Les femmes remarquables dans le bouddhisme tibétain

La structure de la société tibétaine ne favorisait sans doute pas la femme autant que l’homme pour la pratique du dharma. Les portes ne lui étaient pas pour autant fermées : de nombreux monastères regroupaient des nonnes dans tout le pays et beaucoup de femmes s’illustrèrent pas leur grande réalisation. Voyons d’abord celles dont l’histoire a retenu le nom.

Les deux épouses de Songtsèn Gampo

Dès le début de l’expansion du bouddhisme au Tibet, les femmes ont joué un rôle important. Le roi Songtsèn Gampo, sous le règne duquel le Dharma commença à s’implanter au Pays des Neiges, prit en effet deux épouses dont la très profonde foi et la réalisation exercèrent une grande influence, au point qu’on les considère parfois comme des émanations de Tara. La première, Kouncho, était une princesse chinoise, qui tint à apporter dans sa dot la très sainte et très vénérée statue du Bouddha qu’abrite désormais le Djokhang de Lhassa et que tous les Tibétains appellent simplement Djowo, « le Seigneur ». La seconde, la princesse népalaise Tritsun, apporta aussi avec elle une statue, celle du Bouddha Akshobya, logée dans un autre temple de Lhassa, le Ramoché. Toutes deux ont fait construire de nombreux temples et fortement soutenu le développement du bouddhisme.

Yéshé Tsogyal

Yéshé Tsogyal, regardée comme une émanation de la divinité Vajravarahi (Dorjé Pamo), vécut au 8ème et 9ème siècle de notre ère. Lors de sa naissance, le petit lac à proximité de la maison de ses parents s’agrandit visiblement. Cet événement parut de très bon augure et valut son nom à l’enfant : Tsogyal, « Reine du Lac ».

Sa beauté lui attira des courtisans si fougueux qu’ils se préparèrent à un conflit armé pour obtenir sa main. Afin d’éviter un inutile bain de sang, le roi Trisong Détsèn décida de la prendre lui-même au nombre de ses épouses.

Plus tard, pour témoigner de sa dévotion à celui qui fut le principal artisan de l’introduction du bouddhisme tantrique au Tibet, le roi offrit Yéshé Tsogyal à Padmasambhava, dont elle devint la compagne mystique et, sans doute, la principale disciple. Sous sa direction, elle passa de nombreuses années à pratiquer dans des grottes, au Kham, au Bhoutan et au Népal, affrontant de nombreuses épreuves jusqu’à ce qu’elle atteigne la plus haute réalisation.

Dotée d’une mémoire extraordinaire, Yéshé Tsogyal se rappela toutes les paroles de son maître et, pour le bien des générations à venir, les consignant par écrit, elle les cacha sous la forme de « trésors » (tib. terma) destinés à être redécouverts plus tard par des êtres prédestinés. Après le départ du Tibet de Padmasambhava, elle resta, dit-on, deux cents ans au Pays des Neiges afin de continuer à guider les disciples. A la fin de sa vie, sans laisser de dépouille mortelle, elle rejoignit son maître dans son champ pur, la Montagne Couleur de Cuivre.

Parmi les disciples femmes de Padmasambhava, on mentionne encore vingt-cinq d’entre elles qui obtinrent le corps d’arc-en-ciel, autrement dit qui ne laissèrent pas de dépouille mortelle, mais dont le corps disparut en arcs-en-ciel.

Machik Labdreun

Machik Labdreun vit le jour en l’an 1062 sous des auspices extraordinaires. Outre que la petite fille possédait sur le front un troisième oeil et sur la langue la syllabe sacrée HRI rouge, elle naquit au milieu d’arcs-en-ciel, de musiques célestes et de senteurs mer-veilleuses ; se dressant aussitôt sur ses jambes, elle demanda à sa mère si elle n’avait pas trop souffert de l’accouchement. On comprend pourquoi Machik Labdreun fut rapidement considérée non comme un être ordinaire, mais comme une émanation de la Grande Mère (personnification de la prajnaparamita) et de la divinité Vajravarahi (Dorjé Pamo).

Dès son jeune âge, elle fit montre de capacités extraordinaires. Notamment, elle pouvait lire plus rapidement que personne les très longs textes de la prajnaparamita (la perfection de connaissance exposant la nature ultime des phénomènes) et elle pouvait en expliquer le sens même à de grands érudits, qu’elle étonnait par son savoir. Sa science ne se limitait pas à l’intellect et elle put réaliser l’absence d’ego, ce qui entraîna de nombreux chan-gements dans son existence : elle quitta les beaux habits qu’elle affectionnait et se vêtit comme une mendiante ; elle apprécia désormais autant la compagnie des lépreux et des pauvres que celle des érudits et des méditants ; elle n’accorda plus d’importance ni à la qualité de l’habitation ni au goût de la nourriture, ne se soucia plus ni des compliments ni des critiques et demeura dans un état de constante félicité.

Elle se maria au maître indien Theupa Badra, dont elle eut plusieurs enfants et reçut aussi de nombreux enseignements d’un autre grand maître de l’Inde, Padampa Sangyé.

Machik Labdreun est par ailleurs restée célèbre pour avoir composé et répandu une pratique méditative – tcheu – liée à la prajnaparamita, que l’on regarde comme étant la seule d’origine tibétaine, alors que toutes les autres ont été héritées de l’Inde. Cette initiative ne manqua d’ailleurs pas de paraître suspecte aux bouddhistes indiens qui, s’étant réunis à Bodhgaya pour débattre de cette question, dépêchèrent trois émissaires au Tibet pour examiner Machik Labdreun. Celle-ci put leur donner des preuves suffisantes de ses existences passées et de sa réalisation pour les convaincre de l’au-thenticité de la pratique de tcheu.

Machik Labdreun, qui vécut jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf ans, eut parmi ses très nombreux disciples quatre femmes particulièrement remarquables qu’on appelle les « Quatre Femmes Joyaux » : Joyau Gotsa, Joyau Paldèn, Joyau Seunam et Joyau Rinchèn. Au total, 108 des femmes disciples de Machik obtinrent la réalisation.

L’arrière petit-fils de Machik Labdreun, Deunyeu Samdroup, qui fut lui-même un très grand maître, permit à dix-huit de ses disciples femmes, qu’on appela ses « dix-huit filles », d’atteindre la réalisation.

Dans la vie de Milarépa, le grand yogi du Pays des Neiges, on rencontre aussi un assez grand nombre de disciples femmes qui obtinrent la réalisation : sa sœur Péta, la jeune Peldar Boum, Salé Eu, Leksé Boum, Réchoungma, ces quatre dernières, appelées les « quatre sœurs », ayant atteint le corps d’arc-en-ciel.

Dans tous les ordres du bouddhisme tibétain, Nyingma, Sakya, Kagyu, Guélouk, il est très probable que de nombreuses femmes, même si l’histoire n’a pas gardé leur nom, se soient ainsi illustrées par leurs pro-fonds accomplissements spirituels. Leur rang était alors égal à celui des hommes : elles pouvaient enseigner, conférer des initiations, accomplir toutes les activités propres au dharma.

 

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