Les trois yanas

Dilgo Khyentsé Rinpoché

Les trois yanas ou « véhicules »,
sont trois aspects fondamentaux
des enseignements bouddhistes
qu’il est possible de combiner
harmonieusement dans la pratique.

Le renoncement est le fondement du Véhicule de Base et donc aussi celui des deux autres. C’est la détermination à se libérer non seulement des peines de cette vie, mais aussi des souffrances apparemment sans fin du samsara, le cercle vicieux de l’existence conditionnée. Le renoncement s’accompagne d’une profonde tristesse et d’une désillusion sincère devant les préoccupations du monde.

La compassion est la force agissante du Grand Véhicule. Elle naît de la compréhension que le moi et les phénomènes sont dépourvus de toute réalité solide. Appréhender les myriades de phénomènes illusoires comme des entités permanentes, c’est ce qui est appelé ignorance. Son résultat est la souffrance. Un être éveillé – qui a réalisé la nature ultime des choses – éprouve spontanément une compassion sans bornes envers ceux qui, sous le pouvoir de l’ignorance, errent en souffrant dans le samsara. Poussé par une compassion similaire, le pratiquant du Grand Véhicule ne cherche pas à se libérer tout seul, il fait le vœu d’atteindre la bouddhéité pour devenir capable de libérer tous les êtres des souffrances inhérentes au samsara.

La perception pure est le point de vue extraordinaire du Véhicule de Diamant. Elle consiste à reconnaître la nature de bouddha qui réside dans tous les êtres et à percevoir la perfection et la pureté originelle de tous les phénomènes. Chaque être possède l’essence de bouddha, un peu à la façon dont chaque graine de sésame contient de l’huile. L’ignorance est simplement la méconnaissance de cet état de fait. C’est la condition du mendiant qui ne sait pas qu’il y a un pot plein d’or enterré sous sa hutte.

Le voyage vers l’Éveil, c’est la redécouverte de cette nature oubliée. C’est comme revoir le soleil qui n’a jamais cessé de briller, à mesure que les nuages qui le cachaient sont chassés par le vent.

La première est une connaissance théorique qui découle de l’étude des enseignements. Elle est nécessaire mais elle n’est pas très stable. On la compare à une pièce rapportée sur un tissu, qui finira par se détacher. Elle ne donne pas assez de force pour résoudre les situations bonnes ou mauvaises qui surgissent dans notre vie. Si nous rencontrons de véritables difficultés, aucune compréhension intellectuelle ne nous permettra de les surmonter. Les expériences méditatives sont comparées à la brume : elles sont appelées à disparaître. Si vous vous concentrez sur votre pratique dans un lieu retiré, diverses expériences ne manqueront pas de surgir. Mais elles ne sont pas du tout fiables. Il est dit : « Les méditants qui courent après les expériences comme les enfants après l’arc-en-ciel feront fausse route. » Quand on pratique intensément, il est possible d’avoir soudain des moments de clairvoyance ou d’autres signes d’accomplissement, mais ils ne font que susciter en nous l’espoir et l’orgueil. Ce ne sont que ruses de démons et sources d’obstacles.

On dit qu’il est plus difficile de faire face aux bonnes circonstances qu’aux mauvaises, parce que les premières nous distraient davantage. Si nous possédons tout ce que nous désirons – maison confortable, nourriture, vêtements, richesses – plutôt que de nous y attacher de façon compulsive, considérons-les comme aussi illusoires que des biens possédés en rêve. Si quelqu’un se met en colère contre nous ou nous menace, il est relativement facile de méditer sur la patience ; ou, si nous tombons malade, de supporter la douleur. Puisque ces situations nous font souffrir et que la souffrance nous fait naturellement penser au Dharma, nous avons moins de peine à les intégrer à notre pratique de la Voie. Mais quand tout va bien et que nous sommes heureux, nous acceptons volontiers cette aubaine. Comme l’huile que l’on passe sur la peau, l’attachement se mêle facilement à notre esprit et demeure invisible. Il devient partie intégrante de nos pensées. À ce moment-là, nous devenons infatués de nos réussites, de notre renommée ou de notre richesse, et cet état d’esprit est très difficile à abandonner.

Enfin la réalisation authentique est comme une montagne qu’aucun vent ne peut ébranler, ou comme le ciel bleu immuable. Bonnes et mauvaises circonstances, même par milliers, ne provoquent alors ni attachement ni aversion, ni espoir ni crainte. On lit dans les textes bouddhistes que celui qui possède une telle réalisation ne sera « pas plus réjoui par la personne qui, à côté de lui, agite un éventail de santal que terrifié par celle qui, de l’autre côté, brandit une hache ». Pour lui, toute perception erronée a disparu. À ce stade-là, chaque situation, bonne ou mauvaise, permet de progresser sur la Voie.

Textes extraits de L’esprit du Tibet de Matthieu Ricard – © Edition du Seuil, 1996.

 

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