Jésus et Bouddha

Odon Vallet

De la naissance miraculeuse de Jésus et de Bouddha à leur enseignement et à leur mort, du contexte géographique et social dans lequel ils vécurent aux problèmes culturels et politiques qu’ils durent affronter, les biographies des deux maîtres spirituels présentent de troublantes convergences, et aussi de significatives différences. Mais Odon Vallet ne limite pas son étude à la comparaison des vies et des paroles des deux grands fondateurs. Dans une fresque brillante, mêlant histoire, philologie, géographie économique et science des religions, il met en parallèle le destin de leurs messages et de leurs héritiers.

Jésus et Bouddha : un beau parallèle et une fausse symétrie. Un beau parallèle, car ces deux noms propres évoquent deux des plus grandes figures de l’humanité au message bimillénaire. On peut aussi rapprocher Jésus et Socrate ou Bouddha et Confucius, mais ces comparaisons semblent moins riches, car elles s’appliquent à des hommes de civilisations géographiquement proches. Au contraire, Jésus et Bouddha sont des maîtres nés de part et d’autre de l’Indus, cette frontière un peu mythique qui sépare le Proche-Orient, berceau des religions dites monothéistes, de l’Extrême-Orient, foyer de la méditation et du rayonnement intérieur. Pour un Occidental, Bénarès, où prêcha le Bouddha, et Katmandou, où on le vénère, sont un peu les villes symboles de ce lointain Orient, mystérieux et compliqué. Et voici déjà une fausse symétrie : le Bouddha est un titre, comme le Christ. On doit donc comparer soit le Christ et le Bouddha (ou, selon la formulation protestante, Christ et Bouddha), soit Jésus et Siddhartha, prénom du grand maître. Si l’on veut y adjoindre les noms de famille, cela donne Jésus Ben Joseph et Siddhartha Gautama. Chacun de ces termes a son importance. Jésus signifie, en hébreu Dieu qui sauve, et l’on a justement rangé le christianisme dans la catégorie des religions de salut dont le fondateur est un sauveur. Siddhartha veut dire, en sanskrit Celui qui atteint le but, et, pour un bouddhiste, le Bouddha est le premier homme ayant atteint l’objectif suprême, celui du nirvâna, cette « extinction » qui permet d’échapper au cycle des renaissances.

En parlant du Christ, I’« Oint» en grec, correspondant au « Messie» en hébreu, on évoque un souverain, le roi des Juifs crucifié et le chef du Royaume qui n’est pas de ce monde : c’est faire de Jésus le rival spirituel de César, celui qui défie le pouvoir et s’y dérobe. Le Bouddha (l’« Éveillé », ou l’« Illuminé » en sanskrit) se situe sur un autre plan : non pas le règne sur les hommes, mais l’emprise sur soi-même. Or, en Occident, un illuminé est un esprit un peu dérangé, tandis que la notion d’éveillé s’applique à un enfant vif et curieux plus qu’à un grand maître de la sérénité.

Il reste à justifier les expressions de christianisme et de bouddhisme. Le nom de chrétien est mentionné pour la première fois à Antioche, en Syrie, pour désigner le petit groupe des disciples du Christ, et il apparaît, à cette occasion, dans les Actes des Apôtres. Au début du IIIe siècle, Clément d’Alexandrie parle de christianisme dans une ville et à une époque imprégnées de philosophie grecque. Peut-être devrait-on aujourd’hui mettre ce mot au pluriel tant sont différents les fidèles de Mgr Gaillot et ceux de Mgr Lefebvre. Et il n’est guère plus facile d’enrôler sous la même bannière des catholiques sud-américains adorant le vaudou, des théologiens allemands démythologisant l’Evangile et des orthodoxes russes vénérant les icônes. Mais on leur accordera sinon une foi identique, du moins une même communion en Jésus, le Christ. Bien des non-croyants, réservés à l’égard de la civilisation chrétienne, reconnaîtront aussi ce que doit leur culture au christianisme, patrimoine commun des baptisés et référence obligée de l’Occident.

La notion de bouddhisme est plus difficile à expliquer. D’abord parce que le mot, forgé par les Orientalistes européens, ne date que de la fin du XVIIIe siècle et qu’il s’appliquait alors au seul bouddhisme de l’Inde : la Chine était perçue comme essentiellement confucéenne et, faute de traductions, on ignorait à peu près tout de la diversité des Ecritures bouddhiques. Les philosophes européens ont même eu du mal à distinguer le bouddhisme des autres spiritualités indiennes en ce siècle des Lumières où l’on commençait juste à déchiffrer le sanskrit. Dans son Essai sur les mœurs, Voltaire affirmait :

« Vous ne perdrez point un temps précieux à rechercher toutes les sectes qui partagent l’Inde. Les erreurs se subdivisent en trop de matières. »

Et il fallut ensuite consacrer bien du temps précieux à distinguer les différentes branches du bouddhisme dont les noms évoquaient des diligences à plusieurs classes : Petit Véhicule, Grand Véhicule, Véhicule de Diamant. Aujourd’hui, on en serait plutôt à parler des bouddhismes, tant nous mesurons leur diversité. Il y a un christianisme parce que le Christ est unique, mais peut-il y avoir un bouddhisme alors que le nombre de bouddhas est infini.

Ce dernier point est essentiel. Il y a un seul Christ, fils de Dieu, venu sauver le monde une fois pour toutes. Jésus de Nazareth correspond donc au Bouddha historique, né voici deux mille cinq cents ans au Népal et qui est un être purement humain. Mais celui-ci aurait eu de multiples existences antérieures (547 ou 550 selon les traditions) sous une forme humaine ou animale, voire divine. Enfin, outre le Bouddha historique et ses existences antérieures, il y a d’autres bouddhas, correspondant à des ères antérieures du monde et à une ère future. Leur nombre et leur rôle varient selon les traditions de six à vingt-neuf, mais ils viennent toujours proclamer la même doctrine.

On mesure ici la différence par rapport au christianisme : Jésus possède une généalogie et Bouddha des vies passées. Le premier est nommé, par les Evangiles de Luc et de Matthieu, comme fils de Joseph, descendant de Salomon, David, Isaac et Abraham. Le second est décrit par les récits des jakata – littéralement, les « Nativités » – sous les traits successifs d’un crabe, d’un buffle, d’un éléphant, d’une femme, d’un serviteur ou d’un propriétaire. Jésus symbolise la continuité d’une famille et la mémoire d’un peuple, Bouddha la diversité de la nature et les conflits de la société. Jésus se situe par rapport à l’histoire, individuelle et collective, et Bouddha par rapport à la géographie humaine et physique. Cette opposition est d’autant plus forte que la propagation du christianisme s’est opérée dans un milieu hellénistique qui, depuis Hérodote, était féru d’histoire, une discipline inconnue dans l’Inde antique (…).

Ces difficultés n’empêchent pas une étude comparative, mais elles invitent à beaucoup de rigueur dans la méthode. On entreprendra donc cette recherche dans la disposition d’esprit de saint Thomas, ce disciple de Jésus qui ne croit pas sans avoir vu et veut mettre la main sur les plaies du Ressuscité. Thomas, dit le Didyme, c’est-à-dire le jumeau, est justement réputé, par une tradition aussi vieille qu’obscure, avoir été l’évangélisateur de l’Inde. Pour comparer le message de Jésus et celui du Bouddha, il faut se faire un peu le « jumeau de Saint Thomas. »

Jésus et Bouddha – Odon Vallet © Albin Michel

 

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