La diversité du Dharma

Deux grands courants

Deux grands courants sont apparus dans la transmission des enseignements du Bouddha, ils sont issus de deux rédactions des Enseignements :

• La première en pâli s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui dans la tradition « théravada » dite « des anciens », nommée aussi quelquefois l’Ecole du Sud, principalement localisée au Sri Lanka, en Birmanie et en Thaïlande. C’est une approche qui privilégie la voie monastique.

• La seconde en sanscrit a donné naissance à la tradition du « mahayana », littéralement « la grande tradition », qui a connu un important développement à partir du premier siècle après Jésus Christ.

Le mahayana est la « voie ouverte » sur les autres et sur le monde. Elle est une voie universelle et se propose d’être accessible à tous.

Les enseignements du mahayana distinguent trois cycles d’enseignement : le premier est celui des Quatre Nobles Vérités ; le deuxième est composé des enseignements sur la vacuité, c’est-à-dire sur l’absence d’existence indépendante ; et le troisième est constitué de ceux sur la plénitude de la nature de Bouddha.

Au sein du mahayana, principalement au Tibet, en Chine et au Japon, s’est développée une approche spécifique, celle des tantra, textes issus du Bouddha dont les pratiques font appel à un symbolisme et à différentes méthodes spirituelles ou yoga.

L’approche des tantras est une amplification du mahayana par différentes méthodes de transmutation des énergies. Alors que dans le mahayana classique la vacuité est plus perçue comme une simple absence d’illusion, les tantras mettent l’accent sur la dimension énergétique et absolue de la claire lumière. On rencontre parmi les méthodes des tantras pratiquement tous les moyens spirituels utilisés dans d’autres traditions : la relation avec une divinité, la dimension affective et personnelle de la prière, des yogas du corps, de la parole et de l’esprit, et des contemplations silencieuses sans forme. Leurs capacités de transmutation font des tantras pour ceux qui les pratiquent, une approche particulièrement adaptés à l’époque contemporaine.

Le Dharma dans la diversité des sociétés

Le Dharma, science de l’esprit ou de la vie, propose la libération des illusions et la réalisation de notre propre nature. Il a une portée universelle et transculturelle. Dans son essence et ses fondements, il n’est pas dépendant du milieu socioculturel dans lequel il se diffuse. Pourtant il a toujours transformé profondément les civilisations dans lesquelles il s’est répandu tout en respectant profondément les cultures pré-existantes.

Par exemple, l’empire pacifique d’Asoka, qui suivait la voie du Bouddha, est resté célèbre comme apogée de la culture indienne antique. D’une façon générale, le Dharma infusa différentes cultures de l’intérieur et les transforma profondément tout en prenant en celles-ci un aspect extérieur en harmonie avec leur tonalité culturelle. Ce mode d’acculturation spécifique lui assura un rayonnement immense sans conquête ni « guerre de religions ».

Sans que son fond ne soit altéré, le Dharma prit des aspects aussi variés que le style japonais Zen des sutras et de la vacuité – épuré, noir et blanc – ou que le style tibétain des tantra exprimant dans la luxuriance des formes et la brillance des couleurs la plénitude et la richesse des qualités éveillées.

Les écoles du Dharma au Tibet

A proprement parler l’expression « bouddhisme tibétain » est contestable car, indépendamment de l’emploi du mot « bouddhisme » évoqué précédemment, les enseignements du Bouddha sont les mêmes dans tous les pays, la coloration culturelle n’a qu’un intérêt ethnographique ne justifiant pas l’apposition du nom d’un pays (remarquons qu’on ne dit pas généralement « bouddhisme japonais » ou « bouddhisme sri lankais » !).

Les enseignements du Bouddha qui se sont développés au Tibet à partir du VIIIe siècle sont ceux de la grande tradition – mahayana – avec la spécificité de la voie des tantras nommée tantrayana ou vajrayana.

Différentes écoles

Lors de l’introduction du Dharma au Tibet de nombreuses lignées de transmissions venues d’Inde, puis des ramifications tibétaines, s’y développèrent. Certaines constituèrent des institutions qui furent au cœur du système théocratique féodal tibétain. On distingue aujourd’hui cinq principales institutions ou écoles :

1 – Celle des « Anciens » ou Nyingmapa, établie dès le VIIIe siècle.

Elle réunit les lignées les plus anciennes introduites au Tibet par Padmasambhava nommé aussi Guru Rinpoché ;

2 – Celle de la « Parole du Bouddha » ou Kagyupa, apparue au XIe siècle.

Elle regroupe des lignées issues de Marpa le traducteur et de Khyoungpo Nèldjor.

3 – Celle des Sakyapa, ainsi nommée d’après le site de son monastère d’origine situé à l’ouest du Tibet.

Elle fut fondée au XIe siècle par Khen Keun Tchog.

4 – Celle des « Vertueux » ou Gelougpa issus de la réforme de Tsongkhapa au XVe siècle.

5 – Et celle des « Orants » ou Bönpo qui est en fait la continuité, aujourd’hui réformée, de la tradition ancienne qui préexistait à l’introduction du Dharma au Tibet.

Le même enseignement du Bouddha

Les différentes lignées spirituelles qui tissent la trame de ces institutions temporelles partagent le même héritage philosophique et ne se différencient que par l’accent particulier mis par chacune sur telle ou telle méthode spirituelle.

Les Nyingmapa et les Kagyupa suivent principalement les pratiques contemplatives directes des lignées de Dzogchen (la grande perfection) et de Mahamudra (la grande immédiateté). Les Sakyapa sont plutôt connus pour la perfection de leurs rituels et de leurs études métaphysiques. Les Gelougpa mettent plutôt l’accent sur la pureté monastique et les études philosophiques scolastiques. Il faut néanmoins éviter une vision caricaturale et simpliste, chacune de ces institutions et les lignées qui la constituent ayant des dimensions théoriques et pratiques convergentes.

« On pourrait se demander, puisque chaque tradition et lignée constituent un enseignement authentique et complet, pourquoi il en existe plusieurs. D’une manière générale, leur variété correspond aux diverses réceptivités et aux inclinations des êtres. Chaque système existe distinctement pour répondre aux besoins et aux aptitudes particulières de personnes différentes, dotées de mentalités qui le sont aussi. »

Kyabdjé Kalou Rinpoché

Des organisations variées

Chaque institution ou école organisa la hiérarchie temporelle de ses monastères ou centres spirituels avec des variantes importantes.

• Chez les Nyingmapa et les Kagyupa c’est le système des tulkou (cf. « les tulkous ») associé souvent à celui des Khempo (titre universitaire) qui domine. Ils ont des communautés monastiques ou sont simplement des yogis pratiquants. Les Karma Kagyu, une ramification des kagyupa, ont un tulkou hiérarque suprême, le Karmapa (dont la succession fait aujourd’hui l’objet de contestation de la part d’une petite minorité, les Shamarpistes…).

• Les Sakyapa sont régis par un système de succession héréditaire lié à la dynastie royal Kheun qui remonte au Ve siècle et qui a exercé le pouvoir temporel au Tibet au XIIe et XIIIe siècle.

• Les Guelougpa sont principalement organisés dans une hiérarchie universitaire et de tulkou. L’abbé suprême de leur Ecole est élu parmi un collège d’abbés recteurs d’universités monastiques.

Les Dalaï Lama sont des tulkous formés dans le système universitaire Guelougpa. Leur institution remonte au XVIe siècle, lorsque les mongols victorieux au Tibet créèrent le titre et la fonction qui est celle de chef temporel et spirituel du Tibet.

Ces différents modes organisationnels sont culturels et institutionnels. Du point de vue des enseignements du Dharma, le seul lien qui engage vraiment un membre de sa communauté – le Sangha – est celui qui le lie à son propre maître spirituel et à ses condisciples selon les aspects extérieurs et intérieurs de la discipline spirituelle.

Le système des tulkous

Il mérite une attention particulière car il a joué et joue encore un rôle important.

Le terme « tulkou » a deux sens :

– D’une part, c’est la traduction du terme sanscrit « nirmanakaya » l’une des trois dimensions du Trikaya d’un Bouddha. C’est la présence formelle d’un bouddha. Or le message fondamental du Bouddha est que tous les êtres ont déjà en eux la nature-de-bouddha : chacun est donc un tulkou potentiel…

– D’autre part, « tulkou » est un titre conféré par les institutions du système féodal et « théocratique » de la société tibétaine. C’est au sein du monde bouddhiste une spécificité culturelle himalayenne.

En effet, le système des tulkous est apparu au XIIIe siècle, alors que les fiefs monastiques avaient un rôle temporel très important au Tibet. La pérennité de la souveraineté des institutions Sakya était assurée par une dynastie de succession par le sang. Les monastères Kagyu, rivaux féodaux des Sakya, avaient des structures à dominante monastique, d’où une difficulté dans leur système de succession. C’est dans ce contexte que le système des tulkous fut créé par Karma Pachi ultérieurement reconnu comme le deuxième Karmapa.

Le système consiste pour nu hiérarque à reconnaître ou prédire en un enfant des dispositions particulières à continuer l’activité d’un grand lama, à l’introniser alors comme successeur lui confèrent le titre de tulkou et son nom et à lui donner l’éducation privilégiée puis les pouvoirs nécessaires à l’exercice de ses fonctions.

L’ensemble de ce système a su s’entourer ou s’est vu entouré de superstition populaire qui, au niveau naïf, le justifie et l’accompagne de mystère et de « magie », attirant de nombreux occidentaux. Le film « Little Buddha » est l’illustration flagrante de cette fascination.

Alors que le Dharma commence à s’intégrer de manière durable en Occident, il est urgent de dissocier l’enseignement du Bouddha de ses avatars politiques, culturels et historiques…

Il est à noter que depuis des années Sa Sainteté le Dalaï Lama a pris par rapport aux anciens systèmes institutionnels et leurs modalités successorales, devenus obsolètes depuis la destruction de l’ancien système féodal, des positions novatrices. Dans le Dharma il propose la pure et simple discipline du Sangha. Pour le Tibet il réclame le droit à l’autodétermination et à un système de gouvernement démocratique.

Le mouvement Rimé

Au Tibet

Le nom « Rimé » signifie littéralement « sans parti ». C’est un mouvement universaliste qui naquît au Tibet le siècle dernier et qui inspira une grande renaissance spirituelle. Son nom signifie qi’il reconnaît l’unité des différentes transmissions du Dharma et met l’accent sur la nécessité de dépasser les cloisonnements partisans. Sa dominante est contemplative fondée sur l’expérience spirituelle profonde comme dénominateur commun par-delà les organisations institutionnelles et leurs cloisonnements formels et langagiers. Il met aussi l’accent sur l’importance d’une transmission directe dans la relation personnelle de maître à disciple au sein des lignées d’instructions. Le mouvement Rimé produisit plusieurs des plus grands maîtres contemporains parmi lesquels Kyabdjé Kalou Rinpoché (1904-1989) et Dilgo Khyentsé Rinpoché (1910-1991).

Sa Sainteté le Dalaï Lama est aujourd’hui un exemple vivant de cette attitude Rimé : il enseigne suivant les approches des différentes lignées et toutes le reconnaissent comme le représentant temporel et spirituel des Tibétains. Il est aussi le protecteur du Bön, l’antique tradition prébouddhique du Tibet, et de la petite communauté musulmane tibétaine.

En Occident

Les attitudes partisanes que l’approche Rimé se proposa de dépasser étant souvent le fait de clans sociaux, celles-ci ont eu naturellement tendance à s’atténuer au sein d’une nouvelle société. Aussi le mouvement d’ouverture Rimé a pris un nouvel essor naturel avec l’arrivée du Dharma en Occident. Son esprit s’y développe de plus en plus par les échanges fréquents, qui ont lieu, au niveau international comme national, entre les enseignants du Dharma en Occident.

L’attitude d’ouverture « Rimé », qui concernait au départ les diverses lignées et écoles tibétaines, s’étend aujourd’hui à l’ensemble des écoles bouddhiques : pour la première fois sont réunis dans une même aire géographique, principalement en Europe et en Amérique, des aspects de la tradition du bouddha qui pendant de nombreux siècles avaient évolué isolément dans leur milieu culturel spécifique avec très peu de contact. On assiste aujourd’hui à la naissance d’une nouvelle forme de rencontre inter-écoles et traditions à l’intérieur même du Dharma. Ainsi, en parallèle aux traditions ethniques qui restent fortement colorées par leur milieu d’origine, assurant même souvent un rôle de préservation de l’identité nationale, se développe parmi les jeunes générations d’asiatiques et les Occidentaux qui sont de plus en plus nombreux à s’intéresser au Dharma, une forme d’expression et de pratique de la voie du Bouddha intégrée aux langues et environnements occidentaux.

Des Fédérations nationales telles que l’Union Bouddhique de France (UBF) ou internationales tel les que l’Union Bouddhique d’Europe (UBE) jouent une rôle important dans ces rencontres, prémisses de l’émergence d’une forme occidentale et même Européenne du Dharma

Un autre signe plus large de l’esprit d’ouverture du Dharma se révèle dans les rencontres inter-religieuses et inter-traditions ou dans les échanges transdisciplinaires sciences-tradition. Sa Sainteté le Dalaï Lama est connu pour son intérêt et sa participation fréquente à de telles rencontres.

« En France, où son implantation est récente, guère plus d’une vingtaine d’années, (le Dharma) fait désormais partie du paysage spirituel. Les raisons de son développement sont certainement multiples. On peut invoquer : l’existence de maîtres spirituels de qualité ; un style d’enseignement et de pratique fondé sur la connaissance juste, quasi expérimentale, qui convient bien au côté rationnel de l’Occidental, sans négliger pour autant les aspects affectifs et dévotionnels ; l’insistance sur la responsabilité individuelle sans culpabilisation.

L’expérience montre déjà qu’il s’adapte sans grande difficulté à ce nouveau milieu. La situation européenne actuelle est une grande nouveauté car, depuis des siècles, les différentes écoles vivaient dans des pays différents sans grand contact entre elles. Leur rassemblement, les échanges faciles et la stimulation exercée par un environnement neuf seront certainement facteur d’un renouveau, dont il n’est pas absurde d’espérer la formation d’un bouddhisme occidental. »

Jean-Pierre Schneltzer.

Le Dharma en Europe et en France

1. On en trouve des traces dans l’histoire antique de l’Occident, dans les échanges de mieux en mieux connus entre les civilisations indiennes et hellénistes à l’époque d’Alexandre Le Grand. La culture et l’art gréco-bouddhiste du Gandhâra révèlent que l’Orient bouddhiste fut une des sources d’inspiration de la Grèce antique et par celle-ci de la formation de la pensée et de la culture occidentales.

2. Une source encore lointaine mais déjà plus proche se trouve dans les travaux des « indologues » et « bouddhologues » qui, principalement au siècle dernier, ont fait un immense travail de pionnier qui fit connaître, malheureusement de manière souvent déformée, la tradition du Bouddha en Europe. Ces déformations sont d’ailleurs encore très présentes de nos jours. C’est eux qui ont inventé le mot « bouddhisme ». Comme le fait remarquer Roger-Pol Droit dans son dernier ouvrage, ce néologisme fut créé vers 1825 !

3. A ces sources universitaires, s’ajoute l’influence, au début du XXe siècle de différents mouvements occultistes – tels que la théosophie – qui ont à leur tour introduit en Europe des notions orientales et du Dharma quoique de façon très occidentalisée et encore une fois fort déformée. Certaines conceptions occidentales contemporaines du karma et de la « réincarnation » sont des exemples typiques de ces déformations.

4. Parmi les sources proches, les différents « échanges » français avec l’Indochine et les « échanges » anglais avec l’Inde et la Chine ont été déterminants. Ensuite vient l’importante vague d’immigration asiatique (pour la France, principalement d’Indochine : Vietnam, Laos, Cambodge…).

5. Mais les origines les plus récentes et les plus importantes pour la diffusion du Dharma furent la venue de maîtres asiatiques sri lankais, japonais ou tibétains. Pour la sphère tibétaine ce mouvement commença vraiment en France en 1971 avec le premier voyage de Kyabdjé Kalou Rinpoché. Il répondit aux invitations de quelques mécènes et dans son sillage furent fondés, très modestement, les premiers centres d’étude et de pratique du Dharma.

Quantitative

Le nombre de pratiquants du Dharma en Europe est très difficile à évaluer. Certains avancent le chiffre de trois millions. Parmi les pays principalement concernés : la France, le Royaume Uni et l’Allemagne. En France l’on compte environ 550 000 bouddhistes pratiquants, soit à peu près 1 pour cent de la population nationale.

Qualitative

Ces estimations ne sont pourtant pas pleinement révélatrices de l’importance de l’influence contemporaine du Dharma en Occident car on observe qu’il touche d’abord et principalement l’intelligentsia et les élites et c’est à partir de celles-ci qu’il tend à infuser la société de façon souvent plus profonde qu’évidente.

Pourquoi les Occidentaux s’intéressent-ils au Dharma ?

Parmi les principales raisons reviennent souvent que le Dharma propose :

• des perspectives en harmonie avec les sciences contemporaines (psychologie, sciences de la cognition, sciences fondamentales, épistémologie…),

• une recherche spirituelle non dogmatique,

• une approche humaniste sacrée,

• une méthodologie expérimentale,

• des exercices de transformation de soi et de réalisation de sa nature véritable,

• une éthique universelle fondée sur une discipline de type «médical» plutôt que «juridique»,

• la responsabilité personnelle plutôt que l’adhésion à des lois ou arguments d’autorité,

• une tradition ou voie de réalisation authentique et complète,

• des possibilités d’accompagnement et de direction spirituelle par des maîtres qualifiés.

• Une solution à la quête du sens.

Le mode d’inculturation du Dharma est fort différent de celui des religions monothéistes. Sa tradition non violente et profondément tolérante ne s’est pas développée par conquête mais par « infusion ».

Tant sur le plan scientifique, épistémologique que religieux la voie médiane du Dharma dont l’intelligence ne s’attache pas à ses concepts, a une position dépassant les oppositions des doublets d’extrêmes (esprit/matière, corps/esprit, science/religion…) qui constituent souvent le fond dualiste de la pensée occidentale moderne.

Cette vision « médiane » et non doctrinale confère au Dharma une aptitude particulière au dialogue et aux échanges dans lesquels il a aisément un rôle d’interfaçage ou de pont entre des positions s’opposant. Aujourd’hui, son approche épistémologique a un rôle important dans les rencontres interreligieuses et les échanges transdisciplinaires.

« Je ne désire pas convertir les autres au bouddhisme, mais leur faire part de la façon dont nous, bouddhistes, pouvons apporter notre contribution à l’humanité, selon notre propre conception du monde. »

Sa Sainteté le Dalaï Lama

Dharma et science contemporaine

De nombreux points de contacts et convergences sont mis en évidence depuis quelques années. Aujourd’hui, la science s’attaque à ce domaine qu’elle avait concédée à la philosophie : l’esprit humain. C’est ce qu’on appelle les « sciences cognitives ».

Dans le cadre de travaux de recherches spécifiques, Francesco Varela (directeur de recherche au C.N.R.S. et membre du Centre de recherche en épistémologie appliquée (CREA) de L’École Polytechnique), en reliant les sciences cognitives et l’expérience humaine, donne à connaître les questions fondamentales auxquelles se trouve confrontée la science de nos jours : depuis son émergence en Occident, la science s’est construite en rupture avec l’expérience humaine, avec la façon dont nous percevons les choses. Cette « coupure épistémologique » est à l’origine du schisme entre la science et la philosophie. Or, aujourd’hui, la science s’attaque à ce domaine qu’elle avait concédée à la philosophie : l’esprit humain. C’est ce qu’on appelle les « sciences cognitives ».

L’ouvrage intitulé « L’inscription corporelle de l’esprit », publié en 1989 aux Editions du Seuil par Francisco Varela, Evan Thompson et Eleanor Rosch, montre magistralement que par leurs avancées les plus récentes, dont il dresse un bilan fort éclairant en lui-même, les sciences cognitives déconstruisent la conception classique du sujet humain que nous a léguée la philosophie. En fait, elles vont si loin dans ce sens qu’elles nous permettent de penser l’esprit en dehors de toute référence à la notion de sujet.

Tôt ou tard, dans l’étude du cerveau, les sciences cognitives et les neurosciences sont confrontées au problème du rapport entre son fonctionnement neurobiologique et la propre expérience du sujet. On ne peut plus, là, faire abstraction du « je ». Il y a aujourd’hui un débat très chaud dans la communauté scientifique entre ceux qui refusent totalement de considérer cette « expérience à la première personne » comme objet d’étude scientifique et ceux qui défendent le contraire au nom de l’irréductibilité de cette expérience. La phénoménologie européenne avec Husserl et Merleau-Ponty a d’ailleurs tenté d’en rendre compte avec sa démarche propre. Mais ce qui manque à cette tradition, où l’on trouve nombre de notions très intéressantes sur la temporalité, la perception, les structures sensorielles, c’est une méthodologie explicite. En revanche il y a dans la tradition bouddhique une méthodologie et un corpus d’observations extrêmement riche qui peuvent nous aider à mieux connaître les structures fondamentales à l’origine de notre expérience. Ces observations, il convient de les reprendre et de les formuler, comme l’Occident a su le faire avec les mathématiques arabes sans lesquelles la Renaissance n’aurait pas été possible.

Les sciences cognitives sont amenées à étudier le rapport entre l’observé et l’observateur. La physique quantique a fait entrer le cerveau de l’observateur dans l’acte visant à décrire la nature, ainsi la dualité longtemps considérée par la science comme absolue entre le connaisseur et le connaissable, vacille devant la démarche scientifique contemporaine. Cela correspond à un des aspects essentiels de l’interdépendance du sujet et de l’objet telle qu’elle est affirmée traditionnellement : « A jamais inséparable de la chose qui voit est la chose qui est vue », disait au XVIe siècle, le maître tibétain Kün Khyèn Péma Karpo.

Un autre aspect de l’interdépendance, la dimension holistique de l’univers est également mise à jour par les scientifiques. Le clonage d’un individu à partir d’une de ses cellules démontre aujourd’hui de façon probante qu’une cellule contient potentiellement tout l’individu et que cette potentialité est susceptible d’être actualisée de sorte à reproduire à l’identique l’individu donneur de la cellule initiale (exemple de la brebis Dolly). Cette notion d’interpénétration est susceptible d’être dans le dharma comprise à plusieurs niveaux : la cellule contient potentiellement le corps entier, puis au niveau suivant chaque corps peut à son tour être considéré comme une cellule d’un corps d’ordre supérieur. Il y a ainsi interpénétration de différents niveaux de cellule/corps comme aussi d’univers/atomes.

Comme le faisait remarquer le communiqué final du colloque de Tokyo qui, en automne 1995, réunit, sous l’égide de l’UNESCO, des sommités scientifiques et philosophiques mondiales :

« Ce nouvel « holisme »considère que le tout est englobé dans ses composants et que ceux-ci sont répartis dans le tout. Notre message se situe ainsi dans le droit-fil du bouddhisme Mahayana, qui offre une vision holistique prégnante de l’avenir de l’existence humaine au sein de la nature ».

 

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