L’étendue claire de l’esprit

Lama Thoubten Yéshé

Dans cet espace vide
de toute discrimination
concrète et rigide,
notre esprit savoure
le calme et l’infini,
une liberté sans aucune limitation…

Dans notre quotidien nous sommes submergés par d’innombrables perceptions et conceptions dualistes. Chaque jour nous subissons l’attraction d’objets agréables et refusons les déplaisants. Accablés par une conception limitée de ce que nous sommes, nous passons notre temps à courir après ceci, à fuir devant cela… Une conception dualiste des choses et la croyance en des discriminations de cet ordre, habitudes profondément enracinées en nous, ont pour seul résultat la confusion et l’insatisfaction répétées.

Mais il est possible de cultiver une vision de la réalité radicalement différente. Ecœurés par cette interminable foire d’empoigne répétitive qu’est notre existence cyclique, nous pouvons choisir d’exercer notre conscience pénétrante et de développer une perception directe du monde réel d’existence des phénomènes.

Cet entraînement intervient à différents niveaux : certains hautement analytiques et conceptuels, d’autres plus expérimentaux et directes. Alors que nous atteignons une absorption toujours plus profonde dans l’expérience d’un espace épanoui et vaste, s’amorce la dissolution des apparences concrètes ordinaires qui encombrent habituellement notre vision. Tels les nuages d’été qui se résorbent dans l’étendue claire et bleue du ciel, nos visions dualistes cessent, ne nous laissant que l’espace clair et vide de la non-dualité. Dans cet espace vide de toute discrimination concrète et rigide, note esprit savoure le calme et l’infini, une liberté sans aucune limitation. Ne nous sentant plus désormais concernés par le « voir » mais instruits quant à la réalité ultime des apparences ordinaires, nous entrons dans le « voir parfait » de l’expérience non duelle.

Loin d’être dans un état d’hébétude proche du sommeil, notre esprit est alors éveillé et alerte, ne défendant rien, ne rejetant rien, acceptant tout. Au lieu de nous sentir piégés et limités, contraints de jouer éternellement les mêmes jeux égotiques futiles, nous commençons à goûter à la vraie libération d’un esprit désencombré. Cette émancipation s’avère possible du fait que l’esprit dualiste, superficiel, conventionnel et fantaisiste n’a rien à voir avec la nature fondamentale de l’être humain, qui est aussi claire et nette que le cristal, étrangère à toute idée d’apitoiement sur soi. De telles projections s’y dissolvent automatiquement et, ce faisant, entraînent avec elles toutes les limitations qui nous emprisonnent.

Si nous pouvons entrer puis demeurer dans cet état de clarté naturelle de notre propre esprit, nous aurons le temps et l’espace pour voir les choses sans confusion. Nous gagnerons même la capacité de gérer avec plus d’habileté les affaires de notre vie quotidienne. Beaucoup de gens s’en inquiètent : « Si je permets à mon esprit de réintégrer son état naturel de simplicité, comment réussir à fonctionner dans ce monde compliqué ? Comment me déplacer d’un endroit à un autre ? Comment me maintenir au travail ? Comment me préparer un repas ? Comment arriver à faire quoi que ce soit ? » Poursuivre ce genre de débat intérieur n’a rien de justifié, car avec cet état d’esprit clair et pur, vous aurez la liberté d’accorder toute votre attention à ce que vous ferez et l’accomplirez naturellement bien. Les problèmes viennent de ce que vous ne vivez pas dans un état d’esprit naturel. C’est pourquoi votre esprit est ailleurs quoi que vous fassiez. Alors que vous êtes censé nettoyer la maison, votre esprit, lui, se préoccupe d’aller à la plage ou de manger une glace. C’est là que vous vous heurtez aux difficultés.

Contempler notre courant de conscience, en méditation, nous mènera facilement à cette vaste expérience de la non-dualité. Une observation attentive des pensées nous porte à remarquer qu’elles surviennent, demeurent, puis disparaissent d’elles-mêmes. Nul besoin d’employer la force pour les chasser de notre esprit : de même que chaque pensée émerge de la nature claire de notre esprit, elle retourne tout naturellement s’y dissoudre. Une fois que les pensées se sont finalement résorbées, il nous faut maintenir notre concentration sur la clarté qui en résulte, nous gardant bien de toute forme de distraction.

Ne se laisser captiver par aucune des pensées qui surgissent continuellement dans l’esprit demande de l’entraînement. Notre conscience ressemble à un vaste océan où pensées et émotions ont la place et le loisir de nager en tous sens mais ne permettons pas à notre attention de se laisser dissiper par l’une d’entre elles. Qu’importe que le poisson soit particulièrement beau ou repoussant : à l’abri de toute distraction nous devons rester fixés sur la clarté fondamentale de notre esprit. Quand bien même surviendrait une vision magnifique – de celles que l’on attend depuis des années – n’engageons pas la conversation avec elle. Nous devons, bien sûr, rester conscient de ce qui se passe ; il ne s’agit nullement de s’engourdir l’esprit au point de ne plus rien remarquer. Toutefois, alors que nous demeurons conscients des pensées qui émergent, ne nous laissons séduire par aucune d’entre-elles. Tâchons plutôt de rester attentifs à la clarté sous-jacente d’où ces pensées naissent.

Quel intérêt y a-t-il à contempler ainsi la clarté de notre conscience ? Il tient au fait, nous l’avons dit d’innombrables fois, que l’esprit est la source de tout bonheur et de toute souffrance, la racine tant des malheurs du samsara que de la béatitude du nirvana. Contenue dans cet esprit, c’est notre vue fausse habituelle – notre saisie du soi ignorante et insécurisée – qui tient pour bien réel le mirage d’une existence intrinsèque et concrète. Le seul moyen de rompre ce magnétisme hallucinatoire consiste à voir la nature illusoire des choses, à reconnaître que tous les phénomènes ne sont qu’apparences fugitives surgissant dans l’espace clair de notre esprit. En conséquence, plus nous contemplons la clarté de notre conscience, moins nous nous accrocherons aux apparences comme si elles étaient concrètes et réelles, et moins nous souffrirons.

En observant ainsi le va-et-vient de nos pensées, nous nous rapprochons sans cesse de la vue correcte de la vacuité. Des semblants d’apparence concrète surgiront, resteront pour un temps, avant de s’en retourner à la nature claire de l’esprit. Devant la disparition successive de chaque pensée, exerçons-nous à ressentir cette extinction comme beaucoup plus réelle que son émergence originelle apparemment concrète. Plus nous nous exercerons à ce « non-voir », plus nous nous familiariserons avec l’étendue claire de notre esprit. Alors, même si surgissent des pensées et des émotions extrêmement destructrices telles que la colère ou la jalousie, nous garderons le contact avec la pureté sous-jacente de notre conscience. Cette pureté ne nous quitte jamais : toutes les émotions perturbatrices vécues ne sont qu’obscurcissements superficiels qui, eux, nous quitteront, pour laisser place à la nature de notre esprit claire par essence.

Quand vous contemplez votre esprit avec une attention intense, laissant de côté toute idée de bon et de mauvais, vous vous acheminez obligatoirement vers l’expérience de non-dualité. Pour le comprendre, considérons le ciel bleu, clair et net, comme étant la conscience, tandis que la fumée et la pollution refoulées dans le ciel seraient les concepts artificiels et contre nature fabriqués par l’ignorance de la saisie du moi. Même si l’on dit que les polluants contaminent l’atmosphère, le ciel lui-même ne devient jamais réellement contaminé par la pollution. Ciel et pollution conservent chacun leur nature spécifique. Autrement dit, quelle que soit la toxicité qui le pollue, à un niveau fondamental le ciel n’est affecté par rien. La preuve en est que si les conditions changent, le ciel a la capacité de retrouver sa clarté. De même la nature claire et nette de notre conscience ne sera jamais perturbée par les problèmes que peuvent créer les concepts égotiques artificiels et ceci quel qu’en soit leur nombre. Cela tient, sur un plan relatif, au fait que sa nature claire ne se mélange jamais au caractère de la confusion.

En ce qui concerne l’aspect ultime de notre conscience, il demeure également toujours clair et pur. La caractéristique non duelle de l’esprit n’est jamais dégradée par les concepts dualistes qui y surgissent. C’est en ce sens que la conscience est pure, a toujours été pure, et sera toujours pure.

La nature d’esprits en proie à des émotions telles que la jalousie et la colère est-elle encore claire, demanderez-vous. Oui, tout esprit possède cette nature claire et immatérielle. Qu’il soit positif ou négatif, juste ou perturbé, chaque esprit reflète clairement l’objet de sa perception. Si le miroir se doit d’être clair et nu pour réfléchir correctement l’image – laide ou agréable – du visage qui s’y mire, l’esprit aussi se trouve face aux mêmes exigences. Au cas où la nature d’une conscience manquerait de clarté, elle ne refléterait alors plus rien, ni bon ni mauvais !

Nous pouvons comparer les états d’esprit positifs à de l’eau au repos et ceux perturbés à de l’eau agitée ou bouillante… Analyser de près la nature de l’eau bouillante fait découvrir qu’en dépit de l’agitation générale, chaque gouttelette garde sa clarté individuelle. Il en va de même pour l’esprit : qu’il soit calme ou bouillant d’agitation du fait de la complexité écrasante des vues dualistes, sa nature fondamentale reste claire et consciente.

En conclusion, sachons que nous avons tous la capacité de passer du stade confus, pollué par les conflits égotiques, à l’état naturel, clair et net de la conscience pure. Ne croyons jamais que notre esprit ait été, d’une manière ou d’une autre, contaminé de façon irréversible. C’est impossible ! C’est en nous exerçant à identifier l’état naturel et simple de notre conscience, pour ensuite y accéder, que nous connaîtrons la liberté d’un éveil non duel.

Extrait de L’espace du Tantra de Lama Thoubten Yéshé. © Editions Vajra Yogini

Lama Thoubten Yeshe

Né au Tibet en 1935 et décédé en 1984, Lama Thoubten Yéshé fonde en 1971 le monastère de Kopan dans la vallée de Kathmandou et commence à enseigner aux Occidentaux. Il a laissé derrière lui plus de soixante centres d’études et autres structures à travers le monde. Non seulement a-t-il offert l’essence du bouddhisme tibétain, mais révelé la dimension universelle de la démarche spirituelle, le pouvoir de l’esprit au-delà du simple concept dogmatique.

 

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