Réflexion sur le miroir cosmique

Chögyam Trungpa Rinpoché

En se référant aux conditions ordinaires de votre vie vous pourriez faire une découverte choquante… Tout en buvant votre tasse de thé, vous pourriez découvrir que vous êtes en train de boire du thé dans un espace vide. En fait, vous n’êtes même pas en train de boire le thé. La qualité vide de l’espace est boire du thé.

Donc tout en faisant n’importe quelle petite chose ordinaire, si celle-ci est prise comme point de référence, elle peut vous introduire à une expérience de point de non-référence. Quand vous enfilez votre pantalon ou votre chemise, vous pourriez découvrir que vous habillez l’espace. Quand vous appliquez votre maquillage, vous pourriez découvrir que vous êtes en train de maquiller l’espace. Vous êtes en train d’embellir l’espace, pure vacuité.

Habituellement nous concevons l’espace comme quelque chose de vacant ou de mort. Mais l’espace est un vaste monde qui a des capacités d’absorption, de reconnaissance et d’adaptation. Vous pouvez le maquiller, boire du thé avec lui, manger des biscuits, cirer vos chaussures en lui. Quelque chose est là. Mais si vous regardez en lui, vous ne pourrez trouver quoi que ce soit. Si vous essayez de poser votre doigt sur lui, vous découvririez que vous n’avez même pas un doigt à poser ! Ceci est la nature primordiale de la bonté fondamentale, et c’est cette nature qui permet à un être humain de devenir un guerrier.

Le guerrier, fondamentalement, est quelqu’un qui n’a pas peur de l’espace. Le couard vit dans une terreur constante de l’espace. Quand le couard est seul dans la forêt et n’entend pas un bruit, il pense qu’il y a un fantôme caché quelque part. Dans le silence il évoque toutes sortes de monstres ou de démons. Le couard est effrayé par l’obscurité parce qu’il ne peut rien voir. Il est effrayé par le silence parce qu’il ne peut rien entendre.

La couardise c’est tourner l’inconditionné en une situation de peur en inventant des points de références, ou conditions, de toutes sortes. Pour le guerrier, l’inconditionnel n’est ni conditionné ni limité. Il n’a pas à être désigné comme étant positif ou négatif, mais peut être juste tel qu’il est. (…)

Nous n’avons pas d’autre choix que de regarder d’où nous venons, revenir à l’état originel, effectuer un retour sur le fond. Regarder en arrière ne veut pas dire revenir en arrière de plusieurs milliers d’années, mais aller en amont, avant le processus mental, avant même que la pensée ne soit jamais survenue. Ceci est le miroir cosmique, ou primordial. Pourquoi est-il primordial ? Parce qu’il est inconditionné. Inconditionné veut dire qu’il n’est produit par aucune circonstance particulière, pas plus qu’il n’est une réaction pour ou contre une quelconque situation. De ce fait il est inconditionné.

Nous pouvons dire la même chose des éléments d’un point de vue physique. Nous pouvons comprendre très clairement que la terre, le feu, l’eau, l’air et le vent sont inconditionnés. Ils ne sont pas un produit de réaction ; ils sont un phénomène auto-existant qui est là, toujours.

Si nous sommes capables de nous relaxer – de nous détendre en regardant un nuage, de nous détendre en expérimentant l’authenticité d’une goutte de pluie – nous pouvons voir la qualité inconditionnelle de la réalité qui demeure très simplement dans les choses telles qu’elles sont. Quand nous sommes capables de regarder les choses sans se dire : « c’est pour moi ou contre moi », « Je peux suivre cela » ou « je ne peux pas participer à cela », quand nous pouvons regarder simplement les choses, directement, naturellement, nous commençons à développer une qualité de présence et de précision. Nous ne sommes pas mus par l’espoir et la crainte ; de ce fait nous ne fuyons ni n’entretenons les choses.

Si nous en venons à parler du miroir cosmique, le terrain fondamental non conditionné de l’espace, c’est ce que nous pourrions en dire de plus proche. Un miroir ne rejette ni n’accepte ; il est prêt à refléter quoi que ce soit, d’un niveau grossier jusqu’au plus raffiné, et il reste néanmoins un miroir tel qu’il est. La disposition fondamentale de référence du miroir cosmique est vaste ; elle est libre d’une quelconque forme de partialité. Et nous pouvons être cela ; nous le sommes automatiquement…

La notion de miroir cosmique est reliée et connectée à une bonté fondamentale de base et perpétuelle. La définition de la bonté de base à ce niveau est de n’avoir aucun commencement ; et par conséquent il n’y a pas de finalité. Donc elle est libre de toute norme, de toute forme, de quoi que ce soit qui puisse être créé. Elle est libre de création ; donc elle est fondamentalement bonne. Bonne, littéralement, veut dire, dans l’acceptation courante : sans défaut, ce que nous pourrions appeler « impeccable ». La bonté fondamentale est aussi libre d’altération. Pourquoi ? Parce qu’elle est libre de naissance et par conséquent elle est libre de déclin et de mort.

La nature même du miroir cosmique est donc libre de concepts. « Cosmique » ici a un sens inhabituel. « Cosmique » ici veut dire « vaste ». C’est par conséquent inconcevable, au-delà de la pensée, au-delà de la mesure, au-delà de toute limitation, insondable. Et au travers de ce miroir cosmique la clarté de la vastitude s’élève naturellement – la brillance, le pôle d’acceptation, la qualité omnipénétrante.

Ceci peut être vu comme la connaissance primordiale. Mais nous devons être prudent lorsque nous parlons de connaissance primordiale. Nous ne parlons pas de connaissance primordiale au sens de quelque chose que nous atteignons. Nous ne disons pas qu’originellement quelqu’un était ignorant et qu’ensuite il a atteint la connaissance primordiale. Nous sommes en train de parler de la connaissance immédiate sans commencement, de quelque chose qui est naturellement intelligent.

Les perceptions sont des expressions naturelles de cette connaissance. Toutes les perceptions sont fondamentalement le produit, et même plutôt que le produit, la manifestation de ce miroir cosmique, l’atmosphère dans laquelle le miroir cosmique peut prendre place. S’il n’y avait pas de miroir cosmique vous ne pourriez pas avoir de perceptions du tout.

La conscience, ses organes et ses champs sensoriels sont naturellement des étendues sans limites. Il y a du son sans limite, il y a des impressions visuelles illimitées, du goût sans limites, de la sensation sans limites et ainsi de suite. Il y a des champs de perceptions sensorielles illimités, des domaines de perception partout. Il y en a tant qu’ils sont cosmiques, inconcevables, au-delà de la pensée.

Il y a tant de perceptions qu’elles sont dépourvues de limites, au-delà de l’imagination. Il y a une vaste quantité de sons. Il y a des sons que nous n’avons jamais entendus, qui n’ont jamais été enregistrés. Il y a des impressions visuelles, des couleurs qui n’ont jamais été vues, jamais été enregistrées antérieurement au cours de l’histoire humaine. Il y a des sensations qui n’ont jamais été enregistrées avant, jamais. Il y a des champs sensoriels infinis qui existent. Les perceptions ont une qualité de bonté fondamentale qui est peu mentionnée dans les traditions religieuses. En quelque sorte les religions condamnent les perceptions comme étant des semeuses de troubles.

Mais dans la tradition de Shambala, qui est plus une tradition séculaire qu’une tradition spirituelle, nous considérons les perceptions comme sacrées. Elles sont un don naturel, une habileté innée que nous possédons. Si vous ne percevez pas d’impressions visuelles, si vous n’entendez pas de sons, si vous ne goûtez pas de saveurs, vous n’avez aucun moyen de communiquer avec quoi que ce soit. Parce que les champs de perceptions sensorielles sont si vastes, sans commencement et sans fin, nous en tant que guerrier, nous sentons que la bonté participe de cela. Du fait de la vastitude des perceptions, de cette extraordinaire qualité infinie, nous commençons à avoir la possibilité de communiquer avec la profondeur du monde – du monde visuel, du monde sonore, du monde de toute chose – d’un monde plus grand. La vastitude du spectre des perceptions est au-delà de la conceptualisation, au-delà des mots, au-delà des idées.

Vos facultés sensorielles donnent accès aux possibilités d’une perception plus profonde. Au-delà de la perception ordinaire, il y a de « super-sons », de « super-fragrances » et de « super-sensations » existant dans votre état d’être. Celles-ci peuvent être expérimentées seulement en vous entraînant à la profondeur de la pratique méditative qui clarifie toute confusion ou manque de clarté et qui apporte la précision, l’acuité et la connaissance immédiate de la perception – l’instantanéité de notre monde.

Dans la méditation vous expérimentez la précision du souffle allant et venant. Vous sentez votre souffle, votre respiration : c’est tellement bon. Vous expirez, le souffle se dissout : c’est si vif et bon, c’est si extraordinaire que les préoccupations ordinaires deviennent superflues. La pratique de la méditation apporte le « super-naturel », si je peux me permettre d’utiliser ce mot. Vous ne voyez pas de fantômes ni ne devenez télépathe mais vos perceptions deviennent super-naturelles, simplement super-naturelles.

Un des points clés dans la découverte du principe de drala est de réaliser que votre propre connaissance immédiate en tant qu’être humain n’est pas séparée du pouvoir des choses telles qu’elles sont. Ils sont l’un et l’autre des reflets de la connaissance immédiate inconditionnée du miroir cosmique. Il n’y a donc pas de séparation fondamentale ou de dualité entre vous et votre monde. Quand vous pouvez expérimenter ces deux choses ensemble comme n’étant qu’un, cela revient à dire qu’alors vous avez accès à une vision et un pouvoir immense dans le monde – vous trouvez qu’elles sont connectées de façon inhérente à votre propre vision, votre propre être. C’est découvrir la magie. Nous ne parlons pas là d’une révélation intellectuelle ; nous sommes en train de parler d’une expérience véritable. Nous parlons de la façon dont nous percevons la réalité actuellement. La découverte de dralas peut survenir comme une odeur extraordinaire, un son fantastique, une couleur vive, très vive, un goût inhabituel. Chaque perception peut nous relier à la réalité pleinement et correctement. Ce que nous voyons n’a pas à être particulièrement joli ; nous pouvons apprécier chaque chose qui existe. Il y a un principe de magie en toute chose, une qualité vivante. Quelque chose de vivant, quelque chose de réel s’inscrit en tout.

Quand nous voyons les choses telles qu’elles sont, elles prennent un sens : la manière dont les feuilles bougent quand elles sont bercées par le vent, la façon dont les rochers s’humidifient quand se posent sur eux des flocons de neige. Nous voyons comment les choses dévoilent leur harmonie et leur chaos en même temps. Nous ne nous limitons donc jamais à la beauté seulement mais pouvons apprécier toutes les facettes de la réalité correctement. Drala pourrait presque être appelé une entité. Ce n’est pas vraiment au niveau d’un dieu ou des dieux, mais c’est une force individuelle qui existe. Nous ne parlons pas seulement du principe du drala mais nous parlons de rencontrer les dralas. Les dralas sont les éléments de la réalité – l’eau de l’eau, le feu du feu, la terre de la terre – tout ce qui se rattache à la qualité élémentaire de la réalité, tout ce qui vous rappelle la profondeur de la perception. Nous avons toujours des possibilités de découvrir la magie. Que ce soit au Moyen-Age ou au XXe siècle la possibilité de la magie est toujours là.

Cette connaissance immédiate demeure dans le miroir cosmique. En relâchant l’esprit, vous pouvez vous reconnecter avec ce terrain primordial, originel, qui est complètement pur et sain. A partir de cela, par l’intermédiaire de vos perceptions, vous pouvez découvrir la magie, le drala. Vous pouvez vous connecter réellement avec votre propre connaissance immédiate intrinsèque. Vous pourriez penser que quelque chose d’extraordinaire vous arrivera quand vous découvrirez la magie. En fait quelque chose d’extra-ordinaire intervient. Vous vous trouvez simplement au royaume d’une plus haute réalité, une complète et parfaite réalité.

Cette présentation du principe de miroir cosmique par Chögyam Trungpa Rinpoché intervenant en tant que Dordjé Dradul, le guerrier indestructible de Mukpo (l’identité qu’il emprunte pour les enseignements Shambala) est l’adaptation des causeries 2, 3 et 4, transcrites lors de l’assemblée Kalapa de 1981. (© Chögyam Trungpa 1981) et de la causerie 10 du séminaire sur les guerriers de Shambala donné à l’Institut Naropa en 1979 (© Chögyam Trungpa 1984). Une partie de cet article apparaît aussi dans Shambala : la Voie Sacrée du Guerrier (© Chögyam Trungpa 1984 – Pour la traduction française © Editions du Seuil).

Article extrait de Shambala Sun – July 1995. Traduit de l’anglais par Nèldjorpa Gyamtso.

Chögyam Trungpa Rinpoché

Trungpa Rinpoché est né au Tibet et décédé en 1987 aux États-Unis, il est reconnu comme l’une des figures les plus marquantes de la nouvelle génération tibétaine. Il a su adapter et présenter l’enseignement traditionnel et le vajrayana en particulier sous une forme moderne et accessible. Il a fondé aux Etats-Unis le Naropa Institute, et le programme d’apprentissage Shambala.

 

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