Poétique du Dharma

Chögyam Trungpa Rinpoché

Tout compte fait, lorsqu’on parle des poètes et de la pratique, on parle de s’exprimer d’une manière tellement complète et tellement précise que l’on ne se contente pas de manger ses mots, de marmonner avec son esprit ou son corps. Dans le monde de la poésie, on dispose de quelque chose pour se réveiller, se passionner. Il y règne un sentiment de vaillance, une attitude inouïe et ferme, si bien qu’on ne craint plus aucune menace. On commence à s’aider soi-même, à apprécier son monde qui est déjà magnifique.

Lorsqu’on discute de poétique, on n’est pas obligé de s’en tenir au thème de la poésie écrite. La poétique englobe tout autant la manière dont on voit, entend et sent. On ne parle donc pas seulement d’écrire de la poésie, mais bien de réaliser ce qu’est le monde phénoménal totalement, dans son ensemble – de voir les choses telles qu’elles sont. On parle de la manière poétique de manger ses aliments et de boire le thé. Cette approche pourrait s’appeler « poétique du Dharma ». On le sait, le mot dharma désigne les enseignements du Bouddha. Ce terme signifie fondamentalement « norme », ou une certaine façon de faire correctement l’expérience de la réalité.

On peut distinguer trois stades de la poétique. Le premier est celui du rejet. On rejette les schèmes habituels que provoquent les situations axées sur le moi, comme le désir de cultiver l’agression, la passion et l’ignorance. On doit se libérer de ces modes de comportement. Par exemple, si l’on ne nettoie pas parfaitement un bout de tissu, on sera incapable de le teindre d’une autre couleur, d’un rouge vif, d’un vert vif ou d’un bleu vif. C’est qu’on doit éprouver un sentiment de pureté et de renoncement avant de pouvoir tremper le tissu dans les diverses teintures qu’on aimerait employer. Il faut d’abord laver le tissu à fond. C’est la même chose pour nos corps et nos esprits. Nous devons passer par une sorte de purification, une purification naturelle. Ce processus peut vouloir dire qu’il faut renoncer à nos obsessions personnelles, abandonner nos désirs et laisser tomber toute philosophie qui nous a été enseignée.

C’est à la deuxième étape que l’on peut aspirer à saisir la signification fondamentale de la poétique. On distingue deux types principaux de poétique : la poétique du rajeunissement et la poétique du vieillissement. Entre ces deux types, de nombreuses autres sortes de poétique peuvent surgir. On peut apprécier le soleil, la lune, l’herbe verte, les fleurs, les ruisseaux et les montagnes. On peut apprécier la pluie torrentielle ; on peut apprécier les chutes de neige ; on peut apprécier son père et sa mère. On peut apprécier le monde entier. On peut d’ailleurs aussi s’en moquer. La raillerie est tout aussi acceptable – toujours acceptable. On peut rire de la neige qui tombe en avril. Nous pouvons nous moquer de notre père ou de notre mère qui nous maltraite. En général, la poétique se fonde sur l’idée que l’on voit d’abord son univers très clairement, très précisément et très entièrement. Personne ne nous trompe. Cela semble être la notion fondamentale de la poétique dont on parle ici.

Je peux vous offrir ce poème en guise d’exemple ; je ne l’ai pas appris par cœur, je le compose sur-le-champ :

« L’amour de mon père est bon Ai-je emprunté de ma mère ? Et pourtant, je reste quand même Chrysanthème. »

Élève : vous avez dit qu’il y avait deux sortes de poétiques : la poétique du rajeunissement et celle du vieillissement. Que voulez-vous dire par là ?

Trungpa Rinpoché : eh bien, soit que vous ayez déjà assez vu le monde, soit que vous soyez sur le point de voir le monde qui grandit. Cela revient à la différence qui existe entre un bon printemps et un bon automne.

Ou entre un jeune poète et un vieux poète ?

• C’est exact. C’est tout à fait ça.

Qu ‘est-ce que le vieux poète sait que le jeune poète ne sait pas ?

• Eh bien, ce que vous venez de dire est en soi de la poésie. Posez-vous la question ! Vous voyez, l’astuce c’est que je ne vais pas vous aider particulièrement. Vous devez vous-même faire la découverte.

C’est bon à savoir (Rires).

• Être moins utile est plus utile que d’être utile.

Je trouve qu ‘il y a de la beauté dans ce qui est imparfait. Si vous lavez votre tissu à fond et que vous le plon­gez dans une couleur pure, il en ressortira d’une couleur pure, mais il ne sera que d’une seule couleur.

• II ne serait pas forcément d’une seule couleur. Vous pourriez teindre le tissu d’une foule de couleurs. Et chaque fois que vous le feriez, cela vous donnerait une autre sorte de sourire, une joie différente. Je ne parle pas d’une poétique complètement totalitaire, mais d’une poétique qui peut embrasser des situations multilatérales -divers types pour diverses personnes. Mais, au départ, il faut nettoyer. On n’en sort pas. Une fois le nettoyage terminé, une foule de couleurs peuvent sortir. Même chose pour le miroir bien poli : de nombreuses choses peuvent s’y réfléchir.

Sans trop m’attarder là-dessus, j’aimerais maintenant qu’on poursuive l’étude de cette progression à partir de la purification, suivie d’une sensation intense de se libérer, dont on a parlé précédemment, et ajouter un troisième stade.

Les trois stades dont nous faisons l’étude sont en fait reliés au sens fondamental de la joie. Parfois le mot « joie » signifie qu’on dispose d’une façon bien personnelle de ne pas travailler avec authenticité sur soi-même et qu’on préfère au contraire la complaisance. Mais ici le mot « joie » signifie ne pas se complaire. C’est le premier stade dont on a dit précédemment qu’il consistait à se purifier soi-même et à écarter les tendances habituelles.

En d’autres termes, le mot « joie » veut dire que notre perception du monde peut être rendue plus claire. Dans ce cas les meilleurs principes de poétique consistent à avoir le sens de la précision et de l’exactitude quant à la manière dont nous voyons l’univers, dont nous le percevons réellement. C’est le deuxième stade. Quand on clarifie sa perception, le vert, le jaune, le rouge, le bleu, le rosé, l’orange ne peuvent tromper. Les couleurs ne nous dupent pas et les montagnes, ruisseaux, fleurs et abeilles ne nous bernent pas non plus. Je laisse le soin à votre imagination d’inventer un tas de choses de ce genre. Notre père, notre mère, nos frères et sœurs ou nos amants ou amantes ne nous bernent pas non plus. Toutes ces choses peuvent constituer les thèmes centraux d’une poésie, mais elles peuvent aussi créer des obstacles ; elles peuvent nous bander les yeux.

Peut-être devrions-nous parler un peu plus de la joie. La joie est quelque chose que l’on voit, dont on fait correctement, totalement et pleinement l’expérience dans le monde, l’univers où l’on gravite. En d’autres termes, on ne fait pas la moue ; on commence à apprécier ce monde dans lequel on vit. C’est un monde formidable, merveilleux. Dans la tradition judéo-chrétienne, on dirait que c’est un don de Dieu. Dans la tradition bouddhique, nous disons qu’il est le résultat de notre magnificence karmique De toute manière la joie estoujours à portée de la main.

Le troisième stade consiste à se montrer clair et pur tant en paroles qu’en pensées. Tout compte fait, lorsqu’on parle des poètes et de la poétique, on parle de s’exprimer d’une manière tellement complète et tellement précise que l’on ne se contente pas de manger ses mots, de marmonner avec son esprit ou son corps. Dans le monde de la poésie, on dispose de quelque chose pour se réveiller, se passionner. Il y règne un sentiment de vaillance, une attitude inouïe et ferme, si bien qu’on ne craint plus aucune menace. On commence à s’aider soi-même, à apprécier son monde qui est déjà magnifique. Je crois donc que là réside toute la question.

Vous avez parlé de l’importance de ne pas se faire avoir par une foule de choses dans notre expérience quotidienne. Que vouliez-vous dire par là ?

• Eh bien je pense qu’il s’agit simplement d’être à l’heure pile. Il faut éviter de se laisser utiliser par quelqu’un d’autre qui veut nous emporter dans son obsession – son egocentrisme, sa philosophie. Il faut simplement rester qui nous sommes. Avoir l’heure juste. Dans ce cas le terme philosophie peut faire référence à bien des choses – des principes religieux, sociologiques, politiques. Ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut se soumettre à aucune expérience sans la faire correctement, totalement, sans savoir ce que l’on fait.

En sachant que l’on plaque sa philosophie sur la montagne ou les ruisseaux ?

• Eh bien, vous pouvez faire la louange de la montagne, faire la louange du ciel ; c’est permis. Mais vous devez laisser tomber toutes les obsessions que vous projetez sur les choses.

Et alors, c’est la joie ?

• Oui. C’est lorsque vous êtes malheureux – pas content – que vous emmagasinez alors bien des obsessions. Vous faites encore la moue, mais vous flanchez toujours lorsque quelqu’un vous déballe sa marchandise. Ce que je dis, c’est qu’une fois que vous êtes joyeux et que vous vous sentez vaillant – vous êtes sensible à la personne que vous êtes et vous vous sentez bien -, vous savez automatiquement alors qui essaye de vous berner et qui cherche à vous aider.

Quelle quantité d’énergie devrait-on dépenser à essayer de découvrir si quelqu’un nous raconte des blagues ou si nous essayons de nous duper nous-même ?

• Eh bien, c’est une question très complexe, vous savez, parce que vous pensez parfois être l’autre et l’autre croit aussi qu’il est vous-même. Je crois donc que la meilleure façon de s’en sortir est de se réjouir soi-même de la présence des montagnes, des rivières, des forêts, de la neige, de la pluie et des averses de grêle. Vous découvrirez une façon poétique de vous en tirer. En fait je pense qu’à l’origine les montagnes sont faites pour cela. Les ruisseaux existent pour que vous fassiez cela, comme les arbres et la jungle. Soyez donc vous-même, par vous-même. Je suis convaincu que vous allez composer des poèmes magnifiques si vous suivez ce conseil.

Allen Ginsberg : Il m’arrive parfois de trouver difficile l’idée même de me réjouir lorsque je suis malade ou que je souffre. Je me demande comment je réagirais si j’étais très âgé et me trouvais dans la rue, en Jordanie, où volent de partout éclats d’obus et bombes à fragmentation, si je sentais que je n’ai plus de famille, plus de maison. Je me demande comment il serait possible d’écrire une poésie de l’éloge dans des conditions et des situations extrêmement pénibles comme la vieillesse, la maladie et la mort ?

T. R. : Eh bien, la douleur va toujours de pair avec le plaisir. C’est une observation classique. Lorsque vous ressentez de la douleur, c’est parce que vous ressentez de la joie en même temps. Pourquoi portez-vous des lunettes de soleil qui sont noires ? Vous les portez parce que beaucoup de lumière se dirige sur vous. Comprenez-vous ce raisonnement ? La notion de frustration va dans le même sens. On sent toujours que les deux possibilités sont présentes. Il arrive parfois qu’on ressente le plus grand bonheur au milieu de la pire des douleurs. En avez-vous jamais fait l’expérience ? C’est ce dont nous parlent les histoires de Milarépa et Marpa – de tous les poètes de la lignée Kagyu.

A.G. : Eh bien, est-ce la stabilité que procure la méditation qui nous empêche de sombrer dans la désillusion, la douleur et la déprime physique totales ?

T.R. : Je crois qu’il doit y avoir une sorte d’étincelle, une espèce d’explosion de joie au beau milieu de la dou­leur. D’ordinaire cela se produit « plus » souvent dans la douleur.

A.G. : Croyez-vous que cela arrive réellement à des personnes qui doivent vivre des situations vraiment horribles, comme au Liban par exemple ?

T.R. : Oui, je le pense. Parce qu’il y a tellement de chaos, il y a donc tout autant de tranquillité. La tranquillité est proportionnelle au chaos. C’est le principe avancé par Einstein.

Croyez-vous qu’il manque quelque chose dans la poésie américaineétant donné l’absence d’une tradition de méditation ?

• Eh bien, je pense que les poètes américains sont pratiquement sur le point d’y arriver. Je dois ajouter toutefois que les poètes américains ont besoin d’une sorte de discipline de méditation pour apprécier le monde phénoménal, pour apprécier ce qu’il y a de magnifique dans la verdeur du vert, le charme du bleu dans le ciel et la fabuleuse blancheur des nuages. Il se peut que les poètes passent trop de temps à écrire de la poésie. Il leur faut voir la vivacité du monde. L’Amérique est un lieu magnifique. Vous avez les montagnes les plus hautes, de merveilleux lacs, de la verdure et des fruits extraordinaires. Ce pays a tout. Vous devriez être fiers de votre pays ; c’est alors que vous verrez la beauté de l’Amérique – si vous devenez poète.

Rinpoché, j’ai entendu cette maxime l’autre jour : « La souffrance balaie la cause de la souffrance. » Est-ce ce à quoi vous faites allusion lorsque vous parlez des étincelles de plaisir au milieu de la douleur ?

• Bien dit ! Vous devez étudier le bouddhisme ! [Rires] Vous devez étudier le vajrayana.

C’est Situ Rinpoché qui a dit cela.

• Ah oui, c’est bien. Merci beaucoup.

1. Causerie entre Trungpa Rinpoché et ses disciples se déroulant aux Etats-Unis.

Le Cœur du Sujet – © Seuil

Chögyam Trungpa Rinpoché

Onzième Trungpa Tulkou, né au Tibet central, il est le fondateur du premier centre tibétain Kagyu en Europe. Son intérêt pour les arts et notamment la relation qu’il établissait entre la discipline contemplative et le processus créatif ont fait de lui un artiste dans l’art de la calligraphie, de la peinture, de la poésie, et même de l’ikebana. Aujourd’hui décédé, il est considéré comme un grand accompli de la lignée Kagyupa.

 

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