Transparence et apparence

Lama Denys Rinpoché

Par ouverture, on entend tout ce qu’on met habituellement dans ce mot, depuis l’usage courant – on parle de quelqu’un d’ouvert, qui a une largesse d’esprit – jusqu’à l’ouverture absolue qui est l’espace de l’éveil…

Il y a dans l’ouverture une idée d’étendue, d’espace, de non-fixation… Si l’on est fixé, accroché à différentes notions, idées ou repères, on n’est pas vraiment ouvert ; on n’est pas ouvert à de nouvelles idées, on n’est pas ouvert à de nouvelles personnes, on n’est pas ouvert à de nouvelles rencontres, de nouvelles situations : on est fermé.

C’est très important car il s’agit de découvrir que, de bien des façons, nous sommes habituellement fermés. Nous sommes enfermés dans un réseau de notions, d’expériences qui constituent notre mentalité, notre monde habituel. Au niveau de notre expérience habituelle, il y a moi au centre et toutes sortes de choses autour, il y a l’impression de moi avec autour l’environnement ; cette expérience peut être comparée à une bulle dans laquelle nous sommes enfermés et qui nous constitue. Lorsqu’on parle d’ouverture en terme de vécu, on peut suggérer ce dont il s’agit en parlant de l’expansion-disparition de cette bulle, c’est-à-dire l’extension de l’expérience au-delà de ce sur quoi elle s’arrête.

Prenons le champ visuel qui est l’exemple le plus simple. Si vous détendez vos yeux – vous ne me regardez pas, vous ne regardez pas la personne qui est devant vous ni un objet particulier – si vous relâchez complètement votre regard, il y a un « champ de vision panoramique », une sorte de vision large ; il est même possible de ne pas s’arrêter à ce champ de vision et de laisser votre expérience visuelle s’ouvrir au-delà des objets qui sont en celle-ci, comme si vous voyiez l’espace au-delà des objets, au travers des choses qui habitent notre expérience visuelle. Cela se fait très simplement dans la détente. C’est quelque chose que vous vivez souvent lorsque vous êtes dans la lune, non pas au sens où vous divaguez dans des rêveries, mais lorsqu’il y a un moment de relâchement et d’absence. Il y a alors le champ visuel et en même temps une expérience spacieuse, une expérience d’espace. Il y a les apparences et il y a l’espace, l’ouverture : les apparences et, sans s’arrêter aux apparences, au-delà de celles-ci, l’ouverture. Il est possible d’en parler comme d’une « transparence », les apparences sont « trans-apparentes ». Il y a transparence dans l’apparence ; dans l’espace est expérimentée l’apparence. C’est aussi ce qui est nommé « apparence vide ».

Question : Ce qui est vu et qui dépasse le champ visuel, est-ce que c’est une image mentale, imaginée, ou est-ce vraiment une présence d’objet ?

Lama Denys : Ce que nous entendons par ouverture est, en gardant l’exemple de l’expérience visuelle, un sentiment d’espace. Il ne s’agit pas de faire une visualisation ni de se représenter un espace mais de voir que, en ne s’arrêtant pas aux apparences qui constituent l’environnement habituel, il y a naturellement une expérience de leur au-delà, ce qu’on appelle l’espace ; et l’espace est naturellement ouvert et dégagé…

Pouvez-vous revenir sur ce que vous avez dit à propos du regard panoramique et d’une certaine absence ?

• Il s’agit en quelque sorte de se laisser aller dans le champ visuel, de se laisser partir dans l’expérience. C’est une expérience que l’on peut vivre lorsqu’on cesse de s’appuyer sur des choses particulières. On se laisse aller, on se détend, on relâche l’observateur en quelque sorte. Il y a, à ce moment-là, naturellement une expérience plus spacieuse. Lorsqu’on se relâche, il y a dans ce relâchement une sorte d’absence. On n’est pas là, au milieu de l’expérience, à se fixer sur celle-ci ; il y a un désengagement.

Comment rester ouvert face à une personne qui vous a blessé ?

• Si on comprend déjà la possibilité et la qualité de l’ouverture, qu’on en découvre l’expérience, ensuite il devient possible de cultiver et de stabiliser cette expérience. L’agression a tendance à nous raidir, à nous durcir, à nous fermer ou à nous retrancher derrière nos défenses. On se blinde, on se durcit. La pratique du Dharma et de la méditation en général développent cette capacité à être ouvert et à rester ouvert. C’est une application de ce que nous venons d’appeler la transparence. Lorsqu’on est ouvert, même si l’on est agressé, il y a une qualité d’expérience qu’on peut dire transparente. On est transparent, d’une certaine façon, au sens où on ne reçoit pas l’agression. Prenons l’exemple concret de quelqu’un qui nous dit des paroles dures. On sera heurté par ces paroles dures dans la mesure où on sera là comme quelqu’un de dur sur lequel elles cognent. S’il y a, dans notre qualité d’écoute, une transparence, c’est-à-dire si nous sommes ouverts, si notre écoute est d’une certaine façon dégagée, ce qui est dit est entendu mais ne cogne pas sur quelque chose de dur. C’est alors une écoute qui entend mais qui ne se fixe pas sur ce qui est entendu et qui reste neutre. Cette neutralité dans l’écoute est une écoute transparente. Si on est dans cette écoute et qu’on nous dit des choses dures, méchantes ou des gros mots, qu’on nous traite de tous les noms d’oiseaux, cela est entendu, mais passe et ne nous heurte pas. Cette absence de heurt, de conflit est une expression de la transparence.

Quelles sont les limites à l’ouverture ?

• Il n’y a pas de limites à l’ouverture au sens où il y a dans l’ouverture une forme d’intelligence qui est capable de communiquer avec les situations d’une façon beaucoup plus harmonieuse, plus pertinente et finalement plus efficace que dans une situation fermée. L’ouverture est une expérience profondément intelligente – non pas une intelligence manipulatrice comme celle de l’ego mais une intelligence naturelle, une intelligence directe.

Est-ce que cette intelligence peut être amenée à dire : « Non, stop ! » ?

• Bien évidemment ! L’incapacité à dire non est un manque d’ouverture. (Rires.) On serait fermé au « non ! » Être ouvert c’est être ouvert à la situation qui contient en soi une intelligence qui est harmonie. L’expérience harmonieuse de l’ouvert peut être aussi bien oui que non. Il y a d’abord une attitude de oui, dans l’ouverture, qui est l’acceptation de ce qui est, mais il ne s’agit pas d’une résignation. Cette intelligence est capable de transformer les situations, non pas dans un non agressif, mais en amenant une évolution, une transformation.

Est-ce que la fermeture ne vient pas de la peur ?

• La fermeture vient fondamentalement d’une peur. La peur est l’obstacle fondamental à l’ouverture et donc l’ouverture se développe avec la non-peur.

Est-ce que c’est habile de s’appuyer sur ce dans quoi les formes baignent ?

• Je ne voudrais pas compliquer mais il s’agit justement de ne pas s’appuyer. Faire l’expérience de l’ouvert est en rapport avec le fait de ne pas s’appuyer sur les apparences, sur les formes mais aussi de ne pas s’appuyer sur l’espace. Simplement rester dégagé. Fondamentalement c’est le non-appui. Il y a un peu d’ouverture, beaucoup d’ouverture et l’ouverture absolue. Il y a un peu d’appui, très peu d’appui et aucun appui. Il s’agit d’expérimenter la direction qui est celle d’un relâchement des appuis.

Peut-il y avoir une ivresse de l’ouverture comme il y aurait une ivresse des hauteurs ou des profondeurs ?

• Dans certaines formes d’ouverture, cela est possible mais vivre dans l’ouverture demande une attitude de non-peur, une attitude de vaillance. Ceux qui vivent dans cette vaillance sont appelés des cœurs-esprits vaillants – c’est une traduction de bodhisattva. Un bodhisattva est celui qui suit la voie du mahayana, la voie de l’ouverture. On peut rendre aussi cette notion de vaillance en traduisant bodhisattva par « chevaliers de l’éveil ». Ce sont des notions qui ont un pouvoir évocateur et qui, bien comprises, ont une signification juste. Il y a une différence à faire entre le chevalier qui vivrait dans l’ouvert, avec la vaillance que cela signifie, en étant vraiment réceptif et disponible, et le chevalier qui serait emporté par une sorte d’attitude fanfaronne, ostentatoire, dans laquelle il se griserait : « Je suis un chevalier ! », ce qui serait une attitude égotique, l’expression d’un ego. C’est là effectivement qu’une certaine ivresse est possible ; c’est une déviation.

Y a-t-il absence du je dans des moments d’ouverture privilégiés ?

• Un moment d’ouverture peut être dit un moment où l’on expérimente sans je. Je est le centre et autour du je-observateur-centre il y a un environnement périphérique. Il y a le je et l’autre, le centre et la périphérie, l’observateur et l’environnement. Cette situation centrée est ce que l’on appelle le mandala du je, le mandala de l’ego. Kyilkhor, (dkyil ‘khor) qui est le mot tibétain pour mandala, signifie tout simplement centre et périphérie. Notre expérience peut donc être vue comme un mandala avec le centre qui est je et la périphérie qui est l’environnement. Dans l’ouverture, il y a effectivement un dépassement de l’expérience de centre et de périphérie. La périphérie s’ouvre et le centre s’évanouit. Le centre se dissout et la périphérie s’estompe.

Y a-t-il perte de la reconnaissance de l’autre dans cette expérience fondamentale ?

• Il y a toujours deux niveaux qu’il est très important de bien distinguer : le niveau relatif et le niveau absolu. Lorsqu’on considère l’ouverture absolue, c’est l’expérience en laquelle il n’y a ni centre ni périphérie. La périphérie s’est ouverte complètement et le centre s’est complètement dissout. C’est ce qu’on appelle le mandala de l’éveil. Notre expérience, notre vie, peuvent être comprises comme un mandala. Une structure centre-périphérie est le mandala de l’ego, de l’expérience habituelle, mais il y a aussi cette notion de mandala au niveau d’un vécu sans centre et sans périphérie, c’est alors le mandala de l’éveil. L’expérience sans centre ni périphérie, l’ouverture absolue, est une expérience en laquelle les repères que sont ici et là n’ont pas cours. En ce sens c’est une expérience que l’on dit être sans moi et sans autre, non dualiste. Si vous prenez par exemple une ouverture que vous auriez connue dans une expérience de ravissement – esthétique, artistique, dans la nature ou en d’autres circonstances – il y a, dans une telle expérience, quelque chose de cette non-dualité ; c’est très simple.

J’aurais voulu que vous nous reparliez de l’intégration…

• Cette notion d’ouverture, il s’agit de l’intégrer en la reliant à une expérience, à un vécu. A ce moment-là, dans un discours, ce dont on parle a une certaine texture vécue et n’est pas simplement une notion abstraite. L’important est d’essayer qu’un concept clef et fondamental comme l’ouverture soit relié à quelque chose de vécu et, par là même, soit intégré à notre vie sous forme d’une certaine expérience – même si c’est une expérience pour l’instant tout à fait élémentaire. Il s’agit de commencer à tisser un lien avec le vécu et petit à petit il y a un va-et-vient entre compréhension et expérience. On comprend, on expérimente ; l’expérience amène plus de compréhension et plus de compréhension permet de développer plus l’expérience ; il y a alors un dialogue entre la compréhension et l’expérience : un va-et-vient. C’est comme cela que s’opère l’intégration.

Il s’agit de l’expérience durant la méditation ou de l’expérience dans la vie de tous les jours ?

• L’expérience tout court. Il n’y a pas de différence entre l’expérience de la méditation et l’expérience de la vie de tous les jours. Les deux sont des expériences. Il y a l’expérience lorsqu’on s’assoit dans cette situation particulière qu’est la méditation assise et il y a l’expérience de la vie de tous les jours, mais ce sont deux types d’expérience. Lorsqu’on vit ce dont il s’agit, l’ouverture par exemple, on la vivra dans la méditation assise et on pourra ensuite l’intégrer de différentes façons dans la vie quotidienne.

La méditation est-elle une technique qui amène à cet état d’ouverture ?

• La méditation est la découverte et l’apprentissage de l’ouverture. C’est découvrir l’ouvert, cultiver l’ouvert et stabiliser l’ouvert. Point final. (Rires.)

Peut-on nous aider à programmer le lâcher prise ?

• L’enseignement, le Dharma, nous apprend à déprogrammer nos fonctionnements habituels, nos stéréotypes de pensées, tous les conditionnements qui font que nous fonctionnons fermés. L’enseignement est un processus de déconditionnement ou, dans la formulation la plus classique, de dévoilement. Que l’on dise déprogrammation, déconditionnement, dévoilement ou dépouillement, ce sont des termes qui signifient que l’on défait. La pratique ne consiste pas à faire mais à défaire. La pratique ne consiste pas à produire l’éveil, ce qui serait une tentative, une prétention démesurée et d’une certaine façon grotesque, mais la pratique consiste à défaire les conditionnements, les illusions qui voilent, masquent et empêchent l’expérience de l’état fondamental. Y a-t-il d’autres points ?

Qu’entendez-vous par présence sacrée ?

• Sacré est étymologiquement en rapport avec sacrifice. Le sacrifice c’est rendre sacré. C’est sûr que le mot sacrifice pose des problèmes dans notre environnement occidental. Au sens profond, ce qui est sacrifié est le moi, mais pas du tout comme on en aurait habituellement la vision dans une sorte de sacrifice sanglant. Il y a, dans la notion habituelle de sacrifice, quelque chose de très violent. Du point de vue du Dharma, on peut dire que le sacrifice est l’abandon des fixations, l’abandon du moi et du mien. En abandonnant moi et mien dans un geste de non-attachement, de non-fixation, il y a ouverture et c’est ainsi qu’il y a le sacré. Le sacré est ce qui est fait sans ego. Tout ce qui est vécu en mode non égoïste, non égocentré est sacré. Tout ce qui est une expérience authentique de l’ouverture est sacré. L’ouverture authentique est le lieu d’une présence, et cette présence ouverte, dans laquelle le petit moi, l’individualité n’est pas en train de s’agiter, est la présence sacrée. C’est cette présence qu’on nomme aussi « présence de l’éveil », « présence de la nature de Bouddha » et par extension : « présence de Bouddha ». On entre dans un espace sacré lorsqu’on entre dans le lieu de méditation, le lieu de la pratique. D’ailleurs le salut qu’on fait est un rappel dans lequel on se déleste de soi-même et de ses fixations, dans lequel on ouvre son cœur et, en ce geste, on entre dans le sacré du lieu ou dans un lieu sacré.

Extrait de Comprendre dans l’expérience – Lama Denys Rinpoché © Guésar

Lama Denys Rinpoché

Formé traditionnellement et pleinement investi par Kyabdjé Kalou Rinpoché pour transmettre le bouddhisme en Occident, Lama Denys Rinpoché enseigne aujourd’hui le cœur de la voie dans une approche contemporaine permettant à chacun d’en relier l’essence avec son expérience quotidienne.

 

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