Infinies qualités d’esprits…

Kyabdjé Kalou Rinpoché

L’expérience de la nature essentielle de l’esprit se situe au-delà des mots.
Vouloir la décrire est se trouver dans la situation d’un muet qui essayerait d’exprimer
la saveur du bonbon qu’il a dans la bouche:
il lui manque les moyens d’expression adéquats.
La nature de l’esprit pur peut être envisagée
suivant trois perspectives essentielles,
complémentaires et simultanées:
la vacuité, la luminosité-lucidité,
et l’infinité ou intelligence illimitée.

L’esprit est ce qui pense: « Je suis, je veux, je ne veux pas »; c’est le penseur, I’observateur, le sujet de toutes les expériences. Je suis l’esprit. D’un certain point de vue, cet esprit existe, puisque je suis et que j’ai une capacité d’action. Si je veux voir, je peux regarder ; si je veux entendre, je peux écouter ; si je décide de faire quelque chose avec les mains, je peux le commander à mon corps, et ainsi de suite. En ce sens, I’esprit avec ces pouvoirs et ces facultés semblent exister.

Mais si nous le cherchons, nous ne pouvons le trouver nulle part en nous : ni dans notre tête ni dans notre corps ni où que ce soit ou comme quoi que ce soit. De cet autre point de vue, il semblerait qu’il n’existe pas. Ainsi, d’un côté l’esprit semble exister mais, d’un autre, il n’est pas quelque chose qui existe vraiment.

Aussi longues et poussées que soient nos investigations, nous ne pourrons jamais lui trouver de caractéristiques formelles : il n’a ni dimension ni couleur ni forme ni quoi que ce soit de tangible. C’est en ce sens qu’il est dit « vide », parce qu’il est essentiellement indéterminable, inqualifiable, au-delà des concepts du mental, et en cela comparable à l’espace.

Cette nature indéfinissable est vacuité, c’est la première qualité essentielle de l’esprit. Elle est l’au-delà de la connaissance illusoire qui, elle, nous fait expérimenter l’esprit comme un moi pourvu des caractéristiques que nous nous attribuons habituellement.

Mais il faut être vigilant ! Car dire que l’esprit est vacuité comme l’espace n’est pas le réduire à quelque chose d’inexistant, au sens d’inopérant.

Comme l’espace, I’esprit pur n’est pas localisable, mais il est omniprésent et omnipénétrant : il embrasse et pénètre toutes choses. De plus, il est au-delà du changement et sa nature vide est indestructible, intemporelle.

La luminosité-lucidité

Si l’esprit est bien essentiellement vide, dans le sens que nous venons d’exprimer, il n’est pas seulement vide car s’il l’était, il serait inerte et n’expérimenterait ni ne connaîtrait rien : ni sensation ni joie ni souffrance. L’esprit n’est pas seulement vide, il possède une deuxième qualité essentielle qui est sa faculté ou capacité d’expériences, de connaissance. Cette qualité dynamique s’appelle « luminosité-lucidité ». Elle est à la fois la lucidité de son intelligence et la luminosité ou la clarté de ses expériences.

Si nous prenions un exemple, une analogie, pour essayer de mieux faire comprendre ce dont il s’agit, nous pourrions comparer la vacuité de l’esprit à l’espace de la pièce dans laquelle nous nous trouvons : cet espace sans forme permet l’expérience, il la contient en totalité, il en est le lieu. La luminosité-lucidité serait alors la lumière qui l’éclaire et rend possible qu’y soient connues différentes choses. S’il y avait uniquement un espace inerte, il n’y aurait pas de possibilité de connaissance. Ce n’est là qu’un exemple, car cette luminosité-lucidité de l’esprit n’est pas une lumière ordinaire comme celle du soleil, de la lune ou de l’électricité. Il s’agit de la clarté spirituelle qui rend possible toutes les connaissances et expériences.

L’esprit, la réalité et l’illusion

Cette nature vide et lumineuse de l’esprit est ce qu’on appelle la « claire lumière », c’est une lucidité-vide qui, au niveau de l’esprit pur, connaît en elle-même et se connaît elle-même; aussi la nomme-t-on « luminosité autoconnaissante ».

Il n’y a pas d’exemple vraiment adéquat pour illustrer cette luminosité-lucidité au niveau pur; mais d’un niveau ordinaire qui nous est proche, en comprenant une de ses manifestations, la situation de l’état de rêve, nous pourrions entrevoir certains de ses aspects. Supposons qu’il fasse nuit noire et que dans cette obscurité totale nous soyons en train de rêver, expérimentant un monde onirique. L’espace mental qui en est le lieu – indépendamment du volume de l’endroit où nous sommes – peut être comparé à la vacuité de l’esprit, et son aptitude à y connaître des expériences – indépendamment de l’obscurité extérieure – correspond à sa luminosité-lucidité.Cette luminosité-lucidité englobe toute connaissance de l’esprit : aussi bien la clarté inhérente à ses expériences que la lucidité de celle ou de celui qui fait l’expérience ; connaisseur et connu, lucidité et luminosité, ne sont que deux facettes d’une seule et même qualité. Comme intelligence qui connaît l’expérience onirique elle est lucidité et, comme clarté présente dans ses expériences, elle est luminosité; mais au niveau non dualiste de l’esprit pur, il s’agit d’une seule et même qualité appelée en tibétain « sèl-oua ». Cet exemple peut aider à comprendre mais, attention, il ne s’agit que d’une illustration montrant à un niveau habituel une manifestation particulière de la lucidité-luminosité. Dans l’exemple, il y a en effet une différence entre la lucidité du connaisseur et la luminosité de ses expériences; cette différence provient de ce que le rêve est une expérience dualiste, faite en termes de sujet et d’objet, dans laquelle la luminosité-lucidité se manifeste à la fois dans sa connaissance ou lucidité du sujet et dans la clarté ou luminosité de ses objets. L’exemple est imparfait, car, fondamentalement, en l’esprit pur, la séparation n’existe pas, bien qu’il s’agisse de la même qualité de lucidité-luminosité qui, essentiellement, est non dualiste.

L’infinité ou intelligence illimitée

Le troisième aspect, qui doit être ajouté aux deux premiers pour décrire complètement ce qu’est l’esprit pur, est I’« intelligence illimitée » ou « infinité ». La luminosité-lucidité de l’esprit décrite précédemment est sa capacité à connaître ; en celle-ci tout peut apparaître, ses possibilités de connaissance, l’intelligence de l’esprit, sont illimitées. Le terme tibétain qui désigne cette qualité signifie littéralement « absence de limite » ou « d’entrave ». C’est la liberté qu’a l’esprit de connaître et d’expérimenter sans limites et sans fin. Ces connaissances et expériences sont, au niveau pur, celles des qualités et des domaines éveillés et, au niveau habituel, celles que I’esprit a de chaque chose comme étant ceci ou cela, c’est-à-dire la faculté cognitive qu’a la conscience de distinguer, de percevoir et de concevoir toutes choses.

Pour reprendre l’exemple du rêve, la manifestation de cette intelligence illimitée de la nature de l’esprit serait, sur la base de la vacuité et de la luminosité-lucidité telles que nous venons de les évoquer, son aptitude à expérimenter la multiplicité des aspects du rêve, que ce soient les perceptions du sujet onirique ou les expériences de son monde rêvé. La luminosité-lucidité serait ce qui permet de connaître et d’expérimenter, alors que l’intelligence non limitée serait l’ensemble de tous les aspects distinctement connus et expérimentés.

Cette intelligence non limitée correspond, au niveau habituel, à tous les types de pensées et d’émotions que nous pouvons avoir en l’esprit et, au niveau pur de l’esprit d’un bouddha, à toutes les sagesses ou qualités éveillées mises en œuvre pour aider les êtres.

L’esprit, la réalité et l’illusion

Aussi l’esprit pur peut-il être envisagé comme étant :

– par essence, vide ;

– par nature, luminosité-lucidité ;

– et par ses aspects une infinité de possibles.

Ces trois facettes – vacuité, lucidité et infinité – ne sont pas séparées mais concomitantes. Elles sont les qualités simultanées et complémentaires de l’esprit éveillé.

Avec ces trois aspects, il est au niveau pur l’état de bouddha ; tandis qu’au niveau impur, ignorant et illusionné, il devient tous les états de conscience conditionnée, toutes les expériences du samsara.

Cependant, que l’esprit soit éveillé ou illusionné, il n’est rien qui soit en dehors de lui et il est essentiellement le même chez tous les êtres, humains ou non humains. La nature de bouddha, avec tous ses pouvoirs et ses qualités éveillées, est présente chez tous les êtres. Les qualités d’un bouddha sont toutes en notre esprit, mais voilées, masquées, comme peut l’être une vitre naturellement transparente et translucide mais opacifiée par un épais voile de saleté.

La purification, le dévoilement de ces impuretés permettent que se révèlent toutes les qualités éveillées présentes en l’esprit. Actuellement, notre esprit a peu de libertés et de qualités, car il est conditionné par notre karma, c’est-à-dire par nos habitudes et empreintes antérieures. Mais, petit à petit, la pratique du dharma et de la méditation le libère et l’éveille à toutes les qualités de l’état de bouddha.

Maintenant, sans doute serait-il bon de faire, si vous le voulez bien, une petite expérience pratique, une courte méditation, pour essayer de mieux percevoir la nature de ce dont il s’agit.

Tout en étant confortablement assis, laissons notre esprit au repos, dans son état naturel. Nous nous détendons, relâchons nos tensions, et restons sans aucune contrainte, sans intention particulière, sans artifice…

… Laissons notre esprit dégagé, ouvert, comme l’espace…

… Spacieux, I’esprit reste clair et lucide…

… Détendu, relâché, I’esprit demeure transparent et lumineux …

… Nous ne gardons pas notre esprit enfermé en nous-même…

Il n’est pas confiné dans notre tête, dans notre corps ou dans l’environnement, où que ce soit.

Relâché, il est vaste comme l’espace et englobe tout…

… Il englobe tout, des Etats-Unis à l’lnde, tout le monde et l’univers. Il pénètre tout notre monde…

… Restons au repos, détendu, dans cet état d’ouverture…

… Sans limites, pleinement lucide et transparent…

L’ouverture et la transparence de l’esprit, semblables à celles de l’espace indéterminé et inqualifiable, sont un signe de ce que nous avons appelé sa « vacuité ».

Sa lucidité connaissante et dégagée est ce que nous avons appelé sa «luminosité ».

Il y a aussi son intelligence illimitée, son infinité, qui est son « aptitude à tout connaître », à laquelle correspond la connaissance, sans limite ni entrave, des personnes, des lieux et de toutes les autres choses. Il est capable de connaître toutes ces choses, et il peut les reconnaître distinctement.

… De nouveau, sans orienter «I’esprit », le sujet-connaisseur, ni vers l’extérieur ni vers l’intérieur, nous restons tel quel, au repos, relâché…

… Sans sombrer dans un état d’indifférence ou d’opacité mentale, nous laissons l’esprit dans un état alerte et vigilant…

… Dans cet état, I’esprit est ouvert et dégagé, c’est sa vacuité…

… Sa clarté et sa lucidité connaissante sont sa luminosité…

… Tous les aspects qu’il connaît distinctement et sans aucune entrave sont l’intelligence illimitée…

Un important obstacle vient de ce qu’habituellement l’esprit se confine dans le corps, perçu comme étant mon corps. Nous nous identifions à celui-ci. Nous fixant sur lui, nous nous y enfermons. Il faut au contraire relâcher toute tension, toute crispation. Tendu et crispé, I’esprit reste enfermé; il finirait même par développer dans ses tensions des douleurs corporelles et des maux de tête…

… Restez au repos, I’esprit dans son immensité lucide, ouverte et détendue…

Nous pouvons commencer à méditer ainsi, mais il est très important de poursuivre la pratique avec un guide qualifié qui nous dirigera sur la bonne voie. Avec son aide, nous pourrons réaliser la vacuité de l’esprit, des pensées et des émotions, ce qui est le meilleur de tous les moyens pour se libérer des illusions et des souffrances. La reconnaissance de la nature des passions permet qu’elles se libèrent d’elles-mêmes : il est donc essentiel d’apprendre à reconnaître leur vacuité dès qu’elles apparaissent. Si nous ignorons leur nature vide, elles nous emportent dans leur flot, se succèdent, s’enchaînent et nous possèdent. Elles ont de l’emprise sur nous parce que nous leur attribuons une réalité qu’elles n’ont pas vraiment. Si nous réalisons leur vacuité, leur pouvoir aliénant et les souffrances qu’elles engendrent se dissipent.

Cette aptitude à reconnaître la nature vide de l’esprit et de toutes ses productions, projections, pensées et émotions, est la panacée, car c’est le remède universel qui, à lui seul, permet de soigner toute illusion, toute passion et toute souffrance.

Notre esprit peut être comparé à une main qui, actuellement, est liée, ficelée, tant par la représentation de notre moi, de l’ego ou du soi, que par les conceptions et les fixations propres à ce dernier. Petit à petit, la pratique élimine ces fixations et conceptions égotiques et, comme la main déliée peut s’ouvrir, I’esprit s’ouvre et acquiert toutes sortes de possibilités d’œuvrer. Il se découvre alors nombre de qualités et de dextérités, comme la main libérée de ses entraves. Ces qualités qui se révèlent progressivement sont celles de l’éveil, de l’esprit pur.

Profonde
et au-delà des concepts
est l’ainsité.
C’est la claire lumière
non composée, incréé,
infinie, pure depuis toujours,
l’ultime sphère du nirvana naturel,
sans centre ni périphérie.
L’œil de l’esprit conceptuel ayant disparu : sans vouloir et sans pensée, en l’absence de torpeur, d’agitation et de trouble, contemple-là….

Atisa

Extrait de La voie du Bouddha de Kalou Rinpoché. © Éditions du Seuil – 1993

 

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