Mère et dakini, le principe féminin dans le bouddhisme tibétain

Dr. Judith Simmer-Brown

Sa présentation de ce qu’il nommait le « principe féminin » dans la tradition vajrayana était sans doute un des meilleurs exemples des moyens habiles du vidyadhara Chögyam Trungpa Rinpoché. La plupart des lamas tibétains ne font pas du principe féminin un enseignement spécifique au sein de la doctrine traditionnelle ; néanmoins la présentation du Vidyadhara découle de sources traditionnelles et il apporta constamment sa touche personnelle. Dans ses enseignements du Vajrayana, il enseigna largement et profondément le principe féminin et l’importance de sa réalisation pour le pratiquant.

Qu’était le principe féminin pour le Vidyadhara? Il souligna deux aspects – la mère et la dakini – inhérents à la nature de l’esprit et du phénomène expérimentés à travers la pratique du vajrayana. En tant que principe féminin, ces deux aspects libèrent l’esprit du pratiquant des schémas habituels des calculs théoriques et le placent d’emblée dans le royaume de l’expérience immédiate du monde des phénomènes. Ce texte trace, à partir de sources bouddhistes traditionnelles choisies, le profil de la mère et de la dakini dans le vajrayana, créant le contexte pour ces précieux enseignements de Chögyam Trungpa Rinpoché.

Le principe féminin en tant que mère

En ce qui concerne le premier aspect qu’est la mère, le bouddhisme vajrayana ne fait pas référence à une déesse personnifiée, caractérisée par la majesté, le pouvoir ou la souveraineté sur les forces de la nature ou comme la Devi ou « grande Déesse » d’autres traditions sud-asiatiques – une force créatrice féconde qui peut être soit bienveillante, soit terrible. Dans le bouddhisme, le monde matériel et les forces de la nature sont considérés en tant que phénomènes non substantiels, vides et d’une transparence lumineuse. Il n’y a pas de conflit fondamental entre le spirituel et le temporel puisque tous les phénomènes trouvent leur essence commune dans leur nature pure et non née qui ne peut être dite comme existant de façon indépendante.

Le principe féminin manifesté comme mère trouve ses racines en Inde dans les sutras de la Prajnaparamita du deuxième siècle avant J.-C. Ces sutras et leurs enseignements ont toujours été dits féminins, comme la mère de tous les Bouddhas, mais ce n’est que postérieurement à 400 av. J.-C. qu’ils sont réellement personnifiés comme une déité féminine.

Comment se fait-il que la Prajnaparamita soit la mère de tous les Bouddhas ? A cela on peut répondre de deux façons. Tout d’abord elle est associée à Shunyata (la vacuité), fondée sur la compréhension que tous les phénomènes sont non nés, non conçus et sans fin. Il n’y a jamais eu d’essence permanente dans aucun phénomène, de là aucun phénomène n’a d’existence même fugace. Puisque l’ensemble des phénomènes est vide de toute désignation qu’on lui attribue, comme de toute nature ou de toute caractéristique, on les dit libres de nos concepts, complètements purs. Pour cette raison, on dit que l’expérience est semblable au rêve, d’une clarté et d’une transparence rayonnante et nulle part dans le rêve il n’y a d’existence réelle.

L’interprétation de Shunyata comme nature non née de tous les phénomènes semble en contradiction avec l’interprétation de la Prajnaparamita comme mère. Et c’est précisément parce que tous les phénomènes sont non nés qu’elle en est la mère. Donc, parce que la nature de tous les phénomènes se révèle être ultimement vacuité, alors la Prajnaparamita est la mère.

Mais elle est explicitement définie comme mère des Bouddhas et Bodhisattvas. Ceci est lié à son second aspect, celui de la sagesse elle-même : la Prajna. Puisque la vacuité n’est pas un objet de savoir, puisque ce n’est pas une chose, la Prajnaparamita doit être associée à une voie dynamique dans laquelle on réalise la nature non née des phénomènes, elle est la mère de tous ceux qui réalisent cette nature. L’état de Bouddha est né de la réalisation de la nature non née des phénomènes, il est donc né de la sagesse.

Le pouvoir de cette sagesse vient de ce qu’elle-même est non née, n’a jamais été conçue et n’a pas de fin non plus. Le principe féminin et l’espace présentent une analogie importante pour les développements ultérieurs dans le vajrayana. Tout au long de la littérature autour de la prajnaparamita, elle est semblable à l’espace en ce qu’elle est pure, « informulable, incommunicable et n’offre pas d’appui pour l’appréhension » D30A7, et très profonde. C’est cette grande spaciosité de la mère qui est l’essence de sa maternité.

Dans la tradition vajrayana de méditation du Mahamudra, la prajnaparamita est considérée comme étant la nature même de l’esprit. Elle est indescriptible, inconcevable, accessible à notre entendement à travers la seule expérience d’immédiateté. Traditionnellement, on utilise l’analogie d’un muet qui goûte au sucre – l’intensité de l’expérience ne peut être communiquée. La nature de l’esprit est sollicitée en tant que mère de tous les Bouddhas, car c’est à travers la découverte de la nature de l’esprit qu’apparaît la nature de Bouddha. Quand la mère est connue, la nature de Bouddha naît spontanément : c’est là l’importance du principe maternel. En conséquence, c’est une grande dévotion qui est rendue au principe maternel, essence de l’esprit lui-même dans le vajrayana.

La mère peut être envisagée dans la forme des pratiques de sadhanas du vajrayana qui commencent par une évocation de la vacuité ou de la pureté de tous les phénomènes. Le pratiquant invoque la mère Prajnaparamita, l’espace fondamental dans lequel se manifestent tous les phénomènes. Cette évocation suscite chez le pratiquant la prise de conscience de la liberté fondamentale inhérente à sa propre nature, sans saisie ni fixation (la saisie dualiste). Il reconnaît ainsi sa santé fondamentale et l’affranchissement des tendances égocentriques, associés au principe maternel.

Dans la pratique de la sadhana, les phénomènes jaillissent spontanément sous la forme de visualisations. S’étant relié à la pureté et à la spaciosité de la mère, cela donne rapidement naissance à l’entière variété des phénomènes. L’importance de tout ceci réside dans le fait que si la mère est vide, ses enfants le sont aussi. Milarepa enseigna à son disciple Rechungpa la nature de la vacuité en créant pour lui un spectacle où se succédaient des chèvres, chaque chèvre donnait naissance à des petits, et les petits aussi faisaient des petits, jusqu’à ce qu’il y eut deux cents chèvres à gambader dans la plaine d’une montagne. Comme Rechungpa se fascinait pour ces chèvres, Milarepa lui rappela qu’elles n’étaient rien d’autre qu’« un jeu spontané de réalité non née ». Puisque la première chèvre n’avait pas de mère et la dernière pas de petit, il faut toujours se souvenir que toutes les chèvres participent de l’essence de shunyata. Puisque la nature de la mère est non née, toute la progéniture, qui n’est rien d’autre que l’ensemble des phénomènes, est également non née. C’est ce que révèle la pratique de la sadhana. D30A7

La manifestation spontanée de l’ensemble des phénomènes hors de la vacuité est représentée dans le vajrayana par le principe maternel comme « source des dharmas » (chos-byung) ou source des phénomènes, représentée par une pyramide inversée à trois faces. Ce tétraèdre s’élève sur un apex qui est « le point infinitésimal » et s’ouvre sans fin vers le haut, formant le fondement de tous les phénomènes. Ce tétraèdre est souvent comparé à une sorte de matrice cosmique donnant constamment naissance et abritant tout ce qui s’élève dans son espace sans limites. Voir « la source des dharmas » comme la mère de tous les phénomènes est un rappel que la nature absolue de toute chose est la pureté non née de la mère. De là le principe maternel se prolonge dans la forme double qu’il prend dans la prajnaparamita : il est à la fois la pure vacuité de tous les phénomènes et la sagesse qui expérimente pleinement cette pureté. Du point de vue de la tradition du Mahamudra, cela permet au pratiquant de tout expérimenter, même ce qui est troublant ou douloureux, comme étant pleinement sacré.

Le principe féminin comme dakini

Le second aspect du principe féminin dans le bouddhisme vajrayana est la dakini ou khandroma (mkha’-‘gro-ma) en tibétain. La tradition de la dakini est directement liée à celle du principe maternel décrit plus haut, mais revêt les caractéristiques du style yogique du vajrayana. La dakini est la forme anthropomorphique de la sagesse dans le contexte de la nature vajra ou le pouvoir de santé indestructible en tant que manifestation de toute expérience. Elle n’est plus pur espace mais l’ardente énergie d’éveil qui vient de la sagesse de la pureté.

Dans d’autres traditions indiennes, la dakini est d’une façon générale dépeinte comme une démone dévoreuse de chair, assistant la terrifiante Durga, qui festoie dans les charniers de restes de chair humaine. Dans la tradition bouddhiste, la dakini a subi une transformation liée à une représentation du monde différente fondée sur les enseignements de shunyata et de la nature vajra. Elle réside dans les charniers de la conceptualité et de l’égocentrisme et consume la fixation dualiste avec une ardeur qui confirme son indestructible éveil. Elle personnifie le caractère sain inhérent à tous les phénomènes, santé qui a le pouvoir de rappeler le sacré à l’esprit du pratiquant.

L’essence fondamentale de la dakini est comprise dans le mot tibétain, khandroma, ou « celle qui danse dans le ciel ». Comme le ciel, elle a l’essence de l’espace infini ; sa manifestation est dynamique : quelqu’un qui est en mouvement ou qui marche. Elle est donc le déploiement dynamique de la sagesse, qui n’est autre que la pureté non née qui apparaît dans toute expérience. En tant que telle, elle fonctionne comme une déité inhérente à la vision sacrée au sein du bouddhisme vajrayana et elle accomplit constamment les actions du Bouddha. Ses qualités pénétrantes rappellent sans cesse au pratiquant la pureté fondamentale et le pouvoir de l’expérience ordinaire.

Le rôle fondamental de la dakini dans le vajrayana est d’être la gardienne des instructions orales et des enseignements ésotériques. Les dakinis servent d’inspiratrices dans la transmission du maître au disciple et protègent l’intégrité de la transmission par leur qualités courroucées. Dans cette transmission orale appelée « lignée murmurée », il est essentiel que ces puissants enseignements personnels soient transmis sous de bons auspices.

Pour ces raisons, les dakinis garantissent les « Cinq Certitudes » (nge-pa-lnga) : que les enseignements soient dispensés dans un endroit arrangé de façon appropriée ; que l’enseignant soit un gourou qualifié ; que les disciples aient une dévotion et un dévouement suffisants ; que les temps soient mûrs et que les enseignements soient appropriés dans leur contenu et leur forme à la situation dans son ensemble. Quand ces conditions sont réunies et la dévotion intense, les dakinis soutiennent l’enseignement et sont invoquées et vénérées comme il se doit par le gourou et le disciple. Comme l’a dit Milarépa au sujet de la transmission privée des instructions orales : « les enseignements de la lignée murmurée sont le souffle de la dakini » D30A7.

Dans le cas des « terma » ou trésors d’enseignement cachés, la tradition tibétaine considère que Padmashambava confia aux dakinis des enseignements choisis qui furent scellés et dissimulés pour une découverte et une propagation futures. Le secret de ces enseignements était protégé par le code sacré de la dakini (brda-yig) dans lequel ils étaient transcrits pour être décryptés lorsque viendraient le moment, l’endroit et les circonstances voulues pour leur découverte. Ces textes sont de ce fait incompréhensibles pour qui n’a pas reçu la transmission spirituelle permettant de les lire. Pourtant quand c’est le découvreur adéquat et prêt qui lit ces textes, le code de la dakini éveille immédiatement la transmission dans l’esprit et les enseignements seront immédiatement compréhensibles.

En tant que gardiennes de l’intégrité des enseignements, les dakinis sont les manifestations de l’essence de l’esprit de sagesse des Bouddhas ; elles garantissent que la signification juste est transmise avec tout le pouvoir et l’intensité inhérents aux enseignements authentiques. C’est pour cette raison que le pratiquant sincère du vajrayana supplie l’assemblée des dakinis de lui ouvrir les portes de la sagesse de son esprit.

Parfois la dakini sert de guide spirituel ou de maître et enseigne de multiples façons. Selon les biographies traditionnelles, le plus souvent la dakini sert de soutien et de bienfaitrice au yogi ou à la yogini découragés ; mais elle se manifeste parfois comme mise à l’épreuve de la motivation réelle du pratiquant. Elle peut avoir recours à des méthodes très impressionnantes et non-conventionnelles pour instruire le yogi ou la yogini, en créant un chaos qui met en lumière les blocages et les zones d’ombre, provoquant une immense douleur tout comme une immense clarté. Dans un célèbre récit du mahasiddha Naropa, la dakini apparut sous la forme d’une horrible sorcière qui se moqua de lui parce qu’en tant qu’érudit, il n’avait pas pleinement compris la vraie signification des enseignements et elle suggéra qu’il se trouvât un gourou qualifié comme maître.

Comme maître/parèdre, la dakini a la capacité d’unir le yogi à sa nature la plus intime, d’une manière très directe et puissante. L’union avec la parèdre, souvent nommée dans les tantras la Prajna ou Nairatmya (celle qui est sans ego), éveille dans le yogi réellement prêt, l’expérience de la nature Vajra qui coupe au travers des obstacles pouvant rester sur le chemin. Le secret dans cela est que la nature vajra de la réalisation dans le vajrayana est liée à l’énergie du corps physique. Avec l’entraînement adéquat, la sexualité est un outil puissant de libération des canaux physiques subtils et elle crée la voie royale pour l’ultime illumination, le siddhi. Lors de son troisième voyage en Inde, Marpa le traducteur fut envoyé par Naropa auprès de Vajrayogini, parèdre co-émergente, pour recevoir confirmation de sa compréhension des enseignements. Lorsqu’ils se rencontrèrent, elle le bénit dans l’union et s’ouvrant le coeur d’un couperet de cristal, elle lui révéla l’essence ultime des enseignements du Mahamudra.

C’est en tant que yidam, (istadevata en sanskrit), déïté personnelle qui seconde le pratiquant dans la découverte de la vraie nature de l’esprit, que la dakini enseigne de la façon la plus puissante. Yidam est une forme abrégée de yid-kyi damtsig, (yid kyi dam tshig) ou lien sacré de l’esprit. C’est le yidam qui lie irrévocablement le pratiquant à la santé lumineuse qui est en lui. L’expérience personnelle du principe de la dakini est beaucoup plus accessible au pratiquant quand la dakini est aussi le yidam, car une relation s’établit dans la durée, dans laquelle l’instruction de la dakini devient profonde et stable. Comme yidam, la dakini est la forme protectrice de la pure sagesse de l’esprit du pratiquant et, comme telle, elle peut être considérée comme faisant partie de lui quoique séparée.

Le yidam est donné au disciple par le gourou, le maître-vajra ou vajracarya, qui a pleinement réalisé la nature vajra de tous phénomènes et qui a entièrement dévoilé le principe féminin dans sa propre expérience. Lorsqu’il donne à l’élève une dakini comme yidam, il lui donne un aspect de son propre esprit, (qui est aussi déjà un aspect de l’esprit de l’élève) et il lui enjoint de pleinement rejoindre sa propre nature par le biais de la pratique. On dit que le gourou et le yidam sont inséparables et que le lien sacré de la pratique du vajrayana est l’engagement qui ne laisse de choix simultanément ni au gourou, ni au yidam ; ce qui est une autre façon de dire l’engagement auprès de sa propre nature vajra.

Vajrayogini, « la personnification de la vacuité vajra » D30A7, est la forme la plus célèbre de dakini-yidam dans la tradition du Mahamudra. On la visualise semi-courroucée, de couleur rouge vif, parée d’ornements des charniers. Elle est plus particulièrement associée à la passion qui brûle avec ardeur le combustible des voiles émotionnels et elle réside dans le charnier de l’égocentrisme. En tant que déité semi-courroucée, elle a le pouvoir de consumer immédiatement les voiles de l’obscurantisme ; dans sa cinquième main, elle brandit le couperet qui tranche les illusions égotiques. En outre, par son apparence de passion, elle envoûte le pratiquant et enivre tout en consumant ; dans sa main gauche, elle porte une calotte crânienne qui contient de l’amrita enivrante.

Vajrayogini concilie complètement les deux aspects du principe féminin dont nous avons débattu. Elle est connue comme Prajnaparamita, mère du vainqueur des trois temps, « non née, sans fin, dotée d’une nature semblable au ciel qui peut seulement être expérimentée par la sagesse du discernement » D30A7. Elle est aussi connue comme la parèdre co-émergente, ou la sagesse co-émergente, sahaja-jnana (lhna-gcig- skyes-pa’i yeshes), qui est développée quand le combat entre samsara et nirvana, entre le mental et ses projections, a été complètement abandonné. En terme de principe féminin, la sagesse co-émergente implique qu’on reconnaît que les phénomènes sont exactement ce qu’ils sont ; ils ne nécessitent ni conceptualisation ni interprétation. Les phénomènes ne sont pas purs simplement parce qu’ils proviennent de l’espace. Leur pureté est liée à leur pouvoir ordinaire, leur immédiateté, leur absence d’obstacle et leur clarté. Vajrayogini personnifie les phénomènes qui spontanément ont émergé dans la réalisation de la sagesse co-émergente. Elle est l’essence de la non-pensée (rtog-med), le mental complètement libéré des références, ce qui n’est rien d’autre que dharmakaya, l’esprit du Bouddha.

Qu’est-ce qui est « féminin » dans le principe féminin ?

Quoique la tradition tibétaine ait toujours parlé du principe féminin de la sorte, en tant qu’universitaires occidentaux contemporains particulièrement influencés par le féminisme, nous devons nous demander ce que signifie ce mot de « féminin ». Les féministes ont montré que ce terme a un emploi purement relatif, contextuel ; il en va de même dans la tradition bouddhique. Dans les textes primitifs de l’Abhidharma, des études sur la sexualité conclurent qu’on pouvait phénomènologiquement décrire les attitudes des hommes et des femmes (apparence, caractéristiques, comportements, anatomie), mais que l’essence de la féminité et de la masculinité est seulement discernable par l’esprit et non par l’oeil.

Dans la tradition du Mahamudra, le principe féminin est une dynamique fondamentale des phénomènes qui s’imbrique au principe masculin. Tous les phénomènes partagent cette dynamique ; hommes et femmes partagent les aspects féminins et masculins, chacun avec une combinaison dominante et récessive. Pour cette raison, le principe féminin n’est pas la propriété exclusive des femmes, donc un culte rendu à la Déesse serait une réponse inappropriée à une compréhension du principe féminin chez les Tibétains.

Par ailleurs, les lamas tibétains disent souvent que certaines femmes hors du commun sont des dakinis. Le féminin n’est pas un principe abstrait ; il se manifeste constamment de manière spécifique dans la réalité humaine relative. Un vers obscur de la Prajnaparamita dit : « ne doute pas de la femme. Adore-la partout. Dans sa vraie nature, elle est Bhagavati, perfection de la sagesse ; et dans ce monde empirique, Bhagavati a revêtu la forme de la femme. » D30A7. En outre, dénigrer une femme est une des infractions sérieuses au samaya (vœux) du vajrayana, selon la formulation classique écrite par Sakya Pandita qui dit : « Les femmes sont le symbole des femmes et de Shunyata, exprimant les deux. Pour cela, déprécier les femmes d’une quelconque façon est une déchéance grave » D30A7.

Cela signifie-t-il que chaque femme est illuminée ou qu’elle opère sous la forme purifiée de la dakini ? Non, probablement pas. Pourtant le pouvoir de l’approche du principe féminin dans le vajrayana repose sur l’absence de distinction faite entre la nature abstraite du féminin et la réalité relative, concrète de la vie des femmes en tant qu’individus. Les femmes sont en fait des mères et elles sont aussi des épouses. Il y a un pouvoir implicite dans leurs insaisissables natures féminines qui les rend proches du principe féminin décrit plus haut.

Qu’est-ce que la nature féminine dans le contexte de la tradition vajrayana ? Comme nous l’avons dit plus haut, c’est de la spaciosité signifiant sagesse dans le cas de la mère ; de plus, c’est l’ardente, passionnée et énergique activité destinée à éveiller les autres à l’espace et à la pureté fondamentaux dans le cas de la dakini. Mais il est essentiel de noter que la sagesse du principe féminin voit que la nature ultime de l’esprit n’est ni masculin, ni féminin.

Il y a aussi du pouvoir inné dans l’utilisation que le Mahamudra fait du féminin dans ses descriptions de la réalité des choses, qui découvre une compréhension intuitive des enseignements les plus subtils. D’abord, le contrepoint entre masculin et féminin souligne l’attitude du vajrayana à l’égard des phénomènes. Le samsara n’est pas un problème à résoudre : c’est une réalité dont il faut jouir. Dans les traditions bouddhiques plus primitives, le corps de la femme était considéré comme inférieur, en partie parce que la naissance était considérée comme une entrée dans la souffrance. Du point de vue du vajrayana, la naissance n’est pas problématique, pas plus que la confusion ou la douleur. Elles sont considérées comme expériences immédiates, intrinsèquement pleines d’éveil, énergétiques et semblables à la félicité. La dualité du féminin et du masculin sont des réalités réjouissantes qui rappellent au pratiquant la félicité innée dans la dualité des phénomènes. La passion vécue par les hommes et les femmes approche la félicité de la réalisation absolue.

La seconde observation qui peut être faite au sujet de l’efficacité du principe féminin est liée à l’accent mis dans le vajrayana sur l’expérience directe, non-théorique et très personnelle. Le principe féminin n’est pas fait pour être théorique et l’aspect de la dakini, en particulier, place carrément le pratiquant dans le monde provocant et plein d’énergie des phénomènes. Ainsi que l’écrivit Trungpa Rinpotché : « Vajrayogini n’est pas un principe éthéré ; elle réside au coeur du chaos samsarique, qui est aussi le coeur de la sagesse » D30A7. La notion de féminin éveille dans l’esprit du pratiquant le monde terrestre de notre expérience quotidienne, et particulièrement ici dans le domaine du masculin et du féminin, cette merveilleuse nourriture de la pratique.

Dr. Judith Simmer-Brown

Co-titulaire de la chaire d’Etudes Bouddhiques à l’Institut Naropa de Boulder, État du Colorado et co-directrice de la chaire d’études de l’école Ngedon pour le « Vajradhatu International ».

D30A7Asta ix. 201

D30A7Garma Chang, tr., The Hundred Thousand Songs of Milarepa (Boulder : Shambala Publications, 1977), p.449

D30A7Quoted in Thinley Norbu, Magic Dance : The Display of the Self-Nature of the Five Wisdom Dakinis (New York : Jewel Publishing, 1981), p.49

D30A7Ibid., p.238

D30A7Ibid., p.239

D30A7Dowman, Sky Dancer, p.253

D30A7Janice Dan Willis, tr., The Diamond Light of Eastern Dawn (New York : Simon and Schuster, 1972), p.103

D30A7Trungpa Rinpotché, « Sacred Outlook », p.239.

 

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