Le Dalaï Lama parle de Jésus

Une perspective sur les enseignements de Jésus…

Sœur Eileen : Votre Sainteté, c’est un grand privilège d’être ici en votre présence. Ma question concerne un point qui constitue peut-être une différence dans nos traditions. L’une des manières pour nous de connaître Jésus est d’appréhender le personnage historique. Mais une des missions de Jésus a été de transformer notre relation à Dieu pour la faire passer de la peur ou de la simple doctrine à un lien d’amour et d’intimité. En tant que chrétiens, nous croyons au Christ ressuscité, au Christ qui vit toujours parmi nous. Nous croyons que nous pouvons faire l’expérience du Christ qui est parmi nous et qu’il s’agit là d’une expérience personnelle d’amour et de dévotion, Avec l’approfondissement de notre pratique religieuse, notre dévotion au Christ s’approfondit. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’entre nous méditent. Cette expérience commence d’abord comme n’importe quelle relation humaine : nous essayons de connaître cette personne. Au début, nous avons tendance, même si nous admirons cette personne, à la considérer comme un objet. Puis, notre compréhension dépasse peu à peu la simple personnalité extérieure pour atteindre la personne intime du Christ. A la fin, nous sommes appelés à nous unir à la conscience qui fut celle du Christ. Pour les chrétiens, ce voyage spirituel est très personnel et intime. Trouve-t-on quelque chose d’analogue dans le bouddhisme ?

Le Dalaï-lama : Absolument, il existe un parallèle dans la pratique bouddhiste. Comme je l’ai déjà souligné, il est aussi important dans le bouddhisme que dans le contexte chrétien que la pratique spirituelle de chacun soit enracinée dans une confiance et une foi à visée unique, que l’on s’en remette pleinement et entièrement à l’objet du refuge pour son bien-être spirituel. Dans le bouddhisme, la pratique doit s’appuyer sur la prise de refuge dans les Trois Joyaux – le Bouddha, Dharma et Sangha – et surtout dans le Bouddha. Dans cette relation, non seulement pour vous guider vous vous placez avec confiance sous la conduite éclairée du Bouddha – un être parfait, pleinement éveillé et parvenu à l’état d’illumination totale –, mais vous aspirez vous aussi à réaliser cet état en vous-même.

L’acte consistant à prendre refuge comporte donc plusieurs aspects. Parfois, on emploie aussi l’expression « atteindre l’état d’inséparabilité » avec le Bouddha. Cela ne signifie pas que vous perdez votre identité individuelle, que vous ne faites plus qu’un avec le Bouddha. On veut plutôt souligner que vous avez atteint un stade auquel vous ressemblez à un bouddha, un être pleinement illuminé. Cette intimité existe donc bien dans la relation.

Père Laurence : Votre Sainteté, je pense que nous ne sommes pas en train de créer une religion unique, quoique nous soyons en train de découvrir une unité profonde. Et où règne l’unité, règnent aussi les différences. Ainsi, comme vous venez de le dire, le bouddhiste prend refuge dans le Bouddha. Le Bouddha est son maître. Le chrétien suit Jésus, et comme le bouddhiste, il se consacre et se voue à un maître particulier. Les différences se trouvent, je présume, dans la manière dont nous comprenons et décrivons la nature du Bouddha et la nature de Jésus.

Il reste, dans la pratique, que les démarches consistant à suivre une voie spirituelle ou à se faire disciple, comportent de nombreuses similitudes. Par exemple, Jésus nous dit que pour le suivre, il faut abandonner son moi. Or, en ce qui me concerne, j’ai trouvé dans le bouddhisme une grande sagesse et une grande clarté dans la compréhension de ce que signifiait abandonner son moi, dépasser l’égoïsme. Je trouve la même sagesse quand Jésus nous demande de nous aimer les uns les autres et d’aimer nos ennemis. Votre exposé de ce matin explore magnifiquement comment ceci fonctionne du point de vue bouddhiste.

Dans le film que nous avons projeté hier, nous vous avons vu en train de travailler sur une montre, à Dharamsala. J’ai parfois l’impression, grâce au bouddhisme, de comprendre comment marche la montre. Cela dit, bouddhistes comme chrétiens, nous sommes tous confrontés au temps et à sa signification. Il n’est pas si facile de l’exprimer par des mots. Que pensez-vous de cette image pour aider à comprendre le rapport existant entre les différentes religions ? Il me paraît essentiel, en dernière analyse, de comprendre comment le bouddhisme et le christianisme se parlent l’un à l’autre, comment nous nous comprenons l’un l’autre aujourd’hui. Car la rencontre de ces deux traditions est si importante pour le monde.

Le Dalaï-lama : Pour parvenir à un dialogue qui ait un sens, autrement dit qui enrichisse les deux traditions, je pense que nous avons besoin de partir de la base que représente la claire reconnaissance de la diversité qui existe dans l’humanité : les dispositions mentales diverses, les intérêts divers et les inclinations spirituelles diverses des peuples du monde. Par exemple, pour certains les traditions chrétiennes fondées sur la foi en un Créateur sont du plus puissant effet sur leur vie éthique et les incitent fortement à agir de manière éthique et saine. Mais ceci n’est pas forcément vrai pour tout le monde. La tradition bouddhiste, qui n’insiste pas sur la croyance en un Créateur, sera peut-être plus opérante pour d’autres. Dans la tradition bouddhiste,

on insiste sur le sens de la responsabilité personnelle plutôt que sur un être transcendant.

Il est tout aussi capital de reconnaître que les deux traditions partagent le but commun de produire un être humain parfait : une personne pleinement réalisée, spirituellement mature, bonne et généreuse. Une fois ces deux points admis – communauté de but et claire reconnaissance de la diversité des dispositions humaines – je pense que nous disposons d’une base solide pour le dialogue. C’est toujours avec ces convictions, ces deux prémisses essentiels que j’engage le dialogue avec d’autres traditions.

Père Laurence : Je sens une splendide vérité dans l’idée que la prédisposition individuelle d’une personne conditionne son cheminement spirituel. Mais dans ce cas, une tradition peut-elle encore prétendre détenir une perception absolue de la vérité ? Quant à moi, que nous soyons en train d’explorer les implications de ce que Votre Sainteté vient de dire me parait constituer une étape très moderne et peut-être nécessaire de l’évolution de l’histoire religieuse. Mais quelle différence avec ce que les religions ont dit autrefois !

Le Dalaï-lama : Je dirais que même la vérité n’a pas nécessairement un seul aspect, mais que nous pouvons en avoir une conception multidimensionnelle. C’est le point de vue, particulièrement, du système philosophique madhyamaka, où la notion même de vérité revêt une dimension relative. Elle n’existe qu’en relation avec l’erreur, et ce n’est que par rapport à une autre perception qu’une chose peut être dite vraie. Mais postuler un concept de vérité atemporel et éternel, dénué de tout cadre de référence, serait très problématique.

Prenons par exemple le cas des enseignements du Bouddha donnés à des occasions diverses, dont certains, à première vue, peuvent donner l’impression d’être contradictoires. Par exemple, les enseignements du Bouddha sur le « moi » – atman –, donnés à ceux qui ont de fortes inclinations à affirmer l’existence du moi, s’opposent à son enseignement de base sur le « non-moi » – anatman. Et même la doctrine de l’anatman – la doctrine de la non-existence de l’âme ou du moi d’une personne – que le Bouddha enseigna aux adeptes des écoles philosophiques inférieures, comme les systèmes vaibhashika et sautrantika, doit être regardée comme vraie. Ceci parce que, compte tenu de la perception et de la compréhension de son public à une époque, dans un environnement et un contexte donnés, c’était la vérité. C’est ainsi qu’il faut comprendre la notion de vérité dans le bouddhisme.

Une école philosophique plus élevée, comme le madhyamaka, répondrait que cet énoncé contredit la raison, que cette conception de l’anatman n’est pas la vérité finale et entière. Cependant, l’école madhyamaka ne franchirait pas l’étape suivante qui consisterait à dire que le Bouddha a donné un enseignement erroné. Même eux diraient que c’est un énoncé vrai parce qu’il est vrai dans les limites de ce contexte et de cette situation particuliers.

Tout cela est sans doute bien compliqué !

Pour résumer toute cette discussion, je pense qu’entre les traditions chrétienne et bouddhiste, il existe une convergence exceptionnelle et un potentiel d’enrichissement mutuel par le dialogue, surtout dans les domaines de l’éthique et de la pratique spirituelle – ainsi des pratiques de la compassion, de l’amour, de la méditation et du progrès dans la tolérance.

Je pense aussi que ce dialogue peut aller très loin et atteindre un niveau très profond de compréhension. Quant au dialogue philosophique ou métaphysique, je pense que nous devons nous séparer. Toute la conception bouddhique du monde repose sur une position philosophique centrée sur le principe de l’interdépendance, selon lequel toute chose ou événement est le pur produit d’interactions entre des causes et des conditions. Il est quasiment impossible, dans cette vision du monde, de faire une place à une vérité atemporelle, éternelle et absolue. Il n’est pas possible non plus d’y intégrer le concept de Création divine.

Réciproquement, pour un chrétien dont toute la conception métaphysique du monde est fondée sur la croyance en la Création et en un Créateur divin, il est impossible d’accommoder l’idée que toute chose ou événement naît de la simple interaction de causes et de conditions. Ainsi, au plan métaphysique, à partir d’un certain point le dialogue devient problématique et les deux traditions divergent.

Je pense, cependant, que le dialogue peut promouvoir une meilleure compréhension et un respect mutuel dans les domaines de l’éthique, de la conduite personnelle et de la métaphysique – en d’autres termes, dans les domaines où on rencontre de nombreux parallélismes et compatibilités, aussi bien que dans ceux où existent diversités et différences. On s’en rend facilement compte dans le domaine de l’éthique et du comportement personnel où des similitudes et parallélismes nombreux pourraient enrichir le dialogue et conduire à une meilleure compréhension et au respect mutuel. Même dans le domaine métaphysique marqué par des divergences fondamentales, le dialogue permet de dépasser les différences, en reconnaissant clairement qu’elles existent et en appréciant leur fondement commun quant au but et à l’opérativité. Alors qu’en métaphysique les points de vue chrétien et bouddhiste sont si éloignés l’un de l’autre, ils peuvent l’un et l’autre contribuer à créer des êtres humains également bons, spirituellement matures et éthiquement sains. Ces différences, par conséquent, ne doivent pas nous diviser.

Le Dalaï Lama Parle de Jésus, une perspective sur les enseignements de Jésus. © Editions Brepols – 1996.

 

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