Trinité et non-dualité chez Henri Le Saux

Odette Baumer-Despeigne

Le cheminement spirituel du Père Le Saux – Swami Abishiktananda de son nom hindou – se confond avec le déroulement de sa vie et les circonstances particulières dont elle fut tissée.

Sagesse hindoue, mystique chrétienne, l’un de ses principaux ouvrages est ici commenté mêlant les réflexions intimes de ce grand homme aux mystères de ces deux grandes traditions que sont l’Hindouisme et le Christianisme. Swamidji s’interrogeait pour voir comment la sagesse hindoue dont il avait fait la découverte s’intégrait à la foi chrétienne traditionnelle et à sa mystique et c’est dans un même cœur des Upanishads et de l’Évangile que toute sa vie témoigne d’une farouche fidélité à cette double expérience.

D’origine bretonne, Henri Le Saux est né à Saint Briac en 1910. A dix-huit ans il entre à l’Abbaye bénédictine de Kergonan. La formation théologique qu’il y reçoit est des plus traditionalistes. C’est dans ce milieu clos qu’il évolue jusqu’en 1948, l’année de son départ en Inde. Il semble bien que son appel intérieur vers l’Orient eut été inspiré par la découverte d’un père grec lorsqu’il avait la charge de bibliothécaire. La lecture de l’hymne de Grégoire de Naziance :

« Ô toi, l’au-delà de tout » agit sur son esprit comme un coup de foudre. « Quel nom faut-il te donner ? Aucun ne l’exprime. Tu as tous les noms et comment te nommerais-je toi le seul qu’on ne peut nommer, Ô toi, l’au-delà de tout.” »

Cette intuition de l’ineffabilité de Dieu il l’a faite sienne. Dieu, l’absolu, est au-delà de toute appréhension au niveau conceptuel. Elle ne cessera jamais d’être le centre de son questionnement.

« L’homme peut-il se poser en face de l’absolu pour le définir ? »

Après avoir attendu treize ans l’autorisation de ses supérieurs de s’expatrier, tout en restant moine bénédictin, il quitte l’Abbaye en 1948 et rejoint l’abbé Jules Monchanin de Lyon dans le sud de l’Inde où celui-ci menait une vie de missionnaire depuis plusieurs années déjà, mais dans une optique différente de celle habituellement conçue. C’est à dire consacrée uniquement à la préparation de l’implantation de la vie contemplative chrétienne sous une forme intégralement indienne et nullement en vue d’effectuer des conversions. En 1950, ils fondent ensemble l’ashram du Shantivanam qui existe toujours. Shantivanam veut dire le bois de la paix. Cette vision d’intégration chrétienne de la vie monastique indienne que Le Saux partage cent pour cent avec Monchanin, va être abruptement fracassée lors de sa visite au célèbre sage hindou Sri Ramana Maharshi au pied de la montagne sacrée d’Arunachala 1. Les hindous identifient cette montagne à Shiva 2 lui-même. Lors de l’entrevue, le darshan, aucune parole ne fut prononcée, mais dans la fulgurance de la simple présence de Ramana Maharshi, Henri Le Saux a pressenti un secret. Il écrit :

«Tout ce que je voyais faisait surgir en moi des échos d’une intensité bouleversante».

Dorénavant toute sa vie est axée sur cet appel. Il s’engouffre dans la brèche ouverte en son âme par l’influx secret de Maharshi. Et suivant la ligne que celui-ci préconisait, il va s’efforcer de descendre au fond de lui-même pour prendre conscience de sa véritable identité.

« Qui suis-je ? Que suis-je ? »

Entreprise qui requiert en premier lieu de se débarrasser de toutes les identifications superficielles et éphémères. Selon ses propres dires :

« L’abandon absolu du moi périphérique au Mystère intérieur en est la condition saham. En d’autres mots, il faut descendre dans la crypte du cœur, la guha 3 et là découvrir le réel, l’être, Dieu en terme Chrétien. »

Son journal intime et sa correspondance permettent de suivre à la trace son évolution spirituelle dont l’expression se décante au fur et à mesure qu’elle approche, comme dit l’Upanishad 4, de l’autre rive.

Entre 1952 et 1958, Le Saux retourne maintes fois dans les grottes de la montagne d’Arunachala, non plus pour Ramana décédé en 1950, mais pour y vivre dans un dépouillement total, en ermite chrétien, au milieu des solitaires hindous. Il veut ainsi expérimenter pour lui-même, en son propre fond, l’expérience qu’il a pressentie en Ramana. Il en poursuivra les étapes jusqu’à l’éclatement final car il est habité par une conviction inébranlable :

« La vérité nous possède, et ce n’est pas nous qui la possédons ».

Et d’affirmer :

« Je me sens profondément hindou et profondément chrétien, mais mon guru, mon vrai guru, c’est le Christ. C’est dans sa conscience universelle que je dois me perdre moi-même et me sentir en tout ; oublier mon propre aham 5, petit je, dans son Je majuscule, aham divin.» Prévenant le lecteur éventuel de sa position, il écrivait dès 1953 : «Toutes mes affirmations théologiques sont des vecteurs de recherche libre ; il ne faut pas les prendre à la lettre. Après de nombreux mois de décapage intérieur, de purification drastique du niveau conceptuel, du fond de la douloureuse nuit obscure, une lueur d’aurore. »

Le 14 juillet 1952, il note dans son journal :

« Expérience de la présence omnipénétrante de Dieu en mon action, comme en mon être, comme en chaque chose ; c’est cela le vrai baptême. Non pas connaissance intellectuelle mais transformation abyssale, cataclysmale de l’être. Joie profonde, pré-profonde ».

Mais la véritable percée spirituelle n’aura lieu que l’année suivante lors d’un nouveau séjour dans une grotte au flanc d’Arunachala.

« Rentré au-dedans, je m’abandonne au mystère. Journées extraordinaires. J’ai compris le silence et l’au-delà du Silence. Shunyata. Alors être seulement est possible. Pur être, pure conscience, pure félicité. J’ai compris hier soir enfin la position bouddhiste de l’anatman. Ce n’est plus moi qui rejoins le réel au fond de moi, mes sens et ma pensée sont impuissants. C’est le fond lui-même qui se révèle dans l’évanouissement de ce moi. »

Le 17 juillet, il ajoute :

« État d’au-delà où l’on sombre. Qu’est-ce qui sombre ? je ne sais. Mais il y a sombrage comme on dit sombrer dans le sommeil ».

Que fut cette naissance en Arunachala ?

« Celui qui reçoit cette lumière éblouissante est pétrifié, déchiré ; il ne peut plus parler, il ne peut plus penser. Il reste là, hors du temps et hors de l’espace, seul dans la solitude suprême du seul. C’est fou comme expérience, cette irruption soudaine de feu et de lumière ».

Simultanément il exprime le torturant dilemme intérieur qui le fait tant souffrir en disant :

« En m’engageant totalement dans l’Advaita 6 si le christianisme est vrai, je risque de m’engager à contresens pour l’éternité ».

Deux ans plus tard il affirme :

« Il y a un fait qui commande tout. L’expérience religieuse faite en terrain non-chrétien avec une intensité jamais approchée jusque là est dans la ligne même de tout ce que j’avais senti obscurément auparavant. Arunachala est pour moi un lieu de l’essence. Contre cela se brisent tous les raisonnements, alors que faire ? Le mieux encore, je pense, est de tenir, même si en tension extrême, ces deux formes d’une unique Foi jusqu’à ce qu’apparaisse l’aurore ».

La question qui le hante et qui le hantera jusqu’à la fin de sa vie est la valeur vis-à-vis de l’Advaita des concepts tant biblique que grec aux travers desquels s’exprime l’expérience chrétienne.

De fait et il importe de le souligner, le Père Le Saux demeurera totalement fidèle au Christ jusqu’à son dernier soupir. Son disciple et ami Marc Chaduc a écrit de lui : «L’itinéraire de Swami Abishiktananda est essentiellement dans l’intégration totale de l’expérience advaïtine, verishi, upanishadique, sans pour autant rien perdre de son propre enracinement dans la tradition chrétienne. A présent dans un même cœur des Upanishad et de l’Évangile, toute la vie d’Henri Le Saux – Abishiktananda – témoigne d’une farouche fidélité à cette double expérience.» Telle est la base de son extraordinaire cheminement intérieur pendant un quart de siècle : «Le fond de l’âme, c’est le mystère même du Christ, le lieu de la rencontre essentielle, de la présence essentielle. L’éveil de l’homme à son origine divine, a patre. L’entrée de l’homme au-delà de son propre fond, de son propre soi. Le Père est le mystère de mon origine et l’Esprit c’est le mystère de ma relation à mon origine». Ainsi pendant des années la pensée d’Abishiktananda oscillera sans jamais s’arrêter à des solutions au niveau conceptuel, à la fois scrupuleusement attaché à la tradition chrétienne et à sa liturgie et au total lâcher-prise égotique. Parfaitement honnête avec lui-même, il vivra ce déchirement intérieur symbiotiquement.(…)

«Celui qui s’unit au Seigneur n’est avec lui qu’un seul esprit. Tous ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont Fils de Dieu. Ce n’est plus moi qui vit mais le Christ qui vit en moi (…) »

« La méditation moins que tout est un face à face avec Dieu. Face à face suppose, de chaque côté au moins, quelque chose qui soit identique, qui puisse additionner, faire deux, faire face. Or il n’y a rien qui puisse se nombrer entre l’homme et Dieu. Je ne dis pas que l’homme est Dieu ni que Dieu soit l’homme mais je nie que l’homme plus Dieu, cela fasse deux. Alors pour l’homme qui a l’expérience directe du réel, il ne reste que la simple lumière nue de l’être même. Le fait indéniable de sa conscience d’être.(…) »

« Je porte en mon âme un mystère, mon propre mystère, le mystère même de l’être et mon angoisse en cette terre est de le nommer, cet au-delà de tout nom. (…) »

En octobre 1957, son compagnon l’Abbé Monchanin meurt d’un cancer. Sa disparition marque un tournant décisif dans la vie du Père Le Saux. Le projet de l’ashram chrétien ne l’intéresse plus. Sa pensée se précise, il écrit beaucoup. Ses œuvres majeures datent de cette époque ; notamment Sagesse hindoue, mystique chrétienne, paru en 1965 et rédigé entre 1961 et 1964, c’est à dire avant le Concile de Vatican II. Il s’agit donc d’une œuvre d’avant-garde, de pionnier de la première heure. Une nouvelle édition révisée en profondeur par l’auteur lui-même est parue en anglais en 1970, elle est parue en français en 1991 aux Editions du Centurion. C’est cette édition que nous allons analyser de plus près dans un instant. Dans la première édition, celle de 1965, Swamidji s’interrogeait pour voir comment la sagesse hindoue dont il avait fait la découverte s’intégrait à la foi chrétienne traditionnelle et à sa mystique. Il s’efforçait de montrer que non-dualité et Trinité ne s’excluent pas mutuellement. Le sous-titre, supprimé dans les éditions ultérieures, l’indiquait clairement : Du Védanta à la Trinité. Mais au fond de lui-même le Père Le Saux est persuadé que l’éveil au réel est au-delà de la pensée réflexive, que la non-dualité n’est pas découverte intellectuelle mais attitude d’âme. (…)

« C’est trop fort de se sentir en face du vrai, cela brûle ; c’est tout le fond de l’âme qui est soulevé comme les lames de fond soulèvent l’océan. Dieu est trop lumière pour se maintenir en face de lui. On disparaît dans la source. »

L’acchmé de cette saga mystique fut atteinte le 14 juillet 1973 lorsque un grave infarctus le terrassa au milieu de la rue à Rishikesh. Infarctus qui occasionna une foudroyante expérience, « le mystérieux passage par la grande mort » en ses propres termes,

« dis-connexions ; cette conscience en laquelle d’habitude je me mouvais n’était plus mienne, et moi j’étais toujours à la limite de deux mondes. »

Mais reprenons l’analyse de son livre Sagesse hindoue, mystique chrétienne. Dans une lettre qu’il m’écrivait en janvier 1969, il avouait :

« La tension Védanta 7, Upanishad, christianisme est insoluble au niveau conceptuel. J’ai essayé d’en sortir dans Sagesse. Le dernier chapitre montre que je n’ai pas pu. Surtout parce que nous tentons conceptuellement du dehors de juger l’expérience intérieure. »

Et d’ajouter :

« Le mieux est encore de tenir, même si en tension extrême, ces deux formes d’une unique foi jusqu’à ce qu’apparaisse l’aurore».

En 1970, il ne se reconnaissait donc plus dans cette approche traditionnelle de la Trinité dans l’optique inclusiviste. Inclusivisme c’est l’opinion selon laquelle le salut de tous les hommes s’opère de quelque façon obligatoirement dans l’orbite du christianisme. Ce qui le hante à présent c’est de voir si le christianisme, dans sa formulation actuelle et selon les catégories de la pensée hellénistique, résiste à l’Advaita, à la non-dualité védantine. Dans la préface qu’il rédige pour l’édition anglaise de 1971, on lit:

« Le Concile Vatican II ayant reconnu la dimension universelle du salut offert à tout homme sincère, quelle que soit sa conviction religieuse ou philosophique, il est non seulement nécessaire d’entériner le fait du pluralisme religieux, mais il faut répondre au défi lancé à l’approche traditionnelle même si elle peut apparaître à certains comme mettant en péril les fondements même de la position chrétienne. Refuser ce défi remet en doute la souveraine liberté de l’esprit. Notre essai aujourd’hui n’a d’ambition que de suggérer une approche intérieure du problème sur une base expérientielle et d’indiquer un chemin vers le lieu authentique de toute possible rencontre : la crypte du cœur, la guha d’où surgissent comme de leur source toutes les grandes expériences de l’esprit. Toute solution valable ne pouvant jamais émerger qu’à partir d’une symbiose intérieure vécue au fond du cœur entre l’expérience advaitine de la conscience de soi au-delà de l’individualité et le mystère de la Trinité. »

Ces pages sont le reflet de la méditation d’un homme profondément enraciné dans les traditions intellectuelles spirituelles de l’église, mais qui en même temps est nourri par la sagesse des Upanishad et le témoignage existentiel de sages en Inde. (…)

Son message, c’est sa vie même.

Cet audacieux dialogue intérieur, il s’efforce de le vivre symbiotiquement en la crypte du cœur entre le mystère avec visage tel que nous le présente l’Evangile dans la personne de Jésus et le mystère sans visage, toute en pure intériorité, tel qu’il se révéla au cœur des rishi de l’Inde. Ce livre est à mon avis un jalon incontournable dans le développement du dialogue des religions. Il importe de rappeler que Le Saux s’est toujours défendu, je le répète, d’avoir voulu faire une synthèse théologique entre les deux expériences. Donc le seul but était d’inviter chacun, chacune, à vérifier ses propres dires au plus profond d’eux-mêmes. Son seul souhait, disait-il,

« C’est d’avoir des épaules assez solides pour soutenir la future génération de théologiens indiens et leur permettre de voir plus loin que moi . (…) »

Dès 1966, Swamidji m’avait écrit :

« Ce qu’il faudrait c’est qu’à partir de ce que nous donne l’Inde, des chrétiens redécouvrent directement dans le Nouveau testament les valeurs d’intériorité et de non-dualité qui sont au fond de l’expérience védantine, et cette expérience de divine filiation, de l’ineffable non-dualité du Père et du Fils en l’unicité de l’Esprit qui est le constitutif de l’expérience de la foi chrétienne. J’ai écrit Sagesse directement pour les chrétiens en vue de les sensibiliser à ce murmure de l’esprit. »

Cherchant à cerner de plus près l’expérience des profondeurs, il précisait :

« L’éveil au réel est un éveil au-delà de la pensés à travers et dans le silence de l’ego. L’acte d’amour pur, c’est cela qui éveille. L’Advaita, c’est bien plus l’impossibilité de dire deux que l’affirmation de un. A quoi bon dire un dans sa pensée si on dit deux dans sa vie. Dire un dans sa vie c’est l’amour. »

Arrivé à ce point de notre exposé, il me semble important d’approfondir quelque peu le contenu de Sagesse, le livre, cette œuvre étant la pièce maîtresse de la théologie trinitaire publié du vivant de notre auteur. Le livre est divisé en trois parties : un, Expérience védantine ; deux, Expérience trinitaire ; trois, Satcitananda.

Le volume s’ouvre sur un paradoxe : rencontre avec l’inaccessible et ce, en commentaire de l’hymne :

« Ô toi l’au-delà de tout, comment t’appellerais-je ?», déjà cité, et du verset de l’Evangile de Jean au chapitre dix-sept : «J’ai accompli l’œuvre que tu m’a donné, Père, je leur ai manifesté ton nom ».

La révélation du non manifesté de celui qui est essentiellement ne peut être manifestée ; c’est cela même le paradoxe fondamental du christianisme. Et de lire la solution de cette antinomie dans le verset de Jean :

« Nul ne peut entrer au royaume de Dieu à moins de renaître d’en haut, de l’esprit »,

cette renaissance s’effectuant dans le dépassement radical de l’ego, tout le mystère de mort et résurrection. Il reste que d’une part la Bible symbolise l’inaccessibilité de cœur par son habitat céleste, tandis que l’Inde et spécialement les Upanishad, le situe au dedans :

« C’est par une plongée toujours plus profonde au plus intime de son propre cœur qu’on le trouve. »

Et je cite une des plus vieilles Upanishad :

« Cette lumière même qui brille par-delà toute chose, qui brille par-delà les mondes au-delà desquels il n’y a plus rien est aussi la lumière qui brille au cœur de l’homme. »

Le deuxième chapitre porte le titre de La mort outrepassée.

« La quête intérieure, explique-t-il, consiste simplement à chercher en chaque instant, en chaque acte, qui est celui qui vit, pense, agit, mange, dort, et s’efforcer ainsi d’atteindre à son identité propre. Qui suis-je ? Une seule chose est requise. Etre totalement ouvert et ne pas avoir peur. »

Le Saux réalise avec stupeur le dilemme que pose au christianisme cette optique qui affirme que tout ce que l’homme essaie de dire sur Dieu ne peut jamais avoir qu’une valeur relative, voir illusoire, l’absolu étant et restant hors de sa portée. Il y répond en invoquant une vision de foi basée sur la souveraine liberté de Dieu à intervenir dans l’histoire et d’affirmer que temps, histoire et théophanie – incarnation – ont une valeur absolument réelle mais que leur compréhension dépasse la capacité de l’homme. En fin de chapitre, le père Le Saux entrevoit une possible convergence finale dans un texte de Saint Paul, Première lettre aux Corinthiens, chapitre quinze :

« A la fin des temps lorsque toutes choses auront été soumises au Christ, au Christ cosmique, alors le Fils lui-même se soumettra au Père afin que Dieu soit tout en tous. »

Idée qu’il reprendra plus tard sous une forme poétique :

« La Trinité, c’est le mystère de l’être qui s’ouvre, s’entrouvre pour que l’amour se dise dans le Fils et se close en l’Esprit, pour que l’amour se consomme. »

La deuxième partie du livre traite de l’expérience trinitaire proprement dite et aborde en premier lieu les rapports que Jésus entretenait avec Dieu. «Au plus profond de sa conscience d’homme, écrit-il, en arrière plan de toute son activité même, Dieu transparaît.» Dans toute son œuvre sa relation secrète et indicible avec Dieu transparaît. Il nomme Dieu son Père de la manière la plus familière qui soit en un sens qu’aucun juif n’avait jamais donné à ce mot. De plus il proclame sans ambages son droit aux attributs divins, autorité sur la loi, la loi du Sabbat ; il transcende le temps, « En vérité, je vous le dis… je suis ». L’essentiel de son message est de révéler le Père et proclamer son amour infini. Jamais il ne lui sembla que le Tu qu’il disait au Père ne le sépara en quoi que ce soit de Dieu. Etre de Dieu et être un avec Dieu ne faisait qu’Un de la façon la plus naturelle et essentielle au fond de sa conscience. Découvrant le Père, Jésus n’a pas découvert un autre. En l’Esprit unique, il a découvert au sens propre du terme sa non-dualité avec Yahvé en une expérience simultanée d’unité et de distinction. Pour la foi chrétienne, chaque homme est appelé à participer en lui à cette expérience filiale. (…)

« C’est par le chemin du dedans que l’Inde s’approche de Dieu et ce chemin est sans retour. On pourrait dire que ce chemin est spécialement celui de l’Esprit, du souffle de Dieu et même qu’il s’agit du mystère de l’esprit saint qui est l’intériorité même de Dieu, de l’esprit, cette mystérieuse personne apersonnelle de la Trinité en qui notre ego se perd. »

Comme pour se rassurer, il reprend la méditation sur des textes de l’écriture;

« Ce qui est né de l’esprit est esprit »

dans Saint Jean. Chez Saint Paul :

« Au plus profond de l’esprit de l’homme il y a l’esprit de Dieu par qui est mu l’esprit de l’homme. l’Esprit qui enfonce l’homme en la profondeur même de Dieu »,

Première Lettre aux Corinthiens, et de conclure :

« C’est seulement dans l’esprit que le père est ; l’esprit est l’intériorité même de Dieu. En dehors de l’esprit il n’y a pas de Père dont on pourrait parler car l’esprit est le soi de Dieu. C’est son onction qui enseigne toute chose. »

Les chapitres suivants sont d’un abord assez ardu. Ils traitent du mystère interne de la Trinité. Trinité, cette communauté d’être au sein même du divin, qui est l’élément constitutif des trois personnes.

«Tous ces dires, écrit notre auteur, ne sont que des balbutiements issus d’un acte de foi, d’un don gratuit».

Et là une phrase qui résume bien tout ce chapitre :

«Le mystère de la Sainte Trinité révèle que l’être est essentiellement une communion d’amour, une communauté, un appel réciproque à être, à être ensemble, à être avec, co esse. Son essence est un venir de et allant à, un donner et recevoir. Tout ce qui existe est communion». (…)

Enfin la troisième et dernière partie du livre porte le titre Satcitananda. Cette expression sanscrite qui désigne dans le vocabulaire de l’Inde la réalité ultime, se compose de trois éléments : sat, cit et ananda ; être, conscience, béatitude.

Expression qui apparaît comme l’effort suprême de la pensée hindoue pour pénétrer le mystère intérieur de l’être. On peut y découvrir une certaine analogie avec la Trinité chrétienne. Le sat, être, source et l’origine de tout : le Père. La cit, connaissance, conscience : le Verbe. Et l’ananda, la béatitude, la plénitude de l’amour : le Saint Esprit. Encore qu’il nous faille tenir compte, dit Le Saux, des valences et résonances spécifiques que peuvent avoir des notions appartenant à des ères cultuelles différentes.

«Quand le miroir de ma conscience est complètement limpide, c’est le sat, qui inexorablement se découvre en moi, en son absolue simplicité, hors d’atteinte de tout ce qui chercherait à le dire, infiniment transcendant en son immanence même. Je suis et je sais que je suis. C’est tout le mystère de la conscience humaine. La cit, la présence non réfléchie de soi à soi. L’être simplement est. Être et conscience ne peuvent être séparés, leur relation étant irréductiblement non duelle. Pour le chrétien comme pour le sage hindou, la béatitude, ananda, est l’atteinte au secret dernier, là où l’homme rejoignant sa source y retrouve sa vérité suprême. C’est l’envahissement de tout l’être par un sens d’ineffable, de complétude, de paix, de joie, de plénitude. Et cette joie ne peut être dite sienne. Car la pensée ne la reconnaît que lorsqu’elle a disparu.»

Le père Le Saux décrit en ces termes son expérience. Ceci est écrit dans un chapitre qui s’appelle Image de Dieu et c’est une expression tout à fait chrétienne pour que les gens pour qui le livre est écrit comprennent :

« Au plus profond de moi, au miroir le plus caché de mon cœur, j’ai cherché à découvrir l’image de celui dont je suis, de celui qui vit et règne dans l’espace infini de mon cœur. Mais le reflet peu à peu a pâli. Bientôt il s’est abîmé dans l’éclat essentiel du modèle. De paliers en paliers, je descendis en ce qui me paraissait comme des profondeurs successives de mon moi véritable. »

Et pour finir, au sein du Satcitananda :

« J’étais retourné à mon origine essentielle ; tu es cela furent les derniers mots que mon cœur entendit et je m’endormis du sommeil de l’être. »

Poétiquement dit :

« Il regarda l’image en soi, mais l’image disparut dans le soi, et du regard rien n’en resta que le regard vide. »

«La seule preuve finalement que le chrétien à de la vérité de son expérience de foi, c’est l’expérience que Jésus, son Seigneur, est seul guru de ce mystère primordial et unique qu’il nomma Aba : Père. En vérité c’est au travers du mystère de Jésus que j’ai atteint mon identité.»

Dans une étude écrite en 1970, Expérience du soi et théologie chrétienne publiée à titre posthume, il y a cette phrase qui résume toute sa pensée : «Jésus apparut dans le monde non pour enseigner des notions mais pour faire part aux hommes d’une expérience, la sienne propre ; celle d’être fils de Dieu, et dans le sillage et la force de cette expérience sienne, de les mener jusqu’à la réalisation et l’intégration à leur conscience totale de leur mystérieuse condition, à eux aussi, de fils de Dieu.»

A la fin de sa vie, le Père Le Saux aurait voulu reprendre le problème par l’autre bout, c’est à dire essayer d’approcher le mystère trinitaire à partir de l’expérience védantine, et non pas comme il avait fait jusque là, à partir de la foi chrétienne et de sa symbolisation conciliée. Mais il se posait lui-même la question :

« Une symbolique chrétienne, dogmatique donc, peut-elle jaillir de l’expérience spirituelle immédiate ? Le réel ne saurait s’enfermer dans aucune catégorie ni absence de catégorie. Le papillon ne découvre le secret de la flamme qu’en s’y jetant. (…) »

En 1967 :

« L’être permettra de nouvelles méditations sur la Trinité, d’autres formules seront découvertes ; toutes nos notions sont un doigt qui indique une direction. Mais ni la lune ni Dieu ne sont au bout du doigt qui les montre. Rien ne peut se dire du Père, transcendant à tout. Rien non plus de l’Esprit, immanent à tout. Changement de niveau de conscience il faut et non changement d’idée sur Dieu ou sur l’homme. »

Une autre définition de la Trinité :

« La Trinité, ce ne sont pas des mots, c’est l’explosion de l’esprit, l’esprit qu’est cette présence cosmique universelle et impalpable. Elle prend visage en chaque visage d’homme qui reflète une conscience. La présence est là, ici, éblouissante. Le saint, le sage, c’est celui qui assume cette présence et l’intègre à sa conscience. »

Il écrivit en 1973 :

« L’Esprit, c’est un éveil et tout ce qu’on en dit, ce sont des mots de rêve, mais qui acceptent le vide ou bien le plein sans interstices de la conscience pure. »

Sans interstices, ne sont que des mots pour essayer d’exprimer cette infinitude du Je – majuscule –, du fait d’être éveillé. (…)

Après sa merveilleuse aventure spirituelle, comme il appelait son infarctus du 14 juillet, la dernière entrée dans son journal donne point final à ce dire sur la Trinité :

« La Trinité est une expérience, elle ne se comprend que dans l’expérience d’Advaita. C’est le mystère ultime de Soi. Mais au fond même de cette découverte gît le paradoxe. Au mystère de la non-source qui encore peut parler de la source. C’est simplement, et Advaita est cela, juste cela. Le centre de l’intuition qui s’imposa à moi en les tous premiers jours après l’infarctus fut que l’éveil est indépendant de quelque situation que ce soit, de toutes les paires d’opposés de la dualité et d’abord de l’opposé appelé mort ou vie. »

A un ami, il écrit :

« Ce fut une merveilleuse expérience de shakti 8, de paix et d’ananda. Une porte s’est réellement ouverte dans le ciel quand je gisais sur le pavé de Rishikesh. Mais un ciel qui n’était pas l’opposé de la terre. La découverte existentielle que vie et mort ne sont que des situations particulières. L’éveil au-delà de tout mythe et symbole. Cet éveil est une totale explosion et le passage au tout Autre qui n’est pas un autre. On s’éveille partout et simplement l’éveil ne peut pas être confondu avec ce que l’on voit au moment de l’éveil et donc de ce qu’à travers quoi on devient conscient. Il n’y a que l’éveil ; tout ce qui est notion, mythe et concept n’en n’est que l’expression . (…) »

Odette Baumer-Despeigne

Diplômée de science et philosophie religieuses à l’Université de Louvain, spécialiste du dialogue interreligieux et conseillère pour le dialogue inter-monastique francophone ainsi que pour les Etats-Unis, Odette Baumer fut l’une des proches disciples d’Henri Le Saux et entretint avec lui une correspondance suivie durant les sept dernières années de sa vie. L’article qui suit est un extrait du remarquable exposé qu’elle nous « conta » lors de la rencontre Trinité-Trikaya.

1 – lit. achala : la montagne immobile ; aruna : de l’aurore.

2 – Dieu suprême de l’hindouisme ; son nom signifie « le bienheureux, le gracieux ».

3 – guha : grotte, caverne, la crypte du cœur, le cœur comme lieu spirituel caché.

4 – Texte sacré, achèvement philosophique des Veda ; lit. « Être assis auprès (du guru) ; corrélation secrète ». Veda : Les écritures sacrées de l’hindouisme ; lit : « le savoir (sacré) »

5aham : je

6 – non-deux, non-dualité ; advitiya : « sans-un-second », non duel.

7 – « La fin du Veda », l’enseignement des Upanishad ; un des six darsana (système philosophique) qui synthétise et systématise leur enseignement. Les deux grands maîtres du Vedanta sont Shankara et Ramajuna.

8 – puissance divine, énergie créatrice de Dieu, personnifiée sous forme féminine de parèdre.

 

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