relatif (samvrti).

Bien qu’il puisse être tentant d’identifier l’idée bouddhiste de l’interdépendance au niveau relatif avec les idées modernes d’interdépendance sociale et écologique dont nous avons parlé auparavant, je pense que nous devons être prudents. Les bouddhistes parlent à deux niveaux différents en même temps et cela peut devenir assez déroutant. A un niveau, ils disent: parce que les choses apparaissent en dépendance des concepts, elles n’existent pas et ainsi rien n’existe, même pas le karma. A un autre niveau, ils disent: parce que tout apparaît en dépendance des concepts, nous devons respecter l’apparence relative des choses. L’interdépendance sociale ou écologique se rapporte à ce second niveau, mais pas entièrement. Etant donné que nous opérons toujours en termes de relations telles que celle de la cause et de l’effet, comme le scepticisme classique, un raisonnement du type du Madhyamaka ne détruit pas la fabrication de toutes les probabilités de tous les jours qui gouvernent notre vie (telle que la probabilité que le soleil se lèvera demain). C’est seulement un aspect de la vérité relative (samvrtisatya) et le bouddhisme y accorde peu d’attention puisqu’elle ne mène pas à la libération.

Le bouddhisme s’intéresse à comment le monde opère en termes des douze maillons de la production conditionnée, les causes et les effets du karma et l’efficacité des prières de souhaits et de l’adhisthana (le pouvoir de la bénédiction). Dans tous les cas les facteurs clés sont la motivation et l’intention; parmi ceux-là, le désir pour la libération, la vérité, l’amour et la compassion sont les plus positifs et les plus puissants.

Dans le mahayana, cette sorte de motivation est intensifiée en pensant que tous les êtres ont été nos parents et nos maîtres et que nous avons, un nombre de fois incalculable, créé des interconnections infinies à travers l’espace et le temps. La contemplation de cette vaste vision de l’interconnexion qui va du plus haut des cieux jusqu’au plus profond des enfers est sensée faire apparaître une réponse d’amour et de compassion venant du cœur, exprimée dans le vœu formel de délivrer tous les êtres du samsara. En tous cas cette réponse est sensée apparaître par le réveil d’un lien ancien, tel que celui d’un enfant pour sa mère. Elle n’est jamais exprimée comme quelque chose qui apparaît de la reconnaissance d’une dépendance mutuelle.

Peut-être vous demandez-vous si la contemplation de l’interdépendance sociale et écologique pourrait être utilisée dans un dessein similaire. Je ne pense pas que cela irait, par soi-même, suffisamment loin, et cela pourrait même mener à des résultats négatifs imprévus (tels que ceux que j’ai mentionnés ici et là dans cet article).

Cela ne veut pas dire que les actions compassionnées inspirées par la conscience de problèmes sociaux ou écologiques n’ont rien à voir avec le bouddhisme. De telles actions positives sont le fondement de la voie bouddhiste. Elles s’accordent avec les principes bouddhistes de base de non-agression, de générosité, d’attention, etc. Cependant il n’y a rien dans le bouddhisme qui suggère que, puisque tout est interdépendant, nous devons tous travailler ensemble pour sauver la planète, ou que ceci serait l’expression la plus naturelle ou la plus importante de notre compassion. L’amour et la compassion sans ego orientée vers le fait de libérer les êtres des renaissances peut prendre un point de vue très différent.

Ni le fait que nous sommes tous inter- dépendants au sens écologique, ni le fait que nous apparaissons en dépendance au sens bouddhiste ne jettent de lumière sur la raison pour laquelle nous devrions nous aimer plus quand nous réalisons que nous n’existons pas comme entités indépendantes. Santideva, le grand enseignant mahayana de la compassion, parle de la façon dont la main aide le pied, comme exemple de comment la compassion fonctionne. A première vue, cela peut sembler une perspective limitée selon laquelle la compassion est essentiellement une sorte d’intérêt éclairé pour soi, basé sur la réalisation que chaque partie aide l’ensemble. Je préférerais penser que ce dont voulait parler Santideva est une interconnexion profonde et non- conceptuelle entre les êtres, qui nous rend capable de répondre spontanément à la souffrance des autres comme s’ils étaient nous-même.

Il ne s’agit donc pas de penser: « Oh, mon pied! J’aurai besoin de toi à un moment ou à un autre, aussi je vais t’aider ». C’est plutôt que, sans qu’aucune pensée n’intervienne, la main va protéger le pied. Elle ne peut presque pas s’en empêcher. Dans mon expérience, l’amour et la compassion sont comme cela; ils ont un sens profond qui n’est pas rationnel du tout.

Notre réponse viscérale à la souffrance des autres ne peut être rationalisée comme étant de l’intérêt éclairé pour soi, et la véritable nature d’une compassion capable de se manifester quand nous réalisons le non-soi est de ne pas avoir d’intérêt pour soi.

L’interpénétration de tous les phénomènes dans la sphère de la non conceptualité

C’est une doctrine profonde qui offre l’espoir d’une réponse à ce que sont l’amour et la compassion. Elle montre un sens plus profond de l’interconnexion et de la communication que celui qui peut être saisi par l’esprit conceptuel. Comme mentionné précédemment, le type Chèntong d’explication prend en compte notre propre capacité de répondre avec notre cœur avec amour et compassion, même quand ils sont teintés d’égoïsme et dénués de compréhension du non-soi. Elle prend aussi en compte comment la sagesse et la compassion des Bouddhas et des bodhisattvas sont inséparables l’une de l’autre.

De toutes façons, nous parlons ici de ce qui pourrait être appelé un mystère divin, le mystère du cœur humain. C’est une dimension complètement: nouvelle, pas seulement l’apparente interdépendance de phénomènes ultimement non-existants, conditionnés et créés conceptuellement.

La bonne nouvelle

Peut-être est-ce une bonne nouvelle que la planète ne semble pas avoir besoin de quelque chose de plus qu’une gestion intelligente pour survivre. Peut-être que l’humanité peut très probablement le faire. Néanmoins une vue bouddhiste plus traditionnelle serait que le monde a besoin d’un apport massif de punya (mérite, bon karma), sans lequel la grande compassion omniprésente des Bouddhas et des bodhisattvas ne pourrait par faire grand-chose pour nous aider.

Aussi, comme de braves guerriers, nous pouvons appliquer notre pratique du dharma à des domaines sociaux ou écologiques, sans porter sur les épaules le sentiment que la préservation de la planète est seulement notre responsabilité. Si cela était, tous nos efforts pourraient être rendus vains par la stupidité des autres ou par des désastres naturels. Mais d’un point de vue bouddhiste, toute bonne action jaillissant de la bonté de notre cœur n’est jamais perdue, et, si elle est dédiée à l’éveil de tous les êtres, ses bons effets continueront pour toujours.

Comme nous n’avons pas besoin de la doctrine bouddhiste du non-soi et de l’interdépendance afin de donner naissance à l’amour et à la compassion, la solution des problèmes sociaux est plus à portée de nos mains que la conversion de masse au non-soi. Chacun a un cœur et tous les cœurs peuvent être touchés, parfois par des moyens tout à fait inattendus. Comme même des gens égoïstes comme nous peuvent éprouver dans une certaine mesure de l’amour et de la compassion, le monde n’a pas à attendre que nous devenions complètement altruistes pour qu’une société bienveillante puisse émerger.

D’un autre côté, les doctrines du non-soi et de l’interdépendance sont des vues profondes et subtiles qu’il est difficile de réaliser et qui sont facilement mal comprises. Il est bon d’apprendre à les considérer avec respect et émerveillement. C’est la grande compassion des Bouddhas et des bodhisattvas qui a le pouvoir de révéler ces vérités, et c’est au travers de leur influence qu’une telle compréhension peut apparaître dans nos cœurs et nos esprits.

Shènpèn Hookham. Directrice adjointe de la Longchen Fondation, elle est l’auteur de The Bouddha Within, une thèse sur le Madhyamika Chentong et le Ratnagotravibhanga.

 

<<Retour à la revue