Yéshé Tsogyal

Souveraine du Tibet

Le récit de la vie de Yéshé Tsogyal témoigne de l’aspiration d’une femme à la liberté et à la réalisation spirituelle. Ses chants racontent ses luttes contre les pressions sociales de l’époque, les épreuves qu’elle endura pour suivre son maître, les austérités de sa pratique et les signes de son accomplissement. Ils décrivent ses efforts pour établir et consolider les enseignements bouddhistes dans son pays et les soins dont elle entoura ses propres disciples. Ils célèbrent enfin sa réalisation du but ultime, le suprême Éveil, l’état de Bouddha.

Yéshé Tsogyal, l’une des plus importantes figures du bouddhisme tibétain, est aussi l’une des femmes les plus remarquables de tous les temps. Née au VIIIe siècle de notre ère, elle devint, après son mariage avec le roi Trissong Détsen, l’un des plus proches disciples du Maître Padmasambhava et l’initiatrice à ses côtés de la tradition bouddhiste au Tibet.

Il est important de considérer que le récit de La Vie de Yéshé Tsogyal est un terma, un texte trésor appartenant à un vaste corpus d’écrits associés principalement à la tradition Nyingma, texte par origine et par nature mystérieux et extraordinaire.

En termes généraux on peut dire que Padmasambhava (Guru Rinpoché, le Précieux Maître), alors qu’il implantait la doctrine du Bouddha dans le sol fertile du Tibet, perçut que nombre de ses enseignements s’avéreraient mieux adaptés et plus accessibles dans le futur, quand les besoins, les capacités et le mode de vie des gens auraient changé. En tant que maître doué d’une puissance illimitée, il scella ces enseignements au sein des éléments et dans les couches les plus profondes de l’esprit de ses plus proches disciples ; ceux-ci avaient eux-mêmes atteint de hauts accomplissements spirituels et purent en conséquence, dans leurs renaissances suivantes, révéler les trésors et les transmettre à leurs contemporains.

Les termas sont dissimulés dans quatre intentions. La première est d’éviter la disparition de l’enseignement. Beaucoup d’enseignements disparus sont réapparus sous forme de terma, ce qui permet qu’ils perdurent et soient disponibles à tous. La deuxième intention est de préserver les instructions d’une éventuelle altération afin qu’elles aient la primeur d’instructions venant de la source avec « un souffle encore chaud ». La troisième intention est de maintenir l’authenticité et la pureté des enseignements afin de garder intact leur pouvoir de bénédiction spirituelle. C’est ce qui permet que l’influence spirituelle ne s’éteigne pas. La quatrième intention est de raccourcir la lignée de transmission : à l’intérieur de la lignée, entre Guru Rinpoché et les tenons (découvreurs de termas) d’aujourd’hui, il n’y a pas d’intermédiaire puisqu’ils reçoivent les enseignements directement de lui.

Quand les enseignements canoniques sont sur le point de disparaître, alors les termas se propagent, car les termas ne sont pas altérables et sont la voie rapide de la pratique. Parmi leurs multiples qualités éminentes on peut inclure le fait qu’ils détiennent un pouvoir spirituel et qu’ils sont un chemin plus facile pour atteindre les accomplissements. C’est pour cela que les termas sont importants. Il est bénéfique que toutes sortes de termas variés soient redécouverts à différents moments pour répondre aux besoins et capacités de ceux nés à ces différentes époques. C’est ainsi que dans les siècles qui suivirent, et jusqu’à nos jours, un flot ininterrompu de trésors fut mis à jour. La plupart de ces textes trésors sont attribués à Guru Rinpoché lui-même. C’est pourtant Yéshé Tsogyal qui reçut principalement la mission de les cacher, de sorte que presque toutes les lignées de termas passent par elle.

La biographie et les chants de Yéshé Tsogyal (La Vie de Yéshé Tsogyal, Ed. Padmakara) consistent en ses souvenirs et en témoignage directs de son plus proche disciple. Le texte fut compilé et caché en tant que terma, pour être révélé près de mille ans plus tard, dans le courant du XVIIe siècle. Se fondant sur l’écriture des dakinis, le découvreur de trésors Taksham Samten Lingpa, a reconstitué la totalité du texte en tibétain et celui-ci a été transmis jusqu’à nos jours selon la tradition orale.

Comment Yéshé Tsogyal accomplit son aspiration et devint Boudha dans l’espace du réel.

Alors qu’elle assistait un moine et le déliait de la mortalité, il obtint l’accomplissement suprême ainsi que les pouvoirs ordinaires.

« Tandis que je me maintenais dans la vue de la Grande Perfection au-delà de l’action, et que surgissait la vision de l’épuisement des phénomènes dans le Réel, les vivants me perçurent sous les formes variées qui leur venaient en aide » :
« Heureux devinrent ceux qui avaient faim, pour qui je me fis montagne de mets et de choses désirables.
Heureux ceux qui avaient froid, pour qui je me fis soleil et feu.
Ils devinrent heureux les démunis pour qui je me transformai en toutes sortes de richesses.
Heureux ceux qui étaient nus, à qui j’apparus comme vêtements de toutes sortes.
Heureux les êtres qui n’avaient pas d’enfants, à qui j’apparus comme fille et fils.
Heureux ceux qui désiraient une femme, j’apparus comme fille séduisante.
Heureuses celles qui désiraient compagnons, j’apparus comme un bel homme.
Heureux furent ceux qui désiraient les pouvoirs miraculeux,
J’apportai les huit grands accomplissements.
Heureux les malades tourmentés, j’apparus telle une panacée.
Heureux ceux qui souffraient de frustration, je me fis l’objet de leurs désirs.
Heureux ceux qui enduraient les punitions du roi, je devins leur ami aimant,
Les amenant au pays de l’harmonie.
Heureux ceux que les bêtes sauvages effrayaient, je fus leur abri.
Heureux ceux qui tombèrent dans les précipices et que je sauvai.
Heureux ceux qui furent affligés par le feu et pour lesquels je me fis eau.
Heureux ceux qui furent agressés par les cinq éléments,
Et pour qui je fus l’antidote salutaire.
Pour l’aveugle je fus œil et bonheur.
Pour l’infirme je fus jambe et bonheur.
Pour le muet je fus langue et bonheur.
À ceux-là qui avaient peur de la mort, j’accordai immortalité et bonheur.
Les mourants je les conduisis sur le chemin du transfert de la conscience,
Pour leur bonheur.
Heureux ceux qui erraient dans le bardo, j’apparus comme leur yidam.
Les êtres perdus dans les enfers brûlants, je les rafraîchis,
Et les transis, je les réchauffai.
Je me transformai de diverses façons pour soulager
Toutes les sortes de tortures que les enfers leur infligeaient,
Et les menai au bonheur.
Aux êtres qui erraient dans le règne des fantômes affamés,
J’apparus comme un assortiment de boissons et nourritures
Et les menai au bonheur.
Ceux qui hantaient le règne animal,
Je les libérai de la misère, de la stupidité, du mutisme, de la servitude,
Et les menai au bonheur.
Ceux qui naissaient dans les pays barbares, défavorisés,
Je les ramenai à de justes savoirs et au bonheur.
Les demi-dieux, je les protégeai des luttes et des querelles,
Et les menai au bonheur.
J’évitai à ceux qui naissaient chez les dieux la chute dans les régions d’en-bas,
Et les menai au bonheur. »

Là où s’étend l’espace, s’étendent les cinq éléments.

Là où s’étendent les cinq éléments, s’étendent les êtres animés.

Là où s’étendent les êtres animés, s’étendent karma et émotions.

Là où s’étendent les émotions, s’étendent ma compassion et mes activités pour eux.

Yéshé Tsogyal échangea des instructions avec Mandarava,

ancienne compagne de Guru Rinpoché, dakini de sagesse, reine des êtres accomplis. Yéshé Tsogyal cacha toutes ces instructions comme trésors et offrit à Mandarava ce poème

Om Ah Houng !

« O Dakini, votre corps adamantin et immortel,
Tel un arc-en-ciel, danse dans le ciel
Et se meut sans obstacle à travers la matière.
Triomphatrice du démon seigneur de la mort,
Conquérante du démon des agrégats,
Éliminatrice du démon des émotions,
Exterminatrice du démon fils des dieux,
Dakini, maîtresse de vie, n’est-ce pas vous ?
Depuis l’empyrée de la terre pure d’Akanishta
À travers les trois étages du monde,
Souveraine de tous les êtres suprêmes,
Vous avez atteint le corps de grande félicité.
Mandarava, forme sublime de la vacuité,
Mère des êtres, je me prosterne devant vous.
Vous faites barrage à la chute du torrent des hallucinations impures
Qui tourne la roue du moulin,
Où les êtres sont emportés.
Dans l’incessante ronde karmique de naissance et de mort.
Puisse s’accomplir mon ardent désir de vous être semblable.
Karma épuisé, concept de plaisir dissous,
La fange des illusions asséchée,
Le cycle illusoire des trois mondes consumé,
Toute pensée tarie,
Et moi-même scellée
Par la félicité dans l’espace de grande félicité
Puisse-je devenir inséparable de Samanthabadri
La grande félicité ! »

Elle pria et requit maintes instructions cruciales inconnues au Tibet.

Alors la princesse Mandarava, reine des êtres accomplis, répondit :

« Kyého ! Danseuse céleste des mantras secrets !
Grande alchimiste,
Vous avez sublimé le corps vulgaire en espace pur ;
Désaltérée à l’ambroisie des enseignements de Padma,
Vous avez concentré la quintessence.
O Mère immense, connaissance transcendante, n’est-ce pas vous?
Entrée dans le chemin où l’on voit les phénomènes dans leur vérité,
Vous avez totalement déraciné les huit préoccupations de cette vie ;
Vous avez pratiqué les austérités et extrait les essences,
Vous avez jugulé l’existence phénoménale.
Tsogyal, jouvencelle éternelle et immaculée, je me prosterne devant vous.
Par vos activités intrépides vous guidez les méchants
Hors du cycle vicieux qui sans fin tourbillonne
Aux vents puissants du karma.
Vous avez établi la tradition des enseignements du Bouddha,
Annihilant les bonpos démoniaques aux vues perverses.
Puisse-je devenir une avec vous,
Maîtresse de formidable puissance.
Dorénavant, dans la pureté totale de l’espace pur,
Le pur pays de Lumière de Lotus, où vous séjournerez,
Dans le rayonnement de la compassion de Padma Thodreng,
Puissions-nous, vous et moi,
Diffuser les émanations de nos activités éveillées
Et vider les profondeurs du cycle chimérique des trois mondes. »

Après cette prière, elle disparut dans l’espace.

« Ô Maître, Dame Tsogyal, lorsque vous serez partie en terre d’Oddiyana, nous, frères et sœurs, que devons-nous faire ? Comment vous invoquer ? Comment rester inséparables de vous ? »

Ainsi parla-t-il, versant des larmes, et la dame répondit :

« Réjouis-toi, ô Yogi, écoute !
Tu as obtenu l’accomplissement des mantras,
Ton intention d’assister les autres est magnifique.
Moi, femme, Yéshé Tsogyal,
Bénie par la compassion du Guru,
Ai maintenant parachevé le fruit parfait.
Demain j’irai au pays d’Oddiyana.
Prie-moi, et tu seras béni.
À toi, ainsi qu’à tous tes frères et sœurs de cette assemblée, je dis :
Concentre-toi sur le Dharma suprême pour accomplir ton bien.
Et pour celui des autres, travaille sans vanité.
Libère-toi par la vue, la méditation et l’action.
Prie sur un ton mélodieux.
Extrais dévotion et respect de la moelle même de tes os.
Médite le Maître ! Le rayonnement de la conscience éveillée, c’est lui.
Lorsque naît l’expérience d’une immensité invisible où tu te dissous en lui et lui en toi,
Là, demeure.
Si tu me reconnais,
Moi, maîtresse du cycle des existences et de la paix qui le transcende,
Yéshé Tsogyal, Victoire-Océane-de-Sagesse,
Je réside dans le cœur de tous.
Les éléments et les sens sont mes émanations,
Les douze maillons de la chaîne d’interdépendance mes émanations secondes.
En vérité, depuis un temps immémorial, nous sommes inséparables.
Ne le reconnaissant pas, tu me perçois comme une entité apparente.
Découvre donc ma source !
La conscience éveillée se lèvera de l’intérieur,
La grande sagesse embrassera toute chose,
Et la béatitude de l’état naturel inaltéré s’épandra comme la mer.
La vision pénétrante, l’œil d’or du poisson, croîtra.
Cultive les expériences méditatives et la félicité,
Et sur les ailes de la parfaite adresse,
Tu traverseras jusqu’à l’autre rive.
Cours, roule-toi sur les prairies des apparences,
Envole-toi dans la vastitude du firmament !
Dans l’immensité de l’espace de grande Sagesse,
L’essence de haute félicité se collecte, dense, comme un lac.
Déités et petits cercles lumineux :
Ils fusent et scintillent.
Syllabes-germes et guirlandes de lumières :
Elles palpitent et miroitent.
Les expériences du Réel vont s’intensifiant ;
Va, empare-toi de la place forte où culmine la conscience éveillée !
Vois, tous les phénomènes s’éteignent, dissous.
Voilà l’espace primordial !
Ainsi, tu ne me quitteras plus. »

Ainsi chanta t-elle.

La vie deYéshé Tsogyal, Souveraine du Tibet © Ed. Padmakara.

 

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