Shunyata

Shunyata

Chögyam Trungpa Rinpoché

Pourfendant nos conceptions du monde avec l’épée de prajna, nous découvrons shunyata

Pourfendant nos versions conceptualisées du monde avec l’épée de prajna, nous découvrons shunyata – rien, la vacuité, le vide, l’absence de dualité et de conceptualisation. Les plus connus des enseignements du bouddha sur ce sujet sont présentés dans le Prajnaparamita-hridaya, aussi nommé Sutra (1) du cœur ; mais il est intéressant de noter que, dans ce sutra le Bouddha prononce à peine une parole. A la fin du discours, il dit simplement : « Bien dit, bien dit », et sourit.

La situation de l’enseignement de shunyata : l’un des douze styles présentant le Dharma

Il a créé une situation telle que l’enseignement de shunyata fût présenté par d’autres, plutôt que d’en être lui-même le porte-parole. Il n’a pas imposé sa communication, mais créé la situation dans laquelle pourrait survenir l’enseignement, dans laquelle ses disciples auraient l’inspiration de découvrir shunyata et d’en faire l’expérience. Il y a douze styles pour présenter le dharma, et c’est l’un d’eux.

Tchènrézi représente la compassion et ses moyens, Shariputra prajna, la connaissance

Ce sutra parle d’Avalokiteshvara, le bodhisattva qui représente la compassion et les voies expertes, et de Shariputra le grand arhat (2) qui représente prajna, la connaissance. Il y a certaines différences entre les traductions tibétaine et japonaise, et l’original sanscrit, mais toutes les versions indiquent qu’Avalokiteshvara fut obligé de s’éveiller à shunyata par la force débordante de prajna. Alors Avalokiteshvara s’entretint avec Shariputra, qui représente la personne dotée d’un esprit scientifique, ou la connaissance précise. Il plaça les enseignements du Bouddha sous le microscope de Shariputra, ce qui veut dire que ces enseignements n’ont pas été acceptés avec une foi aveugle, mais examinés, pratiqués, essayés et éprouvés.

La déclaration concernant la forme et le vide est le point principal du sutra

Avalokiteshvara dit :

« O, Shariputra, la forme est le vide, le vide est la forme ; la forme n’est rien d’autre que le vide et le vide n’est rien d’autre que la forme. »

Nous n’avons pas besoin d’entrer dans les détails de leur discours, mais nous pouvons examiner cette déclaration concernant la forme et le vide, qui est le point principal du sutra. Et il nous faudra être très clairs et précis quant à la signification du terme « forme ».

La forme est l’état originel de ce qui est ici avant que nous projetions dessus nos concepts

La forme est ce qui est avant que nous projetions dessus nos concepts. C’est l’état originel de « ce qui est ici », les qualités colorées, vives, impressionnantes, dramatiques, esthétiques qui existent dans toute situation. La forme peut être une feuille d’érable qui tombe d’un arbre et se dépose dans un torrent de montagne ; ce peut être la pleine lune, le caniveau de la rue, ou un tas d’ordures. Ces choses sont « ce qui est » et, dans un sens, elles sont toutes identiques : ce sont toutes des formes, ce sont toutes des objets, elles sont « juste ce qui est ». Les valeurs attachées à elles sont seulement créées plus tard dans nos esprits. Si nous regardons réellement ces choses telles qu’elles sont, ce ne sont que des formes.

La forme est vide de nos préconceptions et jugements

Ainsi, la forme est vide. Mais vide de quoi ? La forme est vide de nos idées préconçues, de nos jugements. Si nous n’évaluons ni ne catégorisons la feuille d’érable qui tombe et se dépose dans le torrent comme opposée au tas d’ordures new-yorkais, alors ils sont là, ce qui est. Ils sont vides d’idées préconçues. Ils sont précisément ce qu’ils sont, bien sûr ! Les ordures sont des ordures, la feuille d’érable est une feuille d’érable, « ce qui est » est « ce qui est ». La forme est vide si nous la voyons en l’absence de nos propres interprétations personnelles la concernant.

Mais le vide est aussi la forme, les choses ont des qualités qui sont à sentir correctement

Mais le vide est aussi la forme. C’est une déclaration exorbitante.

Nous croyions avoir réussi à tout clarifier, nous croyions avoir réussi à voir que tout est le « même » si nous nous débarrassions de nos idées préconçues. Cela faisait un beau tableau : tout le bon et tout le mauvais que nous voyons sont bons. D’accord ! Voilà qui est agréable.

Mais le point suivant est que le vide est aussi la forme, aussi faut-il tout reprendre. Ce vide de la feuille d’érable est aussi forme ; il n’est pas réellement vide. Le vide du tas d’ordures est aussi forme. Essayer de voir ces choses comme vides est aussi les habiller d’un concept. La forme revient. C’était trop facile, en abandonnant tout concept, de conclure que chaque chose est simplement ce qui est. Ce pouvait être une façon de nous échapper, une autre façon de nous conforter. Il nous faut véritablement sentir les choses telles qu’elles sont, il faut voir la qualité inhérente au tas d’ordures, la qualité inhérente à la feuille d’érable, l’essence des choses, telles qu’elles sont. Il nous faut les sentir correctement, ne pas essayer seulement de les couvrir d’un voile de vide. Cela ne sert à rien.

Il nous faut voir « l’être » des choses, les qualités brutes et frustes des choses précisément telles qu’elles sont. C’est une façon très pertinente de voir le monde. Aussi devons-nous d’abord nous débarrasser de toutes nos lourdes idées préconçues, et puis aussi des subtilités de mots tels que « vide », qui ne nous laissent nulle part, complètement avec ce qui est.

Conclusion : la forme est juste la forme, et le vide est juste le vide, ils sont indivisibles

Finalement, nous arrivons à la conclusion que la forme est juste la forme, et le vide juste le vide, ce qui est décrit dans les sutras comme la vision que la forme n’est autre que le vide, et que le vide n’est autre que la forme ; ils sont indivisibles.

Nous voyons que chercher la beauté ou le sens philosophique de la vie est simplement une façon de nous justifier nous-mêmes, en disant que les choses ne sont pas aussi mauvaises que nous le pensons. Mais les choses sont aussi mauvaises que nous le pensons !

Voir le monde de façon directe sans désirer une « plus haute conscience », une profondeur

La forme est la forme, le vide est le vide, les choses sont juste ce qu’elles sont, et nous n’avons pas à essayer de les voir à la lumière de quelque espèce de profondeur. Finalement nous redescendons sur terre, nous voyons les choses telles qu’elles sont.

Cela ne veut pas dire que nous ayons une vision mystique inspirée, avec des archanges, des chérubins et de la musique douce. Les choses sont vues telles qu’elles sont, dans leurs qualités propres. Aussi shunyata dans ce cas est-elle l’absence complète de concepts ou de filtres de quelque sorte que ce soit, et, même l’absence de la conceptualisation « la forme est le vide » et « le vide est la forme ». Il s’agit de voir le monde de façon directe, sans désirer une « plus haute » conscience, un sens ou une profondeur. C’est juste une perception littéralement directe des choses, comme elles sont dans leur ordre propre.

Le principe de shunyata implique le non-appui, la non-fixation, la non-interprétation

Nous pourrions demander comment il nous serait possible d’appliquer cet enseignement à la vie quotidienne. On raconte que lorsque le Bouddha donna sa première leçon sur shunyata, quelques-uns des arhats moururent d’un arrêt du cœur sous l’impact de l’enseignement. Dans la méditation assise, ces arhats avaient eu l’expérience de l’absorption dans l’espace, mais ils s’appuyaient encore sur l’espace. En tant qu’ils prenaient encore abri dans quelque chose, il y avait encore une expérience et un expérimentateur. Le principe de shunyata implique que l’on ne prenne appui sur rien, que l’on ne distingue pas entre ceci et cela, que l’on ne soit suspendu nulle part. Si nous voyons les choses telles qu’elles sont, nous n’avons plus à les interpréter ou à les analyser ; nous n’éprouvons plus le besoin de les comprendre en leur surimposant une expérience spirituelle ou des idées philosophiques.

Comme a dit un fameux maître zen :

« Quand je mange, je mange ; quand je dors, je dors. »

Au niveau quotidien, c’est faire les choses littéralement, directement, comme elles sont

Faîtes juste ce que vous faites, complètement, pleinement. Agir ainsi, c’est être un rishi, une personne honnête, authentique, une personne franche, qui ne fait jamais la différence entre ceci et cela. Faire les choses littéralement, directement, comme elles sont. Manger quand on a envie de manger, dormir quand on a envie de dormir. On se réfère parfois au Bouddha en usant du terme Maharishi, le Grand Rishi, qui n’essayait pas d’être véridique mais était simplement vrai dans son état d’ouverture.

Le ‘comme c’est’ du madhyamaka exprime la  réalité expérimentale indescriptible en fait

L’interprétation de shunyata que nous avons examinée est la vision du madhyamaka ou « voie du milieu », école philosophique fondée par Nagarjuna. C’est la description d’une réalité expérimentale qui ne peut jamais être exactement décrite, simplement parce que les mots ne sont pas l’expérience. Les mots ou les concepts indiquent seulement des aspects partiels de l’expérience. En fait, il est douteux que l’on puisse jamais parler de « l’expérience » de la réalité, puisque cela impliquerait l’existence de quelque connaisseur objectif extérieur à la réalité et séparé d’elle, comme si la réalité était une chose nommable avec des limites définies et des frontières. Aussi l’école madhyamaka parle-t-elle simplement du tathata, « comme c’est ». Nagarjuna préférait de beaucoup approcher la réalité en développant les arguments des autres écoles philosophiques suivant leurs propres termes et en les réduisant logiquement ad absurdum plutôt que d’offrir lui-même une définition de la réalité.

La puissance du mantra de la prajnaparamita vient de la confiance en le sens de ses mots

Le Sutra du cœur se termine par « la grande invocation » ou mantra.

 

Il dit, dans la version tibétaine : « Aussi le mantra de la connaissance transcendante, le mantra de la profonde compréhension, le mantra insurpassé, le mantra inégalé, le mantra qui calme toute souffrance, doit-il être connu comme vrai, car il ne trompe pas. »

La puissance de ce mantra ne vient pas de quelque pouvoir mystique ou magique fictif affecté aux mots, mais de leur sens. Il est intéressant qu’après avoir examiné shunyata — la forme est vide, le vide est forme, la forme n’est autre que le vide, le vide est identique à la forme, etc. —, le sutra continue en parlant du mantra. Au début, il est question de l’état de méditation, et, à la fin, d’un mantra, de mots. C’est parce qu’au début il nous faut développer la confiance que nous plaçons dans notre compréhension, en balayant toutes les idées préconçues ; nihilisme, éternalisme, toutes les croyances doivent être pourfendues, transcendées.

La qualité énergétique et vivante de l’ouverture, de l’abandon, de la paix est indestructible

Et lorsqu’une personne est complètement exposée, complètement déshabillée, complètement démasquée, complètement nue, complètement ouverte — à ce moment précis elle voit le pouvoir du mot. Lorsque l’hypocrisie fondamentale, absolue, ultime, a été démasquée, alors on commence à voir véritablement le joyau briller de tous ses feux : la qualité énergétique, vivante, de l’ouverture, la qualité vivante de l’abandon, la qualité vivante de la paix. Et cette paix particulière n’est pas une paix faible, une ouverture faible, mais elle a un fort caractère, une qualité invincible, une qualité indestructible, parce qu’elle n’admet pas de faille, d’hypocrisie. C’est une paix complète, en toutes directions, de sorte qu’il ne reste pas le moindre obscur recoin laissé au dogme ou à l’hypocrisie.

L’ouverture complète est victoire complète, car sans dogme ni hypocrisie, plus de peur

L’ouverture complète est la complète victoire parce que nous n’avons pas peur, nous n’essayons pas du tout de nous défendre. C’est donc un grand mantra. On aurait pu croire qu’au lieu de dire : Om gate gate paragate parasamgate bodhi svaha, ce mantra aurait dit quelque chose sur shunyata. Om shunyata mahashunyata— ou une formule du même genre.

A la place, il dit, Gate gate — « Allé, allé, allé au-delà, complètement allé ».

Au lieu d’une forme philosophique, ce mantra expose ce qui gît derrière la philosophie

C’est beaucoup plus fort que de dire « shunyata », parce que le mot « shunyata » pourrait impliquer une interprétation philosophique. Au lieu de formuler quelque chose de philosophique, ce mantra expose ce qui gît derrière la philosophie. Aussi est-ce gate gate — « allé, abandonné, débarrassé de, ouvert ». Le premier gate est « débarrassé du voile des émotions conflictuelles ». Le second gate représente le voile de croyances primitives concernant la réalité. C’est-à-dire que le premier gate représente l’idée que « la forme est vide », tandis que le second se réfère à « le vide est la forme ». Le mot suivant du mantra est paragate — « Allé au-delà, complètement exposé ». Maintenant la forme est la forme — paragate — et ce n’est pas seulement que la forme est la forme, mais le vide est le vide — parasamgate — Complètement allé au-delà. Bodhi. Bodhi signifie ici « complètement éveillé ». Le sens est « abandonné, complètement démasqué, nu, complètement ouvert ». Svaha est une fin traditionnelle pour les mantra qui signifie : « Soit ! ». « Allé, allé, allé au-delà, complètement exposé, éveillé, soit ! »

Note :

(1)       Enseignement du Bouddha, transcrit par ses disciples. Enseignements des Maîtres à partir de l’expérience du Bouddha. Ecritures bouddhiques.

(2)       Ici, « grand pratiquant ».

 

Extraits choisis de « Pratique de la voie tibétaine, Au delà du matérialisme spirituel » paru aux Editions du Seuil (collection Points sagesse). Ils sont ici reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

 

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