La langue du non-attachement

Lama Denys Rinpoché

Dharma il est une langue du Cœur, une parole de l’entente. C’est la langue de la médiation, de la réalisation. Son symbolisme relie le ciel et la terre, le son et le souffle, la pensée et l’intériorité. C’est la langue de l’entente, du jeu libérateur des mots. Une parole de silence des conceptions en laquelle se révèle de multiples sens. C’est la langue de la polysémie, la langue du non-attachement.

Langue et illusions sont étroitement imbriquées et enlacées. L’illusion naît quand l’intelligence de la langue, perdant trace de sa nature, de ses racines, se prend pour ce qu’elle n’est pas. Sa conception engendre alors la dualité et en celle-ci se solidifie l’illusion. Mais la langue a aussi une fonction libératrice comme parole d’éveil, expression du Bouddha. « Tout ce qui est bien dit est parole du Bouddha. » Cette parole d’éveil est dharma.

De la genèse et de la fin du monde.

L’émergence de la langue est celle des conceptions et de leur monde habituel. Au début le souffle de vie qui anime notre corps comme respiration vibre et devient souffle-sonorité. Les sons s’articulent en phonèmes qui constituent des mots, exprimant des sens et des concepts qui s’organisant dans une syntaxe avec une grammaire, constituent un langage. Le discours de cette parole structure notre pensée discursive et celle-ci notre mentalité et les expériences de notre monde conceptuel. C’est la création de notre monde habituel. Cette langue constitue le propre de l’humain et de la pensée qui le caractérise. C’est notre trésor, notre richesse et ce que je suis comme homme.

Mais en même temps, dans ses processions, dérivations et déviations, perdant trace de ses origines et de ses racines, la langue devient dans ses représentations et ses idées un déguisement du réel, une carte qui occulte le terrain. La situation est en fait subtile car il ne s’agit pas d’abandonner cette carte mais plutôt, dans sa transparence, de réaliser le terrain fondamental. Et il s’avère que dans la transparence de la carte, le terrain se dérobe à son tour. Nous croyons enlever une carte masquant le terrain… mais dans le dévoilement se découvre un univers sans terrain ni témoin. C’est une fin du monde. Cette expérience de non-appui conceptuel révèle la plénitude de la vacuité, la non-dualité.

Le signe, le sans-signe et le symbole.

« Là où il y a signe il y a illusion disent les enseignements de la prajnàparamita. » Mais Nagarjuna dit aussi que c’est en s’appuyant sur les formes que le sans-forme s’éveille parfaitement. Cette idée suggère que c’est dans la force et l’intelligence du signe que son au-delà, le sans-signe, émerge parfaitement. Il est aussi important de remarquer que cette opération du signe signifiant pour le sans-signe est la signification du symbolisme, le cœur de toutes les représentations des tantras. Dans toutes sadhana, la déité est dite avoir « toutes les marques et les signes du Tathagata ». Les signes du Tathâgata sont les signes du sans-signe, de tathata, l’ainsité. Le symbole traditionnel est fondamentalement une représentation qui représente pour le non représentable, l’au-delà des signes.

Les enseignements de la vacuité exposent l’illusion du signe et de la signification. Ils opèrent ce que nous pourrions appeler la révocation de l’univocité des sens uniques ! (Rires.) C’est à dire qu’une compréhension logique et linéaire, à sens unique, devient réversible et polysémique. La logique habituelle devient analogique et paradoxale jusqu’à la disparition du principe d’identité. Le signe et son illusion se dissolvent en l’a-conceptuel.

La perte de l’identité est la plénitude toute simple.

Le Vajrachedica Sùtra utilise la logique de la prajnàparamita, qui n’est pas une logique habituelle. Au centre de la logique habituelle est le principe d’identité qui s’énonce A est A… mais en fait A est toujours constitué d’éléments non-A. Prenons un exemple, le phénomène A, ce livre ; il est fait d’éléments non-A, non-livre : papier, encre… et dans chacun de ceux-ci il est possible de voir encore toutes sortes d’autres éléments secondaires. A est ainsi constitué d’éléments non-A et sans ces éléments non-A, il n’y a pas d’A. Sans le papier, l’encre et derrière la forêt, le bûcheron, le papetier et l’EDF, sans ces éléments non-livre, le livre n’existe pas. C’est ainsi que A est non-A. Le livre est l’ensemble de tous ces éléments et leur genèse regroupés par un signe : « livre ». Ainsi, dans la logique du Vajrachedica Sutra, un livre n’est pas un livre et c’est pourquoi c’est un livre. C’est très simple, nous vivons cette expérience à chaque instant de notre vie.

Le livre est interdépendance ; si plutôt que de vivre le « livre est », se vivait le livre « inter-est », à ce moment-là nous ne serions pas pareillement dupe du signe livre… et c’est pourtant un livre. Il est une parabole Zen que vous connaissez sans doute :

« Au début, les rivières et les montagnes étaient rivières et montagnes. Engagé dans la pratique, rivières et montagnes n’étaient plus rivières et montagnes. Mais aujourd’hui rivières et montagnes sont rivières et montagnes. »

C’est la logique de la prajnaparamita. Elle vide les appuis de l’esprit révélant dans le non-appui le cœur de l’immédiateté, la plénitude toute simple.

Le diable, le péché originel et l’immaculée conception.

D’une certaine façon il serait bien fondé de dire que le diable est le principe d’identité : c’est ce qui divise, qui crée le soi et le non-soi, c’est le principe de section, de division, de dualité. Les conceptions, les concepts que nous utilisons sont comme un serpent. Il est dit dans les sutra qu’il faut savoir bien prendre un serpent ! Si vous le prenez par la queue, il se retourne et mord. La personne avisée se muni d’un bâton fourchu pour l’immobiliser et l’attrape derrière la tête, car alors il ne peut se retourner pour mordre. La conception est un serpent, c’est même, d’un point de vue bouddhiste, le serpent diable de la conception qui est « péché originel », qui fait perdre l’état premier « adamique ». La conception engendre l’illusion qui fait perdre vidya, l’intelligence en soi, et naître ainsi à la connaissance d’avidya, l’absence d’intelligence en soi. Avidya, souvent rendu par « ignorance » est la « co-naissance » du sujet et de l’objet, la dualité. Ce n’est que le fruit de l’immaculée conception qui nous en délivrera ! (Rires.) Nous entendons par immaculée conception, la conception qui se conçoit en soi sans être maculée par l’intervention de l’autre… Quoiqu’il en soit la conception non comprise est un serpent venimeux, qui se mord peut-être la queue, mais qui en tout cas empoisonne. Donc l’enseignement du Vajrachedica Sutra est en fait sur le bon usage de la conception qui permet d’amener la dissolution de l’identité conçue dans la conception habituelle.

Qui étais-je avant que j’existe ?

La réalité du dharma est toujours paradoxale, le paradoxe étant finalement la seule façon d’exprimer conceptuellement la nature de la réalité non conceptuelle. Une vérité conceptuelle qui ne serait pas paradoxale ne serait pas enseignement du dharma, parole de Bouddha. Une parole laissant sur l’appui d’un concept, in fine, n’est pas une parole d’éveil. Le paradoxe et l’humour font voir le jeu des polarités dualistes et coupent court à leur logique linéaire. Quelle face aviez-vous avant la naissance de vos parents ? Étiez-vous tout ou rien ? Les deux ? Pas les deux ?… Les paradoxes et la logique paradoxale, c’est-à-dire ici sans logique linéaire, emmènent vers la langue du non-attachement. C’est l’entente sans signe, la langue du silence. Elle parle en silence dans le mutisme des conceptions de la discursivité : muette, mystagogique, mythique.

Le sens du vol des cygnes ?

La langue du non-attachement.

Cette langue a une force et une puissance particulière, son génie ne parle pas à l’esprit mais au cœur. Ses paroles sont musique qui dit l’essence au delà des sens. Sa musique s’amuse à l’écoute de sa muse, dans l’inspiration et l’expiration. Elle est naturellement fort apparentée à la poétique. La tradition du mahayana et des tantras en particulier la connaît comme la langue des Dakinis, qui est nommée en Occident « langue des oiseaux ».

Qu’ont en commun Les dakinis et les oiseaux ? Les dakinis et les oiseaux ont en commun d’être voyageurs entre ciel et terre. Ils sont personnes de transition entre ciel et terre, entre le divin et l’humain, entre le sans-signe et le signe. Leur langue fait communiquer ciel et terre. C’est une langue symbolique des sons et des images, comme l’argotique. Son génie parle silencieusement, organisant logique et analogie, sens et homophonie en jeux de mots et d’images. Elle désorganise le je et parle à son absence. Cette langue est celle de la pratique des tantras. Son génie parle à l’intelligence du pratiquant et il peut être entendue à différents niveaux. C’est ainsi que pratique, sadhana, et pratiquants, sadhaka, se transforment simultanément.

C’est la langue des oiseaux que les Dakinis parlent aux yogis dans les charniers, le lieu du sans-appui, le domaine de la perte et de la mort où s’évanouissent les illusions du samsara et du nirvana et où trépassent la dualité et les consciences de l’esprit. A bon entendeur salut !

Ce texte a été écrit d’après un exposé de Lama Denys prononcé pendant l’université d’été 1995 au cours d’un enseignement sur le Vajrachedika Sutra

Lama Denys Rinpoché

Formé traditionnellement et pleinement investi par Kyabdjé Kalou Rinpoché pour transmettre le bouddhisme en Occident, il enseigne aujourd’hui le cœur de la voie et permet à chacun d’en relier l’essence à son expérience personnelle.

 

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