Le chant des trois certitudes

La transmission des paroles et de l’esprit.

Milarépa

Je me prosterne aux pieds de Marpa le traducteur.
Après avoir médité dans la solitude des montagnes,
J’ai acquis la certitude de la non-apparition
Qui m’a libéré de la saisie dualiste de vies passées et futures.
La manifestation des six mondes se révèle comme illusoire.
Ainsi j’ai coupé court aux fausses croyances
de la naissance et de la mort.
J’ai acquis la certitude de l’équanimité
Qui m’a libéré de la saisie dualiste du bonheur et de la souffrance.
L’expérience des impressions sensorielles se révèle comme illusoire.
Ainsi j’ai coupé court aux fausses croyances
en les choses à prendre et à laisser.
J’ai acquis la certitude de la non-distinction
Qui m’a libéré de la saisie dualiste du samsara et du nirvana.
L’effort dans les voies et les bhumis s’est révélé comme illusoire.
Ainsi j’ai coupé court aux fausses croyances
de l’espoir et de la peur.

J’ai acquis la certitude de la non-apparition…

Du point de vue de la réalité apparente, ou de la façon dont les choses se manifestent, toutes sortes d’objets apparaissent simplement du fait de l’assemblage de causes et de conditions. Néanmoins, en vérité absolue il n’y a pas d’apparition, c’est-à-dire, en d’autres termes, que rien n’apparaît réellement.

… Qui m’a libéré de la saisie dualiste de vies passées et futures.

Milarépa continue en disant qu’il ne fait pas de distinction entre cette vie et la suivante. Normalement, dans le bouddhisme il est enseigné que nous avons des vies passées et futures en nombre illimité dans un samsara sans commencement ni fin. C’est comme l’absence de commencement et de fin d’un rêve ou d’une illusion. Du fait que Milarépa a réalisé directement qu’il n’y a pas d’apparition, tous ses concepts et sa saisie de vies passées et futures comme étant réelles se sont effondrés.

La manifestation des six mondes se révèle comme illusoire…

Comme Milarépa réalise que le samsara est sans apparition, il réalise que les six mondes ne sont pas réels : ils apparaissent, mais ne sont pas réels. En d’autres termes, ils sont une illusion, le résultat d’une perception erronée. Par exemple, en termes d’expérience humaine, nous appelons cela de l’eau. « Eau » est le nom que nous appliquons à cette substance qui est humide et fluide. La substance humide et fluide est le référent du mot « eau ». Nous expérimentons l’eau comme quelque chose de bon à boire, etc. Néanmoins ce même référent humide et fluide est, pour un être infernal, du métal en fusion, une source de torture. Pour un esprit avide, c’est quelque chose de répugnant comme du sang ou du pus. Pour un poisson, c’est un lieu de vie. Pour un dieu, c’est de l’amrita. Ils voient tous le même référent de façon complètement différente. Aussi, est-il juste de dire que c’est de l’eau ? Si c’était vraiment de l’eau, alors tout le monde, sans être illusionné, verrait cela comme de l’eau. Pourquoi penser que notre façon de voir est la seule valable ou réelle ?

Et si tout le monde est dans le vrai, chacun de son propre point de vue, alors où y a-t-il une quelconque réalité? Aucun de ces points de vue ne peut être ultimement vrai. Ce que nous voyons ne sont que des apparences, des illusions, sans rien de vrai en elles-mêmes.

Pensant donc aux six mondes comme étant des illusions et du fait même que tous les êtres des six mondes sont illusoires, Milarépa voit alors ici que sa propre expérience des six mondes est illusoire. En d’autres termes, nous expérimentons toutes sortes de souffrances, même dans la vie humaine, mais tout cela n’est qu’illusion. C’est comme dans un rêve dans lequel nous pouvons expérimenter différentes formes de souffrance que nous ne rencontrerions jamais dans notre vie humaine ordinaire. Mais ces souffrances ne sont que des apparences, de simples apparences de souffrance. Il est juste de penser que même si les apparences du rêve ne sont pas réelles, la souffrance peut être la même que si elles l’étaient, aussi la souffrance n’est pas qu’apparence. C’est bien pour cela que nous essayons de nous libérer de nos conceptions erronées. Quand celles-ci ont disparu, nous n’expérimentons plus du tout les apparences comme étant souffrance. De plus, quelle que soit la souffrance, même quand nous souffrons, cela est non-produit.

… Ainsi j’ai coupé court aux fausses croyances de la naissance et de la mort.

Milarépa dit qu’il a coupé court à tous les doutes et les hésitations qui apparaissent du fait de prendre les choses pour réelles ou de les prendre pour ce qu’elles ne sont pas. Aussi il voit le samsara, la mort et la souffrance comme étant aussi irréelles que les apparences du rêve, avec l’assurance de quelqu’un qui n’est plus dans la confusion qui consiste à penser qu’elles sont réelles.

J’ai acquis la certitude de l’équanimité…

Ce quatrain traite de la similitude, dans le sens de l’égalité. Les choses peuvent sembler très différentes et opposées les unes aux autres mais quand vous réalisez la vacuité, elles sont exactement semblables en essence. Elles ne sont en fait que de simples apparences et, en essence, elles sont complètement égales ou similaires.

…Qui m’a libéré de la saisie dualiste du bonheur et de la souffrance.

De même le bonheur et la souffrance sont des concepts relatifs. Quand l’un s’accroît, l’autre décroît. Mais, en essence, comme rien n’apparaît, il n’y a pas de différence. Même dans un rêve, ce sentiment de bonheur ou de souffrance qui apparaît du fait des conceptions erronées, augmente ou diminue même si les apparences du rêve ne sont pas réelles. Mais là encore le bonheur et la souffrance étant non produits, ils sont égaux.

L’expérience des impressions sensorielles se révèle comme illusoire…

Ainsi l’emprisonnement des êtres dans le samsara et leur libération est la même chose. Il y a beaucoup de formes d’emprisonnements et de libération dans le monde, et nous pouvons vouloir aider à libérer les êtres des premiers mais en fait la libération ultime est la libération de la vraie nature de l’esprit vis-à-vis des concepts erronés.

… Ainsi j’ai coupé court aux fausses croyances en les choses à prendre et à laisser.

Quand Milarépa a une certitude quant à sa réalisation de l’égalité, il ne sent plus d’attachement au bonheur ni au fait de toujours essayer de l’obtenir et de l’augmenter. De même, il ne sent plus d’aversion pour la souffrance ni d’attachement au fait d’essayer de l’éviter ou de s’en débarrasser. Il a réalisé que, en essence, le sentiment d’aimer quelque chose ou de ne pas l’aimer est en fait le même.

J’ai acquis la certitude de la non-distinction…

Ce quatrain traite de la certitude de Milarépa dans sa réalisation de la non-distinction. Quelquefois cela est traduit comme inséparabilité dans le sens où deux choses ne sont pas différentes en essence. Elles sont deux aspects de la même essence. C’est l’essence qui a la qualité de l’inséparabilité. Les grands siddhas des traditions du mahayana et du vajrayana ont beaucoup à dire sur l’inséparabilité du samsara et du nirvana. Le sens de cette expression est que, en termes de réalité apparente, le samsara est la confusion apparaissant de l’ignorance concernant les apparences dualistes, et le nirvana est la cessation de cette ignorance et de cette confusion ; néanmoins, en termes de nature réelle ou d’essence de la réalité, il n’y a pas de dualité entre le samsara et le nirvana. En d’autres mots, les deux sont des manifestations de la même essence ; ultimement, ce ne sont pas deux choses séparées ou deux réalités. En d’autres termes, il n’y a pas de dualisme au niveau ultime entre le bon et le mauvais.

…Qui m’a libéré de la saisie dualiste du samsara et du nirvana.

Pour un débutant, il peut être très inspirant d’entendre qu’il n’y a pas de dualisme ultime entre le samsara et le nirvana, mais afin d’arriver à une certitude quant à cela, on doit étudier les enseignements des sutras et des tantras et utiliser son raisonnement pour réfléchir profondément sur ce sujet. Les êtres ordinaires ne peuvent cependant pas réaliser ceci directement, à cause du voile de la pensée dualiste. La raison pour laquelle Milarépa est capable d’avoir une telle certitude dans sa vue de la non-distinction entre le samsara et le nirvana vient du fait qu’il l’a réalisée directement.

L’effort dans les voies et les bhumis s’est révélé comme illusoire…

Dans la troisième ligne du verset, Milarépa dit que les voies et les bhumis sont illusion. Les voies et les bhumis sont les étapes de notre progression sur le chemin de l’éveil. Milarépa a réalisé que la notion même de progression sur la voie est simplement une manifestation venant de causes et de conditions apparentes et se produisant aussi apparemment ensemble. Mais en fait, dans la réalité, il n’y a personne qui ne va nulle part, aussi le chemin avec ses voies et ses bhumis n’a pas d’essence réelle.

…Ainsi j’ai coupé court aux fausses croyances de l’espoir et de la peur.

Dans la quatrième ligne Milarépa dit qu’il a éradiqué tous les doutes qui apparaissent du fait de prendre les choses irréelles comme étant réelles. Cela signifie qu’il n’a plus d’espoirs ou de peurs. Pour commencer, il avait une grande peur du samsara et un grand espoir d’en sortir ; au cours du chemin, il avait un grand espoir de réaliser le nirvana et beaucoup de doutes et de peurs qu’il ne soit pas capable de l’atteindre ; mais maintenant qu’il a réalisé la non-distinction du samsara et du nirvana, il n’a plus ni espoir ni peur.

Milarépa a souvent parlé de la non-distinction. Ici, nous l’avons juste abordée brièvement.

Il a chanté ce chant sur le chemin du Népal au Tibet, dans une grotte appelée Tropapouk. De nos jours une route qui va du Tibet au Népal passe au pied de cette grotte.

Aussi si jamais vous allez au Tibet ou en revenez par la route, vous pouvez entrer là et méditer pendant un moment. Si vous récitez ces vers, cela sera une manière particulièrement favorable d’y établir une connexion puisque c’est là que Milarépa les a chantés…

Khempo Tsultrim Gyatso

Grand érudit de l’école Kagyupa, il est responsable de plusieurs programmes d’étude en Inde et en Occident. Il a fondé en 1978 le Kagyu Tèktchen Chedra, une école de traduction et d’étude des textes fondamentaux du dharma.

Ce texte est la transcription d’un enseignement sur les Chants de Milarépa donné en juillet 1994 à Karma Ling dans le cadre de l’Université d’été.

 

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