Par-delà les limites : se considérer comme une déité

Lama Thoubten Yéshé

Nous nous cramponnons à une idée à la fois très limitée et très restrictive de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons devenir.

Nombre de gens voient les humains comme des êtres à peine supérieurs aux singes et leur esprit comme une série de réactions chimiques et d’impulsions électriques dans le cerveau, rien de plus ! Pareil regard nous réduit à un conglomérat de matière, excluant de l’existence humaine toute notion de dimension supérieure. Pour ces gens qui croient sincèrement à ces conceptions tellement étroites de ce qu’être humain signifie, quelle raison les pousse à rester en vie ? Peut-être celle de profiter le plus possible de tous les plaisirs sensoriels avant de retourner à notre nature de base : la poussière… Cette perspective déprimante doit peser lourd dans l’aliénation de notre société moderne.

Le tantra récuse cette opinion exagérément dépréciée de notre potentiel humain et nous recommande, en fait, de tous nous considérer dans notre beauté transcendante, comme des dieux et des déesses. A tous les niveaux du tantra l’une des pratiques essentielles consiste à dissoudre les conceptions ordinaires que nous avons de nous-mêmes afin que, de l’espace vide où ces concepts ont disparu, nous apparaissions avec le corps de lumière glorieux d’une déité, manifestation de la clarté essentielle de notre être le plus profond. Plus nous nous entraînerons à nous voir et à nous contempler en déité, moins nous nous sentirons prisonniers des déboires et des frustrations ordinaires de la vie. Cette auto-visualisation divine nous habilite à prendre le contrôle de nos vies et à créer un environnement pur dans lequel pourra s’exprimer notre nature essentielle.

Les déités de méditation ne doivent pas être confondues avec ce que mythologie et religions entendent quand elles parlent de dieux et de déesses. La déité que nous choisissons ici pour cette nouvelle identification représente les qualités essentielles de l’expérience de l’éveil parfait qui est latente en nous. Pour utiliser le langage de la psychologie, disons que cette déité est un archétype de notre nature intime, émergeant du niveau le plus profond de notre esprit. Dans le tantra nous concentrons notre attention sur une image archétype et nous nous identifions à cette forme subtile afin de réveiller les aspects les plus intimes, les plus profonds de notre être pour les attirer dans notre réalité actuelle. C’est la vérité pure et simple : si notre identification est fondamentalement pure, forte et adroite, nous développerons effectivement ces qualités ; alors qu’en continuant à nous voir comme abrutis et fous, nous le deviendrons sûrement…

Prenons un exemple de transformation et visualisons-nous en Manjoushri, déité princière représentée habituellement de couleur jaune-rouge, portant l’épée de la conscience discriminante dans la main droite et un texte des enseignements du Bouddha, La Perfection de la Sagesse, dans la gauche. Que nous soyons homme ou femme, nous pouvons y procéder dans la mesure où les visualisations transcendent complètement notre identification masculine ou féminine ordinaire. Cette image visualisée n’est pourtant pas le vrai Manjoushri. La Sagesse même, voilà le vrai Manjoushri, c’est à dire une conscience pénétrante absolument libre de tout voile, un esprit qui a réalisé son potentiel complet. Nous voir sous la forme de cette déité particulière a donc pour objectif de hâter le développement de cette sagesse déjà contenue en nous. L’épée à double tranchant de Manjoushri symbolise l’habileté de la Sagesse éveillée à discriminer ce qui est juste de ce qui est faux, en tranchant idées erronées et superstitions. Plus nous nous identifions intimement à la déité, nous familiarisant avec la signification de chacun de ses attributs, plus nous stimulerons au plus profond de notre esprit le développement des qualités qu’elle représente.

Dans les premières étapes de la pratique, ce processus qui consiste à s’imaginer en déité est dans une large mesure artificiel. Mais en nous exerçant au yoga de la déité avec une persévérance adéquate, nous serons capable de percevoir cette déité « auto-générée » avec une clarté infiniment supérieure à celle que nous avons de l’image actuelle de nous-mêmes. Notre esprit deviendra effectivement l’esprit de la déité et nos expériences sensorielles habituelles – ce que nous voyons, entendons, goûtons, etc. – deviendront les plaisirs bienheureux de la déité. Ce n’est pas un conte de fée. D’innombrables méditants ont vécu ces transformations dans le passé et il n’y a aucune raison que, si nous déployons un effort suffisant, nous n’obtenions pas des résultats identiques.

A propos de l’auto-génération

« Mais pourquoi devrais-je me manifester en Manjoushri ou quelque autre déité que ce soit ? », vous demandez-vous peut-être. « J’ai déjà assez de mal à me manifester en tant qu’homme ou femme ! Pourquoi devrais-je changer d’apparence et revêtir un autre masque, le masque de Manjoushri ? »

Rappelons-nous bien ceci : il ne s’agit pas, en nous manifestant en Manjoushri, de prendre un esprit différent de ce qu’il est déjà. Nous possédons à l’intérieur de nous, en ce moment même, les qualités profondes de cette manifestation divine. Et si nous pratiquons ces émanations de nous-mêmes en déité, c’est pour mieux reconnaître ces qualités et les cultiver pleinement, au lieu de demeurer lamentablement bloqué par les projections restrictives d’une attitude d’apitoiement sur soi qui nous fait dire : « Je suis laid, stupide, faible et nul ! »

Vous vous dites peut-être « Mais comment Manjoushri – ou quelque autre déité que ce soit – pourrait-il être l’essence de ce que je suis déjà ? Je ne ressemble à aucune de ces déités. Je ne suis ni orange ni bleu ni vert ! Je n’ai qu’un visage et deux bras, à la différence de la plupart de ces déités ! » Semblables objections surgiront vraisemblablement et si nous voulons arriver à les calmer, il nous faut d’abord examiner de très près ce que nous pensons effectivement être.

Tout d’abord, votre visage actuel n’est pas vous, pas plus que votre sang, vos muscles ou quelque autre partie de votre corps n’est l’essence de ce que vous êtes. Dans une certaine mesure, vous pouvez dire que votre corps est une sorte de robot mécanique puisqu’il est impuissant à fonctionner de lui-même. Il a besoin d’être sous le contrôle de quelque chose d’autre. Tout comme le programme d’ordinateur contrôle le robot et le fait fonctionner, il incombe à votre esprit (conscience, psyché, âme ou quelque nom que vous vouliez lui donner…) de donner vie à votre corps. C’est en ce sens que, si vous cherchez ce que vous êtes vraiment, si vous voulez savoir qui est responsable de la façon dont vous vivez votre vie, vous devez examiner votre esprit.

Il faut ensuite réaliser le fait suivant : depuis votre naissance jusqu’à ce jour, vous avez manifesté bien des aspects différents. Aucun d’entre nous n’est statique et immuable. Par exemple, vous ressemblez à un démon quand vous rentrez dans une rage folle alors qu’à d’autres moments, débordants d’amour, vous évoquez un ange ravissant. Pas la moindre de ces manifestations, qu’elles soient de colère, de paix, de jalousie, de compassion, de stupidité ou de sagesse, n’a pour point de départ votre corps ou votre forme physique. Le pouvoir de votre conscience, la puissance de votre esprit les font surgir. L’esprit a la capacité d’engendrer des milliers d’émotions et d’attitudes différentes et le corps se contente de suivre son exemple, sans aucun libre arbitre. En dépit de ce fait, nous nous identifions pourtant beaucoup plus volontiers à notre corps qu’à notre esprit, comme si nous pensions que le corps était le patron, et non l’esprit. On pourrait presque dire que nous devenons l’esclave de notre corps. Il suffit d’allumer la télévision pendant quelques minutes pour qu’apparaissent clairement l’énergie considérable que notre civilisation consacre au service du corps et celle ridiculement petite pour la culture de l’esprit. Pas étonnant qu’il y ait tant de confusion !

Cette prépondérance du corps sur l’esprit n’est pas la seule erreur. Nous nous refusons aussi à réaliser que le corps physique grossier n’est pas notre unique corps. Disons brièvement qu’il existe dans les limites de notre forme physique ordinaire un corps conscient subtil, nommé ainsi du fait de sa connexion intime avec les niveaux profonds de conscience. C’est à partir de ces niveaux très subtils qu’émerge l’énergie potentielle de sagesse et de béatitude, une énergie susceptible de transformer radicalement la qualité de notre vie. Les déités symbolisent le développement optimal de cette énergie de sagesse et de béatitude ; c’est pourquoi nous pouvons dire qu’une déité, indifféremment de sa couleur et du nombre de ses visages, représente l’essence de ce que nous sommes et de ce que nous pouvons devenir. Le yoga de la déité n’implique donc pas de fantasmes invraisemblables. C’est plutôt une méthode excessivement pratique pour nous hisser jusqu’à notre potentiel le plus élevé par un entraînement systématique et une transformation profonde de notre conscience humaine.

Bien que, de prime abord, le yoga de la déité puisse apparaître comme très étrange et peu réaliste, nous pouvons avoir un aperçu de son degré d’efficacité en pensant à des techniques similaires qui, même face au scepticisme occidental, ont déjà donné les preuves de leur valeur. Citons, par exemple, les cas multiples et documentés de gens qui ont eux-mêmes guéri leur cancer ou d’autres graves maladies grâce à un simple processus de visualisation créatrice. Au lieu de se cramponner à l’idée : « Mon corps est envahi par le cancer, je vais mourir », ces personnes s’imaginent intactes et en bonne santé. L’image de leur corps malade quitte leur esprit pour être remplacée par une image de radiance et de vitalité. Cette démarche s’est révélée efficace en de maintes occasions, y compris après que les médecins eussent abandonné tout espoir.

La santé du corps et de l’esprit est avant tout une question d’image de soi. Ceux qui, pour quelque raison que ce soit, se perçoivent négativement, deviendront puis resteront malheureux ; tandis que ceux qui réussissent à reconnaître et solliciter leurs ressources intérieures peuvent venir à bout des situations pénibles même les plus difficiles. Le yoga de la déité est une des techniques les plus profondes qui rehaussent l’image de soi ; c’est en ce sens que le tantra représente une méthode tellement rapide et puissante pour réaliser l’accomplissement de notre fantastique potentiel.

L’obstacle majeur qui bloque toute réussite à l’auto-transformation en déité vient de notre croyance persistante aux apparences ordinaires. Tant que nous maintenons l’idée ordinaire que nous avons de nous, nous ne disposons d’aucun espace pour nous percevoir en être éveillé. Notre vision de nous-même ayant le corps transparent et lumineux de la déité manquera totalement d’authenticité si nous continuons à nous identifier solidement à notre forme physique grossière. Et nous n’arriverons jamais à rentrer en relation avec la nature essentiellement pure de notre être si nous persistons à penser que la nature fondamentale de notre esprit ne diffère pas des émotions conflictuelles et des conceptions grossières qu’il véhicule.

Voilà pourquoi vouloir vraiment connaître la satisfaction d’un accomplissement total de soi-même implique de découvrir une voie qui nous libérera de la tyrannie des apparences et conceptions habituelles. D’où l’importance de réaliser sincèrement l’ampleur du désastre que représente la poursuite d’une relation à notre corps, à notre esprit et par là-même à notre image de soi dans les conditions grossières et limitatives présentes. Nous avons besoin de comprendre que cette acceptation naïve des apparences ordinaires ne réussit qu’à nous rendre chaque jour plus confus, plus insécurisé et plus insatisfait(…)

L’identité tantrique

Beaucoup disent : « Le corps n’a pas vraiment d’importance, ce qui compte, c’est la méditation intériorisée. » C’est une erreur. Selon le tantra, nous ne pouvons donner la priorité à l’esprit sur le corps et vice-versa. Ils sont d’importance égale. Dans cette pratique le corps est considéré comme un lopin de terre possédant des richesses minérales non révélées. Ce corps, le nôtre, contient, malgré sa nature de souffrance, les ressources naturelles les plus précieuses.

Nous avons tous, à un moment ou à un autre, vécu des sensations de grande béatitude physique. Il suffit parfois d’être assis là, détendu, pour qu’une vague de félicité intense nous submerge. Cela arrive communément sans pour autant être un signe de grande réalisation. Mais une telle expérience donne un aperçu de la grande quantité de béatitude que notre corps recèle actuellement. L’ensemble des yogas, exercices et méditations, se proposent donc d’éveiller, de contrôler et d’utiliser ces ressources d’énergie bienheureuse pour parachever la réalisation complète, l’illumination d’un Bouddha. Car tant que vous ne perdez pas la tête et savez maintenir une certaine vigilance, toute béatitude, quelle qu’elle soit, que vous l’appeliez plaisir samsarique, mondain ou autre, peut vous mener à la libération. (…)

Les ressources du plaisir existent déjà dans notre corps humain. C’est une des raisons essentielles pour lesquelles nous lui accordons tant de valeur. Ce qu’il nous faut c’est une méthode habile qui éveille et permette d’exploiter ces ressources afin de nous doter tous d’un bonheur parfait. Pour cela, nous devons apprendre à briser l’habitude de regarder les expériences de notre vie avec un esprit malheureux, empreint des projections négatives habituelles. Prendre conscience que c’est nous qui fabriquons tous ces problèmes humains est primordial. N’en rejetons pas la faute sur la société ; ne la rejetons pas sur notre mère, notre frère ou nos amis ; ne la rejetons sur personne. Nos problèmes sont notre propre création.

Mais nous sommes aussi bien le créateur de nos difficultés personnelles que celui de notre propre libération, car nous disposons en ce moment précis dans notre corps et notre esprit de tout ce qui est nécessaire pour atteindre au bonheur indicible de cet affranchissement.

Extrait de L’Espace du Tantra © Vajrayogini

Lama Thoubten Yéshé

Né au Tibet en 1935, Lama Thoubten Yéshé fonde en 1971 le monastère de Kopan dans la vallée de Kathmandou et commence à enseigner aux Occidentaux. Après plus de douze ans de survie incompréhensible pour les médecins, le Lama quitte son corps en 1984, laissant derrière lui plus de soixante centres d’études et autres structures de par le monde. Non seulement avait-il offert l’essence du bouddhisme tibétain, mais aussi révélé la dimension universelle de la démarche spirituelle, le pouvoir de l’esprit au-delà du simple concept dogmatique.

 

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