Femme et foi

Entretien avec Bokar Rinpoché

Bien que les possibilités d’accès à l’enseignement et à la pratique aient été égales pour les hommes et les femmes au Tibet, cependant il y avait beaucoup plus de moines que de nonnes.

Bokar Rinpoché – C’est vrai que les nonnes étaient beaucoup moins nombreuses que les moines. Je n’en sais pas vraiment la raison. Peut-être, d’un point de vue institutionnel, les moines détenaient-ils plus de pouvoir, ce qui les conduisait à construire de nombreux et grands monastères pour eux-mêmes.

Dans la tradition monastique, on rencontre deux niveaux d’ordination, qu’on appelle en tibétain guétsul (sct. shramanera) et guélong (sct. bhikshu). Ces deux degrés ont bien été importés au Tibet pour les hommes, mais, en revanche, les nonnes tibétaines se sont toujours limitées au degré de guétsulma sans que l’ordination majeure de guélongma ne leur ait jamais été conférée. Pourquoi cette différence ?

– Pour certaines raisons historiques que je ne connais pas, la tradition des guélongmas ne s’est en effet jamais implantée au Tibet. Elle existe aujourd’hui en Chine (Hongkong et Taiwan), où certaines nonnes tibétaines vont parfois la recevoir. Le Dalaï-Lama étudie à l’heure actuelle la possibilité de greffer cette tradition chinoise dans l’institution tibétaine.

Dans la codification des règles monastiques telle qu’elle est consignée dans le Vinaya, un bhikshu doit observer 253 vœux, alors qu’une bhikshuni doit en respecter 340. Est-ce un signe d’une certaine discrimination entre hommes et femmes ?

– D’un certain côté, le nombre d’engagements que l’on prend dépend des capacités plus ou moins grandes que l’on a à les tenir. Par exemple, dans l’ordination mineure de shramanera, on ne s’engage à respecter que 36 vœux alors que l’ordination majeure de bhikshu requiert l’observance de 253 vœux. Peut-être les femmes ont-elles des capacités plus grandes à garder un nombre de vœux plus important. Peut-être aussi, à l’époque du Bouddha, considérait-on qu’il fallait une éthique plus stricte pour les femmes que pour les hommes.

Au Tibet, les femmes disposaient-elles véritablement des mêmes possibilités d ‘étudier et de pratiquer dans des centres de retraite ?

– Étant donné que le nombre de nonnes était inférieur à celui des moines, les nonnes qui étudiaient ou qui pratiquaient en retraite étaient aussi moins nombreuses, mais cela ne signifie pas qu’elles n’en avaient pas la possibilité.

De nombreux petits centres de retraite pour nonnes existaient ici et là. Le plus célèbre d’entre eux était au Kham, dans l’est du Tibet, à Nangchèn, où se trouvait le monastère de Kèbcha, réunissant une centaine de nonnes. Le centre de retraite attaché au monastère permettait aux nonnes d’accomplir des retraites de trois ans, au cours desquelles elles s’adonnaient aux six yogas de Naropa, notamment à la pratique de toumo, dont l’un des effets est de produire une grande chaleur physique.

La coutume voulait que tous les ans, à la pleine lune du premier mois de l’année tibétaine (février-mars), c’est-à-dire au moment le plus froid de l’année, les nonnes qui étaient en retraite sortent en procession pour montrer leurs capacités dans la technique de toumo. Aux quatre côtés du bâtiment étaient placés de grands récipients d’eau, avec une pierre servant de marteau pour casser la glace qui se formait très rapidement à la surface. En présence de tous les habitants de la région, les nonnes sortaient du centre de retraite le matin avant le lever du soleil, les mains sur les hanches, vêtues de simples vêtements de coton. Le respect qu’elles inspiraient était tel que les gens se prosternaient et récitaient des prières sur leur passage. Lorsqu’elles arrivaient au côté est, on trempait dans l’eau glacée un châle de coton dont elles revêtaient leurs épaules, puis elles continuaient très lentement vers le sud. La chaleur qu’elles dégageaient était suffisante pour qu’une abondante vapeur se dégage du châle, qui arrivait à sécher assez rapidement. S’il était sec au côté sud, elles en prenaient un autre, etc. Les meilleures parmi les pratiquantes de toumo parvenaient ainsi à sécher quatre châles, d’autres trois, ou deux ou un seul. Il arrivait aussi que certaines n’arrivent pas à en sécher du tout.

Cette procession était très célèbre dans la région.

Des centres de retraite pour nonnes ont-ils été recréés en Inde ?

– Dans l’ordre Kagyupa, il en existe un, rattaché à Shérab Ling, le monastère de Sitou Rinpoché. Peut-être y en a-t-il d’autres dans les autres ordres.

Pour les femmes laïques, en dehors des monastères, quelle était la manière habituelle de pratiquer le dharma?

– Elles avaient pour habitude de réciter la prise de refuge, la louange de Tara, la prière pour renaître dans le Champ de Félicité (tib. Déwachèn), qu’elles affectionnaient particulièrement ainsi que d’autres mantras – celui d’Avalokiteshvara et celui de Padmasambhava – et d’autres prières. Très souvent, c’est en s’adonnant à leurs travaux quotidiens, ou en gardant leurs troupeaux de yaks ou de moutons qu’elles récitaient mantras et prières, pratiquement de manière continue.

En Europe, lorsque la religion chrétienne était encore très forte, les femmes avaient souvent beaucoup plus de foi que les hommes. Remarquait-on la même différence au Tibet ?

– C’était vrai et c’est encore vrai aujourd’hui. Les femmes ont généralement une foi plus grande que les hommes. Elles ont aussi plus de diligence pour la pratique.

Voyez-vous, concernant la pratique du dharma, un grand changement dans la situation des femmes telle qu’elle était autrefois au Tibet et telle qu’elle est maintenant au Tibet et en Inde ?

– Le changement est certain. Autrefois au Tibet, les femmes laïques ne connaissaient pas bien le dharma, mais, comme nous venons de le dire, leur foi était très grande et elles récitaient des mantras presque en permanence.

Aujourd’hui, les jeunes, femmes ou hommes, étudient, développent leur intelligence et leur culture, sont parfois capables de bien parler du dharma. Mais ce n’est qu’au niveau de la parole, quelque chose de superficiel. La profonde foi d’autrefois a disparu, sauf quelques exceptions. De même la pratique véritable n’attire plus les jeunes. Seules les personnes âgées continuent la tradition telle qu’elle était au Tibet.

Les jeunes reçoivent-ils une certaine éducation du Dharma dans les écoles en Inde ?

– Le souhait du Dalaï-Lama est que tous les enfants des écoles tibétaines, garçons et filles, reçoivent une éducation bouddhiste au cours de leurs études. Aussi y a-t-il un professeur de bouddhisme dans toutes les écoles. Une université bouddhiste a aussi été fondée à Varanasi, ouverte à tous, moines et laïcs, garçons et filles, où sont enseignés les différentes matières du bouddhisme ainsi que le sanscrit et l’anglais. Mais peu de jeunes tibétains manifestent un intérêt profond pour le dharma.

En Occident on rencontre plus de femmes que d’hommes qui s’intéressent au Dharma. Voyez-vous une raison particulière à cela ?

La raison réside sans doute dans ce que nous disions tout à l’heure : les femmes sont plus facilement et plus spontanément enclines à la foi. Aussi ont-elles l’esprit plus ouvert que les hommes à la vie spirituelle.

Bokar Rinpoché ; Extrait de « Tara – Le divin au féminin » ; © Ed. Claire Lumière.

 

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