Bouddha et les femmes

Les femmes ayant atteint la sagesse et les enseignantes

Susan Murcott

Nous allons faire ici la connaissance d’un certain nombre de nonnes bouddhistes célèbres en tant que femmes ayant atteint la sagesse et en tant qu’enseignantes. Venant d’une société dans laquelle on attendait d’elles qu’elles soient des épouses et des mères, des courtisanes et des prostituées, il est frappant de découvrir des femmes, au VIe siècle av. J.-C., respectées pour leur réalisation spirituelle.

La réalisation de soi par la religion dans l’Inde ancienne était un exploit qu’on atteignait par une pratique laborieuse du corps et de l’esprit. Les bouddhistes nommaient ceux qui avaient obtenu la plus haute réalisation arahants, littéralement « saints ». Les jaïns employaient également ce terme. Les brahmanes qualifiaient leurs sages religieux de brahmanas, leurs prêtres et leurs prophètes qui avaient une autorité particulière de rishis. Dans ce chapitre, nous employons l’expression « femmes ayant atteint la sagesse » que l’on ne trouve pas dans les textes palis afin d’attirer l’attention sur certaines femmes qui ont suivi l’itinéraire bouddhiste jusqu’à sa réalisation intégrale. Dans un environnement qui comptait peu de précurseurs et de structures soutenant la pratique de la connaissance religieuse, ces femmes « sages » ont franchi un pas important. Les femmes enseignantes ont poussé leur accomplissement encore un pas plus loin en communiquant à d’autres leur compréhension.

A la période prébouddhiste, on trouve de temps en temps des allusions à des rishis femmes et à des brahmavadinis, des femmes prophètes et des femmes ayant atteint la sagesse. De telles allusions sont rares et ces femmes apparaissent comme des météores, venant de nulle part et disparaissant sans laisser de trace apparente. Pourtant, une tradition de femmes « sages » et d’enseignantes a existé, bien que la plupart des noms de ces femmes et les détails de cette tradition aient été emmêlés ou perdus. Des femmes ne deviennent pas des enseignantes religieuses dans un vacuum, mais plutôt dans un environnement culturel qui favorise leur accomplissement. Afin de saisir le contexte dans lequel les femmes du Therigatha pouvaient atteindre les objectifs les plus élevés de leur système religieux et enseigner à d’autres ce chemin, nous devons comprendre leur héritage culturel ainsi que la position et le statut des femmes dans l’ancienne société indienne.

L’incursion aryenne en Inde aux environs de 1500 av. J.-C. a réussi à imposer une structure patriarcale et un panthéon mâle prédominant sur la société antérieurement matriarcale de la vallée de l’Indus. Etrangement, au cours de cette période de bouleversement, dont l’esprit est capté dans la figure du dieu guerrier Indra, la position des femmes était relativement bonne. Sur le plan économique, elles apportaient une précieuse contribution en participant au travail agricole, en confectionnant vêtements, paniers et arcs. Dans la sphère religieuse également, elles disposaient d’opportunités égales. Les filles, comme les garçons, étaient initiées à la puberté, après quoi elles pouvaient étudier les textes sacrés, les Vedas, lesquels revenaient sur la période de conquête du Punjab au nord-est de l’Inde. Les femmes initiées ne recevaient pas seulement une éducation religieuse, elles pouvaient également prendre part aux rituels védiques avec leurs maris, et les femmes célibataires pouvaient présenter des offrandes en sacrifice. Toutefois, ce statut assez privilégié ne s’appliquait qu’aux femmes appartenant aux castes les plus hautes. Une femme sudra – sudra représentant la caste la plus basse (serviteurs et esclaves) – ou une femme acquise par mariage ne disposait d’aucun droit ou privilège religieux.

Certaines femmes devinrent des poètes, des érudites ou des enseignantes. Le fait que des femmes aient apporté une contribution essentielle aux sphères intellectuelles et religieuses peut être déduit de ce que certains hymnes du Rig Veda sont attribués à des rishis femmes. Certains leur sont entièrement ou partiellement attribués, pour d’autres l’auteur n’est pas identifié de manière certaine. Selon la tradition indienne, Apala, Vishvavara et Ghoaa ont écrit des hymnes du Rig Veda et d’autres de ces textes sont attribués à des déités, à des femmes mortelles et à des essences féminines abstraites, parmi lesquelles Lopamudra, Shashiyasi, Indrani, Urvashi, Yami, Surya, Sanchi et quelques vingt autres.

De 1000 à 500 av. J.-C., l’expansion politique aryenne fut totale et elle incluait les vallées du Gange aussi bien que celles de l’Indus. Étant donné qu’une part non négligeable de la population dravidienne autochtone était devenue sudra et qu’il était facile de se procurer une main-d’œuvre bon marché ou gratuite, le travail des femmes perdit de sa valeur. Les femmes ne participèrent plus à l’agriculture, point d’appui de l’économie, mais furent confinées dans l’artisanat et l’industrie domestique. De surcroît, le mariage et le contact d’hommes aryens avec des femmes non aryennes firent baisser le statut des femmes en général. Au cours de cette même période, les textes sacrés brahmaniques devinrent beaucoup plus ésotériques, les rituels et les sacrifices se firent si compliqués qu’une étude plus longue se révéla indispensable. Un nombre plus restreint de femmes purent se consacrer à cette étude. Les initiations des filles furent peu à peu abandonnées et la participation des femmes aux sacrifices devint formelle.

Parce que la culture brahmanique soutenait de moins en moins leurs efforts pour obtenir une éducation, les rares exemples de femmes qui eurent accès au savoir ésotérique ou qui devinrent enseignantes n’en sont que plus remarquables. Les deux brahmavadinis les plus connues sont Gargi et Maitreyi. Toutes deux vécurent au IXe siècle avant J.-C. Gargi avait le même âge que le grand sage Yajnavalkya et une position sociale équivalente à la sienne, et il est possible qu’elle ait étudié dans le même ashram que lui. Lors d’un rassemblement religieux, elle posa à Yajnavalkya des questions si pointues qu’il finit par la supplier: « Ô Gargi, ne me pose plus de questions. Tu poses des questions qu’on ne peut pas poser. Cesse ou bien ta tête va rouler au sol ! » Gargi renonça temporairement, mais elle revint plus tard à la charge avec un regain de courage, en disant: « Ô Yajnavalkya, de même que le fils d’un guerrier de Kasti ou de Videha pouvait garnir d’une corde son arc détendu, prendre deux flèches effilées dans sa main et se lever pour se battre, de même me suis-je levée pour t’attaquer avec deux suprêmes questions. » Grâce à son questionnement, elle obtint la compréhension de la Réalité suprême qu’elle recherchait.

Maitreyi, la première femme de Yajnavalkya, avait les mêmes aspirations spirituelles que Gargi. Quand son mari prit la décision de partir dans la forêt en tant que renonçant, laissant sa richesse matérielle à ses deux épouses, Maitreyi lui demanda avec insistance: « Si je possédais toute la terre et ses trésors, pourrais-je atteindre grâce à eux l’immortalité ? » Yajnavalkya répondit : « Non. » Maitreyi lui demanda alors : « Que ferais-je donc de cela qui ne peut pas me conduire au-delà de la mort ? Dites-moi ce que vous savez de ce qui est au-delà de la mort. » Grâce à son questionnement, elle reçut de lui l’enseignement le plus élevé concernant la nature du Soi.

On peut voir dans la mise à l’écart religieuse progressive des femmes, parallèlement à la mise à l’écart des basses castes, l’un des facteurs qui ont favorisé le développement des courants hérétiques, les deux plus importants étant les jaïns et les bouddhistes. La caractéristique commune de ces deux sectes religieuses naissantes était un esprit radicalement démocratique. Mahavira (538-468 av. J.-C.), le célèbre fondateur du jaïnisme, était un contemporain de Gotama, un peu plus jeune que lui. Mais les origines du jaïnisme remontent à quelque deux cent cinquante ans plus tôt, en la personne d’un sage nommé Parsavantha, et ce sont les jaïns qui, les premiers, ont su présenter une alternative à l’exclusivité brahmanique. Parsavantha soutenait qu’une femme était autant capable qu’un homme d’atteindre l’objectif religieux le plus élevé. De plus, il accordait les mêmes chances aux femmes qu’aux hommes : les unes comme les autres pouvaient être sadvis, des « ascètes » ou des disciples laïcs, et les femmes, comme les hommes, pouvaient enseigner et prêcher. Les femmes jaïnes jouissaient non seulement de droits et de privilèges égaux à ceux des hommes dans la sphère religieuse, mais elles étaient également susceptibles de prendre part aux activités politiques et administratives. En outre, elles pouvaient apparaître sans restriction en public et toutes les castes pouvaient rejoindre ce courant.

Dans la génération qui précéda Parsavantha, deux mille ascètes femmes environ auraient réalisé l’objectif religieux le plus élevé dans le jaïnisme. Au temps de Parsavantha, une génération plus tard, vingt mille atteignirent ce but (contre mille ascètes hommes). Au temps de Mahavira, nous n’avons pas de figures de femmes devenues arahants, mais on trouve la trace d’un nombre relativement important d’ascètes et de disciples laïcs, hommes et femmes. Il y avait trente-six mille femmes ascètes, quatorze mille hommes ascètes, trois cent dix-huit mille laïques et cent cinquante-neuf mille laïcs L’écrasante représentation des femmes est étonnante. Ces chiffres peuvent laisser suggérer des troubles sociaux. Plus certainement, ils traduisent l’incapacité de l’orthodoxie brahmanique à prendre en compte l’aspiration religieuse des femmes au cours de cette période.

Mahavira avait institué quatre communautés distinctes: les ascètes femmes, les ascètes hommes, les laïcs, et les laïques. Ce modèle d’une communauté de disciples à quatre branches a probablement été copié par le Bouddha, dans la mesure où nous trouvons la même division dans le bouddhisme primitif. Les jaïns se scindèrent en deux groupes principaux: les svetambaras (littéralement, « vêtus de blanc ») se distinguaient des digambaras (littéralement, « vêtus de ciel ») sur plusieurs points, dont les rôles et les compétences des femmes. L’aphorisme « asti strinibbanam pumvata » (« Comme les hommes, les femmes ont le droit d’atteindre la perfection ou la libération parfaite les plus élevées ») remonte à Parsavantha. Au contraire, quoi que le courant digambara encourageât les femmes à adopter une vie religieuse et à pratiquer de dures austérités, ses adeptes ne croyaient pas qu’une femme pût atteindre une émancipation complète avant de renaître en homme. De plus, les digambaras soutenaient que la nudité était essentielle à la perfection, tandis que les svetambaras croyaient que rien de mal ne pouvait arriver à quelqu’un vêtu de blanc. Comme la société d’alors trouvait indécente la nudité des femmes, il leur était impossible, selon les digambaras, d’atteindre une complète perfection.

Les renonçantes jaïnes, de même que les renonçant, n’établissaient pas de communautés dans des lieux fixes. Elles suivaient plutôt l’idéal de Mahavira, à propos duquel on disait qu’il n’avait jamais vécu plus d’un jour dans le même village. À cause peut-être de cette vie ascétique et errante, les renonçantes Jaïnes n’ont pas laissé de traces écrites comparables au Therigatha. En revanche, le Therigatha confirme l’existence d’enseignantes jaïnes, car nous avons des exemples, telles Bhadda Kundalakesa et Nanduttara, de bouddhistes converties venues du jaïnisme et qui, avant leur conversion, avaient mené une vie errante et enseigné un peu partout comme les jaïns.

Il est rare de rencontrer des figures historiques de femmes ayant atteint la sagesse ou d’enseignantes qui auraient précédé le Therigatha. Dans le canon jaïn, il est question de Jayanti (seulement son nom), une reine de Kosambi qui rencontra Mahavira afin de discuter avec lui de certaines questions métaphysiques et religieuses obscures et qui, du fait d’une certaine expérience de la souffrance, décida de devenir nonne jaïne. Par son nom également, nous connaissons Ajja Chandana, la première disciple femme de Mahavira et la chef de file des nonnes jaïnes.

C’est seulement quand nous abordons les bouddhistes que nous commençons à rencontrer le nom d’un certain nombre d’acharyas, « femmes enseignantes ». Une sous-catégorie particulière d’acharyas était les upajjhas, des femmes qui étaient de véritables préceptrices, à la fois maîtresses spirituelles et enseignantes. Le développement des enseignantes peut avoir été une conséquence de la stricte séparation des nonnes par rapport aux moines à cause de leur engagement respectif au célibat. La transmission de l’enseignement étant dans une large mesure entre les mains des moines, le règlement permit aux nonnes d’instruire les autres nonnes. Parmi ces femmes, celles dont l’ancienneté était la plus grande prirent de plus en plus la responsabilité de l’enseignement et de la direction de la sangha. On peut citer comme exemple, outre Pajapati et Patacara, Dhammadinna, renommée comme étant la plus grande prédicatrice ; Sukka, sa disciple et son héritière ; Khema ; Uppalavanna ; Bhadda Kapilani et d’autres.

Extrait de Bouddha et les femmes, les premières femmes bouddhistes d’après le Therigatha. © Albin Michel, coll. Spiritualités Vivantes, 1997.

 

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