Tara, le divin au féminin

Bokar Rinpoché

L’identité de Tara, comme celle des autres divinités, peut être envisagée de deux points de vue différents : la « vérité pédagogique » et la « vérité certaine », la première se pliant à notre mode de pensée ordinaire, la seconde se plaçant au-delà. Cette double identité de Tara n’est pas contradictoire, l’une ne réfutant pas l’autre.

Du point de vue absolu, en premier lieu, de par sa nature même de divinité éveillée, Tara ne saurait être autre que la nature de notre propre esprit. Précisons encore ce qu’est cette nature de l’esprit ; elle est au-delà de tout concept, au-delà de toute élaboration mentale, au-delà des notions telles que

– l’existence et la non-existence,

– le rien et le quelque chose,

– le matériel et l’immatériel, etc.

L’au-delà des concepts ne signifie pas pour autant le néant. La nature de l’esprit est le domaine de la conscience en soi, de l’expérience propre de la pure conscience. Aucun intellect, aucun raisonnement ni aucun mot ne peuvent la saisir ni l’exprimer ; elle est cependant présente et ne peut être niée.

Cette conscience propre à chacun au-delà des élaborations psychiques, c’est aussi Tara dans le domaine ultime. D’autres dénominations sont encore utilisées pour désigner Tara ultime. On l’appelle notamment la « perfection de connaissance » (prajnaparamita).

La perfection de connaissance n’a pas de forme ; elle est la vacuité du Corps absolu (dharmakaya). Cette vacuité possède cependant, comme nous l’avons expliqué précédemment, une capacité de manifestation pure : le Corps de gloire (sambhogakaya). C’est sur le plan du Corps de gloire qu’apparaissent les divinités féminines comme Tara, Vajravarahi (Dorjé Pamo) et bien d’autres, toutes n’étant, en essence, que la perfection de connaissance ou la nature même de notre esprit.

On dit encore que Tara est la « Mère de tous les bouddhas », ce qui se réfère aussi à son essence. Nature de l’esprit, perfection de connaissance et vacuité sont en effet des termes équivalents. Or, tous les bouddhas du passé ont atteint l’état de bouddha par la réalisation de la vacuité (ou de la nature de l’esprit) ; il en va de même pour les bouddhas du présent et il en sera de même pour les bouddhas du futur. Ainsi Tara, la Tara au-delà du temps, de l’espace et de tous les concepts, est-elle la Mère de tous les bouddhas.

De la femme à la divinité

Même si cela peut paraître déroutant, l’existence de Tara sur le plan ultime, telle que nous venons de la décrire, n’empêche ni ne contredit son existence sur un plan relatif, encore appelé le niveau de la « vérité pédagogique ». Selon les récits de cette vérité pédagogique, connus notamment grâce à l’œuvre de Taranatha, un lama du 16ème siècle d’une grande réalisation et d’une grande érudition, Tara fut une femme avant d’être une divinité.

Son histoire commence voici des âges incalculables, dans un monde appelé Lumière Multicolore où vivait le Bouddha Son du Tambour. L’une des filles du roi d’alors, portant le nom de Lune de Sagesse, témoignait d’une grande foi et d’une grande dévotion à l’égard de ce bouddha. Pendant de très nombreuses années, elle lui fit d’immenses offrandes ainsi qu’à son entourage de moines.

Elle décida un jour de prendre le vœu de bodhisattva en présence de Son du Tambour, autrement dit de faire la promesse d’atteindre l’éveil afin d’accomplir le bien des êtres de manière infinie. Les moines se réjouirent grandement de sa décision et, considérant qu’elle allait accumuler beaucoup de mérite par cet acte, lui conseillèrent de prier afin d’obtenir dans une vie future un corps d’homme qui lui permettrait de servir les êtres ainsi que le dharma beaucoup mieux que dans une existence de femme.

Lune de Sagesse, quelque peu navrée de leur étroitesse d’esprit, leur répondit en se plaçant du point de vue de la nature ultime des choses :

Ici, pas d’homme, pas de femme,
Pas de moi, pas d’individu, pas de catégories.
« Homme » et « femme » ne sont que des dénominations
Créées par la confusion des esprits pervers de ce monde.

Elle ajouta que nombreux étaient ceux qui suivaient le chemin dans un corps d’homme, peu dans un corps de femme. « Quant à moi, dit-elle, jusqu’à ce que le samsara soit vide, je ferai le bien des êtres sous une apparence féminine. » Telle fut sa promesse.

Sa pratique lui permit ensuite de réaliser la vérité ultime. Désormais devenue une déesse, elle établit chaque jour des millions d’individus sur le chemin de l’éveil.

Demeurant à un certain moment dans un état de concentration particulier appelé « la concentration qui libère les êtres du samsara », elle fut connue sous le nom de « Libératrice », ce qui, en sanscrit, se dit Tara. Il est dit qu’elle libérait un nombre infini d’êtres le matin et un nombre infini d’êtres l’après-midi.

Puis, dans une autre ère cosmique, le kalpa de la Parfaite Victoire, alors que vivait le Bouddha Amoghasiddhi, Tara, afin de protéger les êtres contre les dangers, les peurs et les démons, entra dans un autre état de concentration : « la concentration qui vainc complètement les démons ». Elle fit ainsi, de nouveau, le bien de très nombreux êtres, se portant à leur secours dès qu’ils l’appelaient. En raison de la rapidité de son activité, elle fut alors connue sous le nom de « Prompte et Courageuse ».

Plus tard, au cours du kalpa Sans Commencement, vécut un moine nommé L’Immaculé qui reçut l’initiation de la compassion de l’esprit de tous les bouddhas. Par ce fait, il devint la divinité Avalokiteshvara (Tchènrézi). Les Cinq Vainqueurs, à savoir les bouddhas qui règnent sur les cinq familles de l’éveil, lui conférèrent ensuite une initiation spéciale qui eut pour effet que, de son cœur, apparaisse Tara, venant, par ce mode de manifestation, accomplir les souhaits des bouddhas et œuvrer pour le bien des êtres au cours de ce kalpa. (Dans d’autres versions, Tara apparaît d’une larme d’Avalokiteshvara.) Pour cette raison, Tara porte aussi le nom de « Fille du Souverain du Monde », autrement dit d’Avalokiteshvara.

Ainsi Tara, la Prompte, la Courageuse, la Fille du Souverain du Monde, accomplit-elle, au cours de très nombreux kalpas, le bien des êtres en se manifestant de manières diverses et en accomplissant des activités variées par le biais d’états de concentration particuliers.

Telle est, dans le domaine de la manifestation, l’histoire de Tara.

Bokar Rinpoché ; Extrait de « Tara – Le divin au féminin » ; © Ed. Claire Lumière.

 

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