La vision bienheureuse

Entretien avec Wolfgang Wackernagel

Des convergences et des coïncidences avec le bouddhisme se trament au sein de la pensée de Maître Eckhart, éminent théologien allemand du XIIIe siècle.

D’après Eckhart l’éveil, la vision bienheureuse, est possible en cette vie, c’est sur le chemin de la désimagination que Dieu nous touche…

Maître Eckhart

Maître Eckhart est sans doute le penseur le plus proche d’une mystique qui transcende les religions. Né en Thuringe, vers 1260, il occupa diverses hautes fonctions dans l’ordre des Dominicains et enseigna à Paris, Strasbourg et Cologne. En 1226 une procédure d’inquisition fut entamée contre lui. Deux ans après sa mort, en 1329, le Pape Jean XXII condamna 28 articles attribués à Maître Eckhart. Dans son oeuvre – qui se compose principalement de sermons et de traités en latin et en allemand – on remarque l’influence du platonisme et de la philosophie scolastique, mais aussi celle d’une tradition spirituelle féminine, allant de Hildegarde de Bingen (1098-1179) à Marguerite Porete (brûlée à Paris, en l’an 1310).

Dharma : Pourriez vous brièvement introduire Maître Eckhart et le fondement de sa pensée ?

– Wolfgang Wackernagel :

Maître Eckhart est né vers 1260 en Turinge, province qui est au centre de l’Allemagne. C’est un contemporain de Dante et, comme lui, il a aussi transcrit son œuvre en langue vernaculaire. Dante l’a fait en latin et lui en allemand. On sait assez peu de choses sur la première partie de sa vie. Il a grandi au couvent d’Erfurt, puis à Cologne où il a très probablement connu Albert le Grand qui était un des plus grands maîtres de la scolastique. Il a fait aussi plusieurs séjours à Paris, d’abord comme étudiant, ensuite pour devenir docteur en théologie de 1301 jusqu’à 1303. De 1311 à 1313 il séjourne encore une fois à Paris ; c’est là qu’il enseigne et occupe la chaire de Thomas d’Aquin et c’est aussi là qu’il compose sa grande œuvre latine. Ensuite vient une période où il voyage à nouveau beaucoup; il s’est aussi occupé de moniales, de femmes qui sont sans doute d’ex-béguines. C’est dans ces sermons justement qu’on retrouve les transcriptions d’une idée qui est à la fois basée sur tout son savoir appris à la Sorbonne, à l’université, et qui est mis au service de son expérience de la vie mystique. Vers la fin de sa vie, les choses se sont gâtées. Différentes tensions qui régnaient à l’époque entre le Pape et l’Empereur, des rivalités entre les ordres franciscains et dominicains, des jalousies à l’intérieur même de l’ordre ont sans doute provoqué sa mise en accusation pour hérésie. C’est la première fois que l’inquisition a frappé si haut dans son propre ordre. On n’a jamais vu cela ni avant ni après Eckhart. On peut juste dire en passant que l’inquisition était une institution parfaitement indigne de la chrétienté ; il faut dire « était » puisqu’elle a été reformée durant ce siècle. A l’époque être accusé d’hérésie était très dangereux puisqu’on risquait non seulement l’anéantissement de son œuvre mais aussi de finir au bûcher. Maître Eckhart est mort vers 1327. Une partie de son œuvre a sans doute été perdue en raison de cette condamnation qui reste cependant assez limitée. Je tiens à dire que la tendance est plutôt à le réhabiliter. On s’est rendu compte qu’au départ cette condamnation a été issue de la jalousie. On s’est rendu compte aussi que ce procès était basé sur un certain nombre de propositions extraites de leurs contextes. On peut très mal juger une phrase qui n’est pas dans son contexte. C’est un peu comme une moitié de dialectique : si une phrase fait partie d’une thèse alors il faut une proposition antithétique pour l’équilibrer ; si on enlève cette antithèse on obtient évidemment des choses qui ne reflètent pas la pensée de Maître Eckhart. Et comme Eckhart a passablement le goût du paradoxe alors il faut forcément toujours l’antithèse du paradoxe. C’est un peu comme dans le Zen, si on ne fournit pas cette antithèse alors on obtient des choses assez scandaleuses.

Pourquoi a-t-il été jugé comme hérétique ?

– Ce qu’on lui reproche dans la Bulle ce n’est pas seulement d’avoir pensé les choses qu’il a pensées mais de les avoir prêchées au peuple ou, comme dit la Bulle, au « vulgaire crédule ». Eckhart répond à cela à la fin du livre de A consolation divine. Il dit : « Si on n’instruit pas les ignorants, il n’y aura pas de savants ». C’est là où il est un peu un précurseur de Luther parce qu’il a traduit en langue allemande ce qui était réservé au clergé en langue latine. Et c’est peut être justement ce qu’on lui a le plus reproché. Il y a une trop grande audace dans ce qu’il disait. Il est clair que certaines de ses propositions on choqué : quand il dit, par exemple, que l’âme est incréée, ce n’est pas vraiment ce qu’il a dit ; il a dit : Il y a quelque chose dans l’âme qui est incréé et les gens ont compris il y a quelque chose de l’âme qui est incréé ce qui heurtait le dogme de l’époque puisque l’âme est créée comme toute la création. Il y avait un certain nombre de thèses attribuées à Aristote, à l’averroïsme qui avaient aussi été condamnées en 1277 et on a fait des rapprochements avec ces thèses là. Mais, je le répète encore une fois, ce qui a déclenché ce procès est sans doute une jalousie qui venait de l’Archevêque de Cologne qui était particulièrement acharné à obtenir la condamnation de Maître Eckhart et cette dernière a d’ailleurs été proclamée uniquement à Cologne, ce qui limite encore la volonté de persécuter Eckhart, condamné de manière posthume, d’ailleurs, puisqu’il est décédé entre temps. On ne sait pas où ni comment… Il a disparu dans le néant.

C’est un peu à l’image de la théologie négative qu’utilisait Maître Eckhart ?

– Cette analogie de la parole et du destin est assez audacieuse. S’il a disparu comme il a prêché… (silence). On se bornera à expliquer sa théologie négative : si par exemple, on dit la beauté créée, telle chose est belle, le monde est beau, alors on dira que Dieu est plus que cela, Dieu est plus que beau ; c’est l’éminence. Mais si on dit que Dieu est infiniment plus beau que tout ce qui est dans la création, alors on dira que si la création est la beauté alors Dieu n’est pas cela. Ainsi on ne peut pas parler de Dieu en termes affirmatifs. On ne peut que dire ce qu’il n’est pas ; on dira qu’il n’est ni ceci ni cela. Et c’est ce qu’on appelle aussi en sanscrit le neti. Tout ce qu’on peut dire sur Dieu n’est rien en comparaison avec tout ce qu’on ne peut pas dire sur Dieu. Alors le rien est plus fort que ce qu’on peut dire…

On retrouve aussi dans cette idée le tétralème utilisé dans la dialectique de la philosophie bouddhique tibétaine, ni l’existence de l’être, ni la non existence, ni les deux à la fois, ni l’absence des deux à la fois ; c’est une réfutation globale pour définir l’au-delà…

– Oui, tout à fait ; je vais donner un exemple ; Eckhart dit : dire que Dieu est bon c’est parler aussi mal de lui que dire que le soleil est noir. Ou alors : dire que Dieu est bon c’est comme si on le roulait dans une couverture et on le poussait sous un banc ; et ce genre de propositions, évidemment, peut sembler choquant mais au fond c’est pour affirmer qu’il est bien plus que cela.

On se rapproche du bouddhisme Zen quand un maître dit : Si vous rencontrez le Bouddha, tuez-le ; c’est aussi utiliser les concepts pour s’en détacher…

– Oui, mais cette proposition de : Si vous rencontrez le Bouddha, tuez-le, est une expression qui me dérange un peu, je crois qu’il faut la manier avec beaucoup de prudence… Mieux vaudrait dire : Si vous rencontrez le Bouddha, transcendez-le. Il ne faut pas forcément détruire un état d’éveil pour parvenir à un autre. C’est le danger de l’iconoclasme. Eckhart dirait simplement : Il faut renoncer à Dieu pour Dieu.

C’est un stade ultime ; quand on touche l’éveil, ne pas s’y attacher…

– Je crois que cet exemple est très bon pour montrer que dans le contexte du discours eckhartien, certaines phrases pourraient sembler scandaleuses. Mais on en trouve aussi de scandaleuses dans la Bible où il est dit, par exemple, qu’il faut renier son père et sa mère ; ceci peut donner lieu à de très mauvaises interprétations et à toutes sortes de fanatismes. Ceci dit, même l’hérésie du Libre Esprit est directement inspiré de citations de la Bible. Alors est-ce qu’on va condamner la Bible ; on a bien condamné Eckhart !

Et la désimagination ?

– Je ne sais pas si le terme existait avant. C’est un verbe créé par maître Eckhart. Il a beaucoup travaillé la langue allemande. C’est dans ce sens un grand poète et un grand philosophe puisqu’au fond un poète est toujours un peu philosophe et l’inverse parce que la philosophie passe par la langue et la langue c’est le domaine de la poésie. Il y a un terme auquel on a parfois comparé la désimagination, mais ce n’est pas vraiment la même chose, c’est la déconstruction. La déconstruction, c’est au fond, l’équivalent du mot grec analyser, analuen, qui signifie mettre en pièces détachées. La désimagination signifie le dépassement des images pour arriver à la vacuité, ce qui est analogue au bouddhisme, selon moi. L’idée qu’elle transcrit est omniprésente. Alors désimaginer… Justement on pensait qu’il était peut-être comme un précurseur de l’iconoclasme. Vous savez qu’il y a eu un iconoclasme byzantin et un iconoclasme à la Réforme et on a vu un peu dans Eckhart un précurseur de la Réforme, un précurseur de ces gens qui détruisaient des images physiques. J’ai cherché à montrer que cette désimagination n’est pas une destruction, qu’elle ne détruisait pas l’être des images mais, bien au contraire, qu’elle cherchait à établir leur être. Celui qui a le mieux résumé cette expression c’est Angelus Silésius qui dit : Désimagine-toi mon enfant et tu seras semblable à Dieu et dans ce calme tu seras à toi-même ton propre royaume des cieux. Suso a aussi repris ce thème. Il dit : Il faut être détaché de toutes les images et ensuite être imagé dans le Fils, c’est à dire formé à l’image du Fils et sur-imagé dans le Saint Esprit…

Peut-il y avoir ici une correspondance ou une résonance avec le bouddhisme tibétain qui utilise d’abord la forme, l’image, pour la dissoudre ensuite dans la vacuité, Dharmakaya ?

– Je connais trop peu le bouddhisme pour l’affirmer de manière apodictique mais, pour moi, il y a beaucoup d’analogies entre Eckhart et le bouddhisme. Déjà Schopenhauer a dit que Maître Eckhart dévêtu du dogme chrétien, c’est la doctrine de Shakyamuni. Et je pense aussi que, si on le place dans cette perspective de l’unité transcendante des religions, on peut dire qu’Eckhart a détourné Aristote, c’est à dire qu’il utilise Aristote dans un contexte de vie spirituelle que l’on ne saurait trouver chez Aristote. Et je crois qu’il l’a effectivement détourné dans un sens qui le rapproche de la spiritualité orientale.

De grands représentants de cette spiritualité ne s’y sont du reste pas trompés puisqu’ils ont reconnu en Eckhart le meilleur partenaire dans le dialogue entre l’Orient et l’Occident, dialogue qui a commencé au début de ce siècle, voire à la fin du siècle dernier si on cite Schopenhauer, mais il faut faire attention avec Schopenhauer parce qu’à cette époque-là on n’avait pas vraiment d’information sur le bouddhisme et on pensait même que c’était une religion très négative, et cette forte image nihiliste est venue en partie de Schopenhauer. Schopenhauer était, notamment grâce aux jésuites, très bien renseigné sur les Upanishad et je crois qu’il a plus tiré le Bouddhisme dans la direction de l’Hindouisme. Mais dans son affirmation il ne s’est pas tout à fait trompé, et même si la vacuité à été mal interprétée c’est une donnée fondamentale du bouddhisme et c’est une étape fondamentale dans la spiritualité eckhartienne. Elle est inspirée de la théologie négative et elle est transposée comme pratique spirituelle.

Certains aiment à voir dans Maître Eckhart un passe-murailles entre différentes religions, non seulement entre différentes cultures, mais aussi entre différents courants de notre propre civilisation. Il y a eu récemment un colloque interdisciplinaire intitulé «L’âme dans la modernité», auquel participèrent des psychologues, des théologiens et des philosophes. Au cours des discussions, on s’est souvent référé au «génial analyste de l’âme » qu’était Maître Eckhart, parce qu’il a su réunir une approche philosophique, pastorale et thérapeutique de la psyché. Eckhart est une figure intégrative qui peut nous aider à enjamber les espaces séparant différentes mouvances. Ainsi, le célèbre historien des religions Rudolph Otto, auteur de « Mystique d’Orient et d’Occident », a tenté de faire une comparaison entre Eckhart et Shankara (v. 788-820), la figure de proue de l’hindouisme védique. Selon Otto, le jeu réciproque entre âtman, l’âme individuelle, et brahman, le principe créateur impersonnel, se retrouve chez Eckhart dans le rapport entre fond de l’âme et Déité. C’est un livre magnifique, une perspective qu’il faudrait cependant revoir parce que son auteur est un peu trop pris dans la perspective du protestantisme.

Des penseurs d’Extrême-Orient, D.T. Suzuki pour le bouddhisme Zen, parlent aussi d’analogies entre Eckhart et le Bouddhisme. Pour le bouddhisme tibétain, je ne connais pas à cette heure de chercheur qui ait fait une étude. Je crois que les questions que vous posez seraient un sujet pour quelqu’un qui connaît bien le bouddhisme. D’autres chercheurs ont mis en évidence des liens avec les penseurs islamiques, notamment avec Averroès (1126-1198), le grand philosophe et médecin arabe de Cordoue. Au XIIIe siècle, sa philosophie fut enseignée à l’Université de Paris où elle causa de vives controverses. L’influence du judaïsme est aussi constatable chez Maître Eckhart, notamment par l’entremise de Maïmonide (1135-1204), qui vécut aussi à Cordoue, avant qu’il ne s’exile en Égypte, pour devenir médecin à la cour du légendaire Saladin. Ces deux penseurs constituèrent un modèle pour la philosophie scolastique, parce qu’ils se trouvaient confrontés au même problème, à savoir : comment concilier le Lycée apollinien d’Aristote avec les dogmes de leurs religions respectives.

D’une part la créature est un pur néant mais d’autre part elle est pour cela même fondée dans la plénitude divine, dit Eckhart ; dans le bouddhisme on dit que les phénomènes sont vides de nature propre, c’est à dire vides d’une existence en soi, autonome et indépendante mais cependant pleins des qualités de l’éveil ; l’idée de Dieu ici, dans la citation d’Eckhart, semble nous rapprocher d’un Dieu intérieur et non plus extérieur, tel qu’on peut parfois l’entendre au sein du christianisme…

– Ce que vous citez là c’est un peu la conclusion de ma thèse et c’est une chose que j’ai cherché à montrer chez Eckhart et qui justement, elle aussi, a été mal comprise, comme on a peut-être mal compris la vacuité bouddhique. Cela on le voit dans les prologues eckhartiens, notamment, lorsqu’il parle de l’être même. « La créature est un pur néant ». Quand on analyse bien ce qu’il veut dire, dans le contexte, on s’aperçoit que dire cela ce n’est pas nier l’être de la créature, ce n’est pas dire que la créature n’est pas, mais c’est établir cet être de la créature dans l’être divin. C’est simplement mettre cela dans une perspective qui est celle de la mystique. On le voit justement dans de très belles propositions où il dit que toute créature est pleine de Dieu et est un livre et pour dire une chose comme cela il ne peut pas l’entendre de manière vraiment nihiliste, au sens négatif, c’est un nihilisme positif. Il y a toujours un mouvement dialectique ; il faut quitter quelque chose pour arriver à quelque chose et on s’éloigne du monde pour y revenir. Il y a un retour aux images, un peu comme chez Platon, il y a un retour à la caverne, il y a un passage, il y a toujours deux mouvements.

On retrouve aussi très fort cette idée de totalité, d’union…

– Oui, l’union est essentielle. L’union, c’est d’abord l’union du fond de l’âme avec le fond de la déité, c’est à dire le Dieu ineffable . Il dit qu’il y a dans l’âme cette étincelle qui est incréée, qui n’est pas de l’âme, mais qui est dans l’âme et qui est la chose la plus fondamentale de l’âme. Dans ce fond de l’âme, âme et Dieu sont un. Là il s’inspire du stoïcisme, il dit que c’est l’étincelle qui peut être recouverte, comme un puits, une source qui est enterrée en nous et nous ne le savons pas. On est omniscient sans le savoir ; Eckhart dit que cette omniscience est là, elle est recouverte et il s’agit de la dégager. Cette omniscience, c’est l’image de Dieu. C’est comme un miroir, il faut enlever la poussière du miroir pour qu’il reflète l’intégralité du divin. Donc il y a une potentialité du divin dans l’homme et il s’agit de la dégager. Et là je pense qu’il y a une parfaite analogie avec l’enseignement bouddhique. Et, au fond, la désimagination est une forme de révélation parce qu’elle conduit à dégager l’image de Dieu dans l’âme.

C’est ma félicité que Dieu parle en moi, dit maître Eckhart…

– Oui, c’est une très belle citation. Eckhart insiste sur cette dimension béatifiante de l’expérience et c’est là aussi un parallèle avec l’Orient. Dieu parle aux deux puissances supérieures de l’âme, c’est à dire l’intellect et la volonté. Dans cet enseignement du Moyen-Age on parle des puissances de l’âme : les puissances inférieures de l’âme sont les sens et les puissances supérieures, il y en a deux surtout, c’est l’intellect et la volonté ; la volonté c’est l’amour, le cœur. C’est un peu cela d’ailleurs qui faisait la rivalité entre les Franciscains et les Dominicains ; les Franciscains suivaient toujours la voie du cœur. C’est la bhakti orientale. Pour arriver à Dieu le meilleur chemin est la dévotion. Pour les Dominicains, dont faisait partie Eckhart c’est le contexte de la scolastique. Ils disaient, au contraire, que ce qui mène le plus directement à Dieu c’est l’intellect. Il faut comprendre dans intellect quelque chose de plus profond que ce qu’on peut entendre aujourd’hui. Et Eckhart semble concilier les deux. C’est pourquoi il insiste aussi beaucoup sur le Verbe de Dieu qui parle en moi et éveille l’intellect, à l’image de la Trinité ; et il éveille aussi le cœur. Donc il y a la connaissance et la béatitude, et il y a un au-delà qui est inconnaissance et c’est l’au-delà de la bonté, de la félicité. Et là aussi on peut retrouver cette phrase du Bouddha qu’il faut transcender le Bouddha, c’est à dire qu’à un moment donné il faut dépasser cet attachement même au divin : renoncer à Dieu pour Dieu, renoncer au Bouddha pour Bouddha, renoncer à l’éveil pour l’éveil.

Est-ce mourir à soi pour naître à la vie éternelle si Dieu est vie éternelle… ?

– C’est exactement cela ; il faut mourir à soi en permanence. La désimagination c’est le fait de quitter toutes les images sensibles, extérieures, pour dégager cette image intérieure. C’est une forme de vie qui mène à la vie, comme on dit « qui perd sa vie la gagne ». Il faut lâcher prise ; c’est aussi toute l’image de l’humilité ; il faut s’abaisser pour être élevé. Eckhart dit que l’homme, homo, et la terre, humus, veulent dire la même chose. La nature de l’homme, c’est l’humilité et s’il réalise cette nature, paradoxalement, il est élevé au plus haut, plus que les anges même. Et en allemand on a demut qui signifie avoir Dieu en soi, c’est le terme pour humilité ; mut c’est le courage… Alors, ou bien c’est la chose la plus élevée ou la chose la plus basse, parce que le plus haut et le plus bas ne font qu’un. En tout cas dans ce domaine symbolique on peut renverser le symbole ; il y a des symboles qu’on peut renverser et d’autres pas. Mais ici l’un et l’autre se confondent. C’est comme dans la méditation, certains ont l’impression de descendre et d’autre ont l’impression de monter… A ce propos, la symbolique de « l’arbre renversé » constitue un bon exemple explicatif.

C’est aussi comprendre la nécessité de relier des aspects en apparences contradictoires du ciel et de la terre, de la vie active et de la vie contemplative. L’idéal, selon Eckhart, c’est d’être enraciné dans l’éternité intemporelle tout en agissant dans la réalité présente. Selon lui, Marthe, qui est active, jouit de la même façon que Marie, sa soeur contemplative, mais selon une plus grande maturité. Pour parvenir à cette maturité spirituelle, Marie doit devenir active comme sa soeur Marthe. Le détachement, la vie contemplative, n’en constituent pas moins la base et donc aussi la première étape de la vie spirituelle. Mais pour trouver son accomplissement, elle doit faire ses preuves dans la vie active. Lorsqu’on se trouve dans les plus hautes sphères de la vie contemplative, on ne saurait négliger le pauvre à la porte, qui demande une soupe. Par la polarité de sa pensée, Eckhart nous montre comment on peut vivre dans l’équilibre entre distance et proximité, comment vivre mieux avec le monde, sans être perdu dans le monde. Cela est aussi vrai du flot d’images et de l’agitation continuelle à laquelle nous devons faire face continuellement.

Pensez-vous que la réhabilitation de Maître Eckhart peut revivifier la tradition catholique d’aujourd’hui ?

– Il y a environ une quinzaine d’années, à l’initiative d’un Dominicain anglais, une commission réunissant différents spécialistes s’est constituée. Le résultat de leurs travaux est un fort volume intitulé «Eckhart teutonique, homme docte et saint», édité par Heinrich Stirnimann et Ruedi Imbach. Ce titre montre déjà que, selon la conclusion de ces experts, Eckhart devrait non seulement être réhabilité, mais canonisé.

Je crois qu’il est important de réhabiliter Eckhart même si certaines personnes disent que c’est presque dommage parce qu’on aimait bien Eckhart comme quelqu’un d’un peu remuant, et c’est vrai qu’il y a de merveilleuses turbulences métaphysiques chez Eckhart. C’est aussi un constat aujourd’hui que l’hérésie est souvent prise comme un compliment, une sorte de label d’indépendance spirituelle ; alors évidemment, dans cette perspective, certaines personnes disent qu’il serait récupéré par l’église. Malgré cela je dis qu’il est juste de réhabiliter Maître Eckhart parce que lui-même voulait être réhabilité et estimait ne pas être un hérétique. Il a lui-même dit : Je peux me tromper parce que l’intellect est faible mais je ne peux pas être un hérétique parce que cela c’est une question de volonté et je n’ai pas l’intention d’être un hérétique et il a effectivement dit aussi : Quelle que soit la proposition qu’on considère comme vraiment fausse, je la retire. Et c’est pour cela, d’ailleurs, que la condamnation n’a été que très partielle. Ceci dit, en tant que philosophe, j’aime aussi dire que l’hérésie n’est pas une catégorie philosophique et de ce point de vue là ça n’a pas d’importance qu’Eckhart soit réhabilité ou non. Mais si on comprend bien Eckhart et si on regarde bien ses argumentations dans le procès, il faudrait le réhabiliter.

Est-ce que Eckhart a touché Dieu ?

– Certainement. Il a eu une des meilleures formations qu’on pouvait avoir dans l’Occident médiéval. C’était un élève brillant, il a très vite été reconnu par ses frères et ses supérieurs, il a été envoyé à Paris, à Cologne, et pourtant il y a quelque chose dans sa prédication qui dépasse ces connaissances-là. Etait-il suffisamment pur, un miroir tout à fait transparent, pour avoir cette expérience ? Même s’il ne parle presque jamais de lui-même, Eckhart dit clairement que la vision bienheureuse, qui revient à toucher Dieu, ou plutôt, à être touché par Dieu, est possible en cette vie… C’est aussi dans cette heureuse perspective que les grandes traditions spirituelles d’Orient et d’Occident peuvent au mieux se rencontrer.

Propos recueillis par Karine Barbier le 18 nov. 1996. Notice : Cet entretien reprend quelques passages d’un interview réalisé par Felizitas von Schönborn, d’abord publié en Autriche – dans un hebdomadaire viennois (Die Furche), ainsi que dans le Quotidien de Salzbourg (Salzburger Nachrichen) Cf. aussi : Le Courrier, Genève, 17 décembre 1996, p.8 © W. Wackernagel et Revue Dharma

Voici ce que disait Maître Eckhart : il y a sept degrés de la vie contemplative. Celui qui veut s’exercer dans la vie contemplative doit chercher un lieu secret et doit penser, en premier lieu, combien son âme est noble, puisqu’elle s’est écoulée de Dieu sans intermédiaire, et cette considération doit faire entrer l’homme dans une grande joie.

En second lieu, une fois qu’il a bien considéré cela, il doit penser combien Dieu a aimé son âme puisqu’il l’a créée selon l’image de la Trinité, et tout ce que Dieu est par nature, elle peut l’être par grâce, et de cela il faut nécessairement que l’homme tombe dans une plus grande joie qu’auparavant, car il est bien plus noble que nous soyons créés selon l’image de la Trinité que d’être seulement créé par Dieu sans intermédiaire.

En troisième lieu, l’homme doit penser comment il a été aimé de Dieu éternellement ; car de même que la Trinité a été éternellement, Dieu a aimé l’homme éternellement.

En quatrième lieu, l’homme doit penser comment Dieu l’a invité à jouir éternellement de la même réalité avec Dieu, celle dont Dieu a joui éternellement et jouira à jamais, et c’est de Dieu lui-même.

En cinquième lieu, l’homme doit rentrer en lui même et cela se passe en éprouvant que l’être ne peut pas être sans l’être et que l’être est nourri de l’être, car aucun être ne peut être nourri de cette nourriture, avant que cette nourriture ne soit transformée en une nature bienheureuse, comme est celle dont on est nourri ; cela doit provenir d’un être qui soit lui-même l’être. Or il n’y a aucune réalité qui soit par elle-même être, sinon Dieu. C’est pourquoi mon âme ne peut être nourrie par rien d’autre que par Dieu. Et quand l’homme rentre ainsi en lui-même, il trouve Dieu en lui-même. Si Dieu veut que je sois, il faut qu’il me donne l’être. Aucun être en effet ne peut exister sans Dieu et c’est pourquoi s’il veut que j’aie l’être, il doit se donner lui-même à moi.

En sixième lieu, l’âme doit se reconnaître elle-même en Dieu, et cela arrive de la façon suivante : puisque tout ce qui est, est en Dieu, cela est Dieu et puisque mon image a été éternellement en Dieu comme elle est maintenant et doit être à jamais, mon âme a donc été éternellement une et elle est Dieu, et je découvre ainsi que je suis en Dieu de façon d’autant plus haute que j’ai été éternellement Dieu en Dieu. Et cela apporte à I’homme qui peut s’y exercer une telle joie qu’il ne peut rien en dire à personne.

En septième lieu, l’homme doit reconnaître en lui-même Dieu tel qu’il est sans commencement, de qui toutes choses ont flué. Et cette connaissance, personne ne peut la devenir intégralement en cette vie, car cela toucherait la vision de l’être divin, ce qui ne peut être ici-bas.

Aphorisme 53

(Trad. W. Wackernagel)

La prière de Maître Eckhart

(Melk, cod. 1569, fol. 117r-118v)

O richesse élevée de la nature divine,

montre-moi le chemin que dans ta sagesse

tu m’as laissé pressentir et ouvre

le si précieux trésor auquel tu m’as convié :

comprendre avec intelligence

au-dessus de toute créature,

aimer avec les anges et être d’usage (familier)

avec ton fils unique, notre Seigneur Jésus-Christ,

hériter de toi et t’accueillir

selon ta sagesse éternelle.

Et avec ton aide

me préserver de tout mal.

Car tu m’as élevé

au-dessus de toute créature et tu as imprimé

en moi le sceau de ton éternelle image.

Tu as rendu mon âme insaisissable

à toutes les créatures et

tu n’as rien fait de plus semblable à toi

que l’être humain selon l’âme. Apprends

donc à me tenir ainsi que je ne sois plus jamais

sans toi et que dans ton oeuvre aimante

et ruisselante en moi jamais

tu ne sois plus entravé. Et jamais

ne me livre plus à aucun désir hormis toi

et ne m’afflige dans mes pensées

avec aucune créature hormis toi.

Seigneur, tu es un esprit insaisissable

à toute créature et si l’âme oublie

que dans sa spiritualité même elle est élevée

au-dessus de toute créature,

fais en sorte que ta sagesse éternelle

lui suffise selon ta volonté divine

et que dans la grâce elle soit désaissie

de toutes les images qui sont proches de toi.

Car tu t’es approprié l’âme selon ta nature

et tu l’as apparentée à toi.

Garde-la donc afin que ne s’établisse en elle

rlen que toi.

(Trad. W. Wackernagel)

A propos de la prière de Maître Eckhart :

Freimut Löser, «Anselm, Eckhart, Lienhard Peuger», N. Henkel und N. Palmer éd. in Latein und Volkssprache im deutschen Mittelalter 1100-1500, Tübingen, Niemeyer 1992, p. 246.

Wolfgang Wackernagel

Etudes de philosophie, philologie et histoire des religions à Genève. Doctorat en philosophie Université de Genève et Munich. Conférencier invité dans différentes universités. A publié en français Ethique de l’image et métaphysique de l’abstraction chez Maître Eckhart, (Paris, Editions Vrin 1991), et de nombreux articles sur la spiritualité eckhartienne, les calligrammes informatiques, la symbiosophie, et la mise en pratique de la philosophie dans l’image. Il termine actuellement un livre sur les Légendes eckhartiennes, à paraître aux Éditions du Seuil.

 

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