…Sans origine ni fin…

Entretien avec Ringu Tulkou

Il n’y a pas une forme d’espace statique dans lequel les phénomènes se produisent. Il n’y a pas non plus un temps linéaire dans lequel les phénomènes se produisent. L’espace et le temps sont reliés ; et, bien qu’il y ait la possibilité de différents mondes et différentes expériences se produisant à un endroit donné au même moment, celles-ci sont susceptibles d’être perçues de façons variées par différentes sortes d’êtres.

Comment les Tibétains réconcilient-ils leur vue ancienne du monde représenté par le Mont Mérou avec la vue moderne de la Terre dans le système solaire ?

Ringu Tulkou Rinpoché : Je pense que les Tibétains n’ont jamais cru que le Tibet était le centre du monde. Il y avait cette théorie en Inde dans laquelle le Mont Mérou était le centre du monde avec autour les quatre continents. D’une manière générale, cette vision moderne de notre monde n’a pas été choquante pour les Tibétains parce que le bouddhisme a toujours enseigné que le monde perçu n’est pas réel. Le monde n’est vu que selon notre propre manière de voir les choses, selon notre esprit. Notre royaume karmique est perçu d’une manière bien particulière. En fait cette perception pourrait être tout autre. Ainsi il y a cette histoire traditionnelle de l’eau qui est perçue par différents êtres de manière totalement variée : par exemple, pour les dieux, l’eau est un nectar, pour les êtres des enfers c’est comme un magma de liquide bouillant, pour un animal, cela peut être un habitacle et pour un esprit avide c’est comme du pus ou du sang.

De même le concept du Mont Mérou n’est pas particulièrement rigoureux. En effet, il est dit que la hauteur du Mont Mérou est identique à la largeur de l’océan qui l’entoure et qui repose lui-même sur une double aile adamantine. Comme cette structure est censée être un cercle, on voit bien que cela n’est pas très cohérent d’un point de vue mathématique.

Y a-t-il correspondance entre la structure du Mont Mérou et l’espace intérieur qu’est notre corps?

– Dans le Kalachakra Tantra, il y a des descriptions de la cosmologie extérieure, de la cosmologie intérieure et de la cosmologie intermédiaire. Ainsi la cosmologie extérieure est l’univers, l’intérieure est notre propre être et la cosmologie intermédiaire est la pratique, c’est-à-dire aussi la manière dont le Kalachakra comprend ces deux notions de vérité absolue. La description faite dans le kalachakra Tantra de la dynamique de la cosmologie extérieure est une description symbolique de la dynamique de la cosmologie intérieure et cela a été considéré comme une forme d’explication.

Du point de vue bouddhiste, l’espace et le temps ne sont pas considérés comme absolus mais comme reliés. Ainsi lorsqu’on aborde la philosophie bouddhiste, il est très important de comprendre l’interrelation du temps et de l’espace, sans cela on ne peut pas vraiment parler de l’interdépendance de tous les objets et donc on ne peut pas vraiment parler des atomes ou d’autres concepts.

Si l’on a une compréhension de l’interdépendance du temps et de l’espace, alors la compréhension de l’interdépendance de tous les objets devient claire. L’interdépendance est illustrée dans le Samanthabadra Charyapranidana dans lequel il est dit que dans un grain de poussière il peut y avoir autant de Bouddha qu’il y a de grains de poussière dans l’univers. Ce que l’on veut dire ici, c’est qu’il n’est pas impossible qu’il y ait des univers entiers dans un grain de poussière parce que ce grain de poussière n’a pas d’existence réelle mais une nature onirique.

La notion d’espace-temps n’est-elle finalement reliée qu’à notre perception ?

– Oui, le temps et l’espace sont tout à fait reliés à notre perception, c’est pourquoi ils sont relatifs. Ainsi l’espace n’est pas nécessairement un espace. Il n’y a pas une forme d’espace statique dans lequel les phénomènes se produisent. Il n’y a pas non plus un temps linéaire dans lequel les phénomènes se produisent. L’espace et le temps sont reliés ; et, bien qu’il y ait la possibilité de différents mondes et différentes expériences se produisant à un endroit donné au même moment, celles-ci sont susceptibles d’être perçues de façons variées par différentes sortes d’êtres.

Qu’en est-il de la qualité spacieuse de l’esprit ? C’est souvent une comparaison que l’on utilise pour décrire la nature de l’esprit, on dit qu’il est vaste comme l’espace…

– Lorsque nous parlons de l’espace pour évoquer les qualités de l’esprit ou le ciel, il s’agit d’exemple. Ce que nous appelons ciel est une unité très spacieuse dans laquelle tout peut arriver. Rien ne l’affecte, de bonnes ou de mauvaises choses peuvent s’y produire, sans avoir aucun effet sur l’espace lui-même. Aussi appelle-t-on cette chose espace mais en fait il n’y a rien. C’est quelque chose que nous nommons lorsqu’il n’y a rien. De ce point de vue, il s’agit d’une sorte de métaphore, on dit que l’esprit est comme l’espace, pas que l’esprit et l’espace sont identiques. C’est l’exemple que l’on donne afin d’avoir une idée de ce que peut être une des qualités de l’esprit.

Que pensez-vous des efforts de l’Occident pour trouver l’origine de l’espace et l’étendue du Big-Bang ?

– Si l’on comprend la nature relative de l’espace et du temps on n’a pas à entrer dans la logique du Big-Bang. Parce qu’il peut toujours y avoir un Big-Bang. En philosophie on pose la question de l’origine : « Quand tout a-t-il commencé ? D’où cela vient-il ? » Les questions ont été posées au Bouddha ; il n’y a pas répondu. Car lorsqu’on pose la question de l’origine on suppose qu’il y a quelque chose maintenant. Le dilemme des philosophes est de trouver d’où viennent tous ces objets. S’ils viennent de quelque chose, d’où ce quelque chose provient-il ? Et si ce quelque chose ne venait de rien, alors quelle serait la nature de ce quelque chose ? Si ce quelque chose ne procède de rien, alors comment peut-il devenir quelque chose ? Quel est ce rien ? Ainsi il n’y a pas de réponse. Ce que le bouddhisme avance c’est qu’il n’y a pas de question ; on ne peut pas poser la question : « D’où cela vient-il ? » Car d’abord il faudrait voir ce dont il s’agit, quelle est la nature de cette chose. La question se dissout d’elle-même. La nature des phénomènes est ce que nous appelons l’interdépendance. Alors les questions de savoir d’où cela provient ou quand cela a-t-il commencé ne se posent plus. En ce moment même c’est là et ce n’est pas là ; c’est comme un rêve, c’est magique, c’est comme un arc-en-ciel… Lorsqu’on comprend la philosophie de l’interdépendance, la philosophie de shunyata, la vacuité, alors le temps et l’espace intérieurs sont peu à peu perçus d’une manière différente de l’ordinaire.

Mais tout le monde ne voit pas les choses de cette manière. L’espace intérieur et extérieur ont l’air si réel ; comment peut-on accepter l’existence de quelque chose qui n’existe pas ?

– C’est cela l’idée. Lorsqu’on dit que les phénomènes ou les événements sont reliés, on appelle cela l’interdépendance. Cela ne veut pas dire que les choses ne sont pas là mais il s’agit ici de la manière dont ces phénomènes sont perçus, de la façon dont nous les expérimentons. Ce que nous voyons apparaît de façon très solide mais ce que nous expérimentons dans nos rêves semble aussi très réel. Dans un rêve on peut être très heureux ou très malheureux, on peut être très affecté. Nous pouvons peut-être penser que nous rêvons mais tout semble si réel qu’à ce moment-là on ne peut pas croire que cela n’est pas réel. Ainsi – selon le bouddhisme – le cosmos possède entièrement cette qualité onirique. C’est une des caractéristiques du vide que tout puisse s’y produire.

Tout n’est pas vide, mais l’espace est un vide dans lequel tout peut se produire. L’espace n’est pas quelque chose. Il peut y avoir différentes vues à ce sujet. Mais l’espace est l’absence de quelque chose, tout peut se produire. Lorsqu’on voit des objets matériels, on voit ces objets dans l’espace ; quel que soit l’objet matériel il est dans l’espace, la possibilité étant que quoi que ce soit qui est matériellement présent, c’est l’espace. La qualité de l’espace est de donner l’espace, c’est la caractéristique de l’espace.

Si l’on considère le temps et si nous essayons de définir quand et où tout a commencé ou quand et où tout finira, cela est impossible car les phénomènes se produisent et apparaissent de manière onirique. Tout semble très clair lorsqu’ils sont là ; cependant la nature des phénomènes étant l’interdépendance, la vacuité, il faudrait examiner entièrement la philosophie bouddhiste afin de comprendre cela très clairement.

Lorsqu’on a besoin d’espace, dans le contexte occidental, on réduit souvent cette notion à l’espace vital, au besoin d’espace…

– Oui, on dit c’est mon espace, j’ai besoin de tant d’espace. On a besoin d’un espace privé, de son cocon. Cette notion d’espace met les gens sur leur garde. La situation est différente à l’Est ; les Tibétains ne se plaignent jamais d’un manque d’espace, ils n’ont jamais de problèmes de ce genre. La notion d’espace intérieur étant peu développée en Occident, lorsque quelqu’un se présente, lorsque quelque chose se produit les gens peuvent ressentir comme une sorte d’intrusion dans leur espace ; c’est pourquoi il y a ce besoin d’avoir un espace dans lequel on se sent confortable. Ce genre d’expérience devient rapidement limitée et limitante. En fait l’espace est dans notre esprit. On pourrait appeler cela l’espace psychologique. Si l’on se sent libre, si l’on est relaxé, on n’a pas besoin de plus d’un mètre soixante ou quatre-vingt. Quant à ce qui se passe autour de soi, que cela soit dérangeant ou ne le soit pas dépend entièrement de l’attitude que l’on a. J’ai observé qu’en Occident il y a un sentiment très fort de l’espace privé. Cela est différent de chez nous. Nous n’avons pas ce concept du privé, nous n’avons même pas de mot dérivant de cela…

Comment donc est-il possible de trouver cet espace intérieur ?

– Je pense qu’il s’agit d’une question d’attitude. Si l’on pense que les choses dérangent, eh bien, elles dérangent ! Prenons l’exemple d’une personne habitant une maison, puis quelqu’un vient planter une tente à cent mètres de là ; alors l’habitant de la maison peut se dire : « Oh cela me dérange, cette tente, là-bas ! ». Ainsi il ne s’agit que de l’attitude que nous adoptons. Si l’on pense que tout dérange, alors tout dérange ; si l’on pense que les choses ne dérangent pas, alors elles ne dérangent pas. Supposons qu’un oiseau chante, cela peut être très joli et ne pas déranger du tout ; d’un autre côté si vous pensez que le chant de l’oiseau dérange, alors il vous dérange…

Propos recueillis par Nèldjorpa Mingyour, Sam Boutet et Karine Barbier. © Revue Dharma – Juillet 1996.

Ringu tulkou

Ringu Tulkou est un éminent enseignant. Il fut reconnu comme la manifestation de l’abbé du monastère de Rigul au Tibet et a obtenu le degré d’Acarya à l’Université de Bénares. Le titre de Khènpo lui fut donné par sa Sainteté le XVIe Gyalwa Karmapa. Il a aussi reçu celui de Lopeun Tchènpo, titre de Maîtrise en Philosophie Nyingma. Gyalwa Karmapa et Dilgo Kyèntsé Rinpoché furent ses lamas racines.

 

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