La pratique de Vajrayogini, une perspective sacrée

Chögyam Trungpa

Faire l’expérience de l’esprit vajra de Vajrayogini,
c’est atteindre une profondeur
et une étendue tellement grandes que lorsque
des pensées surgissent,
elles ne deviennent pas
des points saillants :
ce ne sont que de petits
poissons dans un immense océan d’espace… 

La sagesse coémergente

La capacité de transformer la confusion en sagesse sur-le-champ, c’est l’aspect foncièrement magique de la tradition du vajrayana. Dans la perspective du tantra, la magie véritable, ou siddhi en sanskrit, est la possibilité de travailler sur son esprit et de l’apprivoiser. Voilà une notion entièrement différente de l’idée qu’on se fait habituellement de la magie en tant que pouvoir surnaturel sur l’univers. Comme on l’a déjà signalé en traitant des samayas du corps, de la parole et de l’esprit, toute confusion et toute névrose potentielles deviennent une occasion de faire l’expérience de la perspective sacrée. Au commencement de la voie de la méditation, on s’applique à apprivoiser son esprit et à vaincre les forces de la confusion. Dans le mahayana, on voit la vacuité du moi et des phénomènes; à partir de là, on éprouve de la compassion pour ceux qui ne se rendent pas compte du vide, et donc de la liberté, de leur propre nature. Dans le vajrayana, on pourrait en réalité réunir en un seul lieu la confusion et l’éveil, et vaincre ainsi totalement la dualité du samsara et du nirvana.

Faire l’expérience simultanée de la confusion et de la santé mentale, ou du sommeil et de l’éveil, c’est réaliser la « sagesse coémergente ». Tout ce qui se produit dans son état d’esprit – pensée, sensation, émotion – est à la fois noir et blanc; c’est, du même coup, une affirmation de confusion et un message de l’esprit éveillé. La confusion est vue avec une telle clarté que cette clarté elle-même « est » perspective sacrée. Vajrayogini est appelée la « mère coémer-gente ». En effet, la sadhana de Vajrayogini, selon Tilopa, porte le titre de Sadkana de Vajrayogini, glorieuse mère coémergente. En pratiquant la sadhana et en s’identifiant avec le corps, la parole et l’esprit du yidam, il est possible de faire l’expérience de la démarcation coémergente entre confusion et éveil. On peut alors utiliser la confusion elle-même en tant que tremplin pour atteindre une santé mentale et une sagesse encore plus grandes.

La visualisation

C’est par la visualisation de Vajrayogini qu’un pratiquant en arrive à établir un lien avec l’iconographie et à la comprendre. La pratique de la visualisation renferme deux étapes: I’utpattikrama (kyerim en tibétain) et le sampannakrama (dzogrim en tibétain). Le terme utpattikrama signifie littéralement « stade de développement », tandis que sam-pannakrama veut dire « stade de complétude ». L’utpattikrama, c’est le processus par lequel on visualise, dans ce cas, le yidam Vajrayogini. Dans l’autovisualisation, le pratiquant se visualise lui-même comme yidam. La visualisation surgit de shunyata ou du vide comme toutes les visualisations tantriques. Le texte développe ce principe :

Tous les dharmas composés de vouloir saisir et de fixations deviennent vides. De ce vide […] surgit la source des dharmas triangulaire […] Sur cela repose la nature de ma conscience […] Comme un poisson bondissant de l’eau, je surgis ayant le corps de la Jetsun Vajrayogini.

Le processus par lequel on se visualise soi-même sous la forme du yidam vient donc d’abord de l’expérience du vide et du non-moi. C’est de cela que surgit la source des dharmas, forme abstraite de la coémergence, sur laquelle le pratiquant se visualise lui-même sous la forme de la yidam. La visualisation est donc elle aussi essentiellement vide. Cette pratique consiste à s’identifier avec la yidam, à prendre conscience de la déité comme manifestation non incarnée ou vide de la nature éveillée fondamentale. La forme de la yidam, y compris ses vêtements, ses ornements et sa pose, représentent autant d’aspects de l’état d’esprit éveillé. Lorsqu’on se visualise en femme flamboyante, jeune et rouge parée d’ornements fait d’ossements, on n’essaye donc pas d’évoquer un costume exotique comme s’il s’agissait du dernier cri en matière de mode; on s’identifie à Vajrayogini en tant qu’incarnation de la sagesse et de la compassion.

On appelle samayasattva – « asservissement sacré de son propre être » – le fait de se visualiser soi-même sous la forme de Vajrayogini. Le samayasattva est essentiellement l’expression du samaya du corps, de la parole et de l’esprit. Il exprime l’engagement du pratiquant à l’endroit du maître et des enseignements, de même que la confiance éprouvée à l’égard de son propre état d’esprit fondamental.

Une fois qu’on a visualisé les samayasattvas de son être fondamental, on invite ce qu’il est convenu d’appeler jnanasattva, autre palier d’expérience. La jnana est un état d’éveil ou d’ouverture tandis que le samaya est une expérience d’asservissement, le fait d’être solidement ancré dans son expérience. Le terme jnana veut dire littéralement sagesse » ou, plus précisément, « le fait d’être sage ». On invite cet état de sagesse, ce niveau d’éveil, dans sa propre visualisation imparfaite pour que celle-ci prenne vie avec une sensation d’ouverture et d’humour.

A la fin de la séance de pratique, la visualisation est dissoute jusqu’au vide, et on médite ou on repose dans cet état d’esprit non duel. C’est le sampannakrama ou stade de la complétude. Les textes tantriques disent que, dans une pratique de la visualisation bien comprise, les stades de l’utpattikrama et du sampannakrama ne sont pas fondamentalement différents; c’est-à-dire que, dans ce cas, l’expérience du vide-vide du sampannakrama et celle de la forme-vide de l’utpattikrama ne doivent pas être perçues comme deux éléments distincts, mais comme une seule expression du monde de la mère coémergente.

La méditation du sampannakrama est analogue à la pratique de shamatha-vipashyana ; en fait, il est impossible de pratiquer le sampannakrama sans avoir une formation préalable dans ces pratiques de méditation. Le sampannakrama est une expression d’immensité. Faire l’expérience de l’esprit vajra de Vajrayogini, c’est atteindre une profondeur et une étendue tellement grandes que lorsque les pensées surgissent, elles ne deviennent pas des points saillants: ce ne sont que de petits poissons dans un immense océan d’espace.

Le principe de Vajrayogini et l’iconographie

La sadhana renferme un passage à la louange de Vajrayogini dont nous allons étudier le sens pour mieux saisir le principe de Vajrayogini dans son rapport avec l’iconographie de cette yidam. Ce texte commence ainsi :

Bhagavati Vajrayogini
Personnification du vide vajra
Embrasée du feu qui met fin
au kalpa, proférant
le son terrifiant HUM –
Nous nous prosternons
devant Vajra-chandali.

Le mot bhaghavati veut dire « bienheureuse ». Cette strophe fait référence à Vajrayogini en tant qu’aspect anthropomorphique de shunyata, la « personnification du vide vajra ». On y loue ensuite son ardente passion et son désir cosmique. Dans la représentation, le corps de Vajrayogini est rouge et embrasé de rayons de lumière; la strophe dit « embrasée du feu qui met fin au kalpa ». Cela correspond à une de ses qualités rattachée à la famille padma qui trans-mute la passion névrotique en une compassion consumant tout. Le mot kalpa signifie «ère historique ». Dans la mythologie indienne, le a feu « qui met fin au kalpa » est une explosion du soleil, qui consume le système solaire et termine le kalpa. La passion de Vajrayogini est éclatante et dévorante au point d’être comparable à ce feu. Le « son terrifiant HUM » exprime le courroux de sa passion qui terrifie le moi. Chandali (tumo en tibétain) est la chaleur yogique, la chaleur cosmique, dans la pratique du yogi; c’est à nouveau une allusion au principe de la passion de Vajrayogini qui surgit dénuée de tendances habituelles. Ce type de passion a une puissance immense ; c’est une passion dont la chaleur est irradiée dans toutes les directions. Elle accroît le bien-être de tous et embrase en même temps pour détruire les tendances névrotiques du moi. Le texte continue :

Ta tête de truie manifestant la non-pensée le dharmakaya immuable
Tu fais du bien aux êtres
avec ta clémence courrouce
Accomplissant leur bien-être ;
avec des ornements terrifiants.
Nous nous prosternons devant toi qui fais du bien aux êtres
par la non-pensée.

La non-pensée est un aspect important du principe de Vajrayogini. C’est l’expérience de l’esprit totalement libéré du bavardage habituel maintenu par le moi, du vouloir saisir et de la fixation qui donne naissance aux schèmes de pensée névrotiques. Il est impossible de faire l’expérience du potentiel de la non-pensée avant que la pratique de la méditation n’ait apprivoisé l’agression et l’agitation déchaînée de son propre esprit.

On dépeint souvent Vajrayogini avec une tête de truie au-dessus de l’oreille droite. Parée de cet ornement, on l’appelle Vajravarahi ou « Truie vajra ». La truie représente traditionnellement l’ignorance ou la stupidité. Ici, la tête de truie symbolise la transmutation de l’ignorance ou illusion en ignorance vajra, qui est non-pensée ou caractère totalement spacieux de l’esprit.

Cette strophe met sur le même pied non-pensée et dharmakaya, qui se traduit en gros par esprit primordial de bouddha. La pratique de la sadhana de Vajrayogini est reliée de très près à la prise de conscience de ce point de non-référence primordial. L’objet de la pratique de cette sadhana n’est pas tellement d’interrompre les pensées immédiates, mais bien d’éliminer les tendances habituelles qui sont la racine de la pensée discursive.

Les « ornements terrifiants » dont on parle dans cette strophe font référence au collier de têtes fraîchement tranchées que porte Vajrayogini. Dans la sadhana, on dit qu’elle porte ce collier parce que les « cinquante et un samskaras sont purifiés entièrement ». Le terme samskara veut dire « formations » au sens de concepts. Le collier de têtes de Vajrayogini signifie que tous les concepts habituels sont purifiés ou détruits dans la non-pensée. Le texte se poursuit :

Héroïne terrifiante qui anéantit
ce qui ne convient pas
Avec trois yeux, les crocs serrés,
le trikaya absolu,
Ton cri terrifiant tranche les kleshas.
Nous nous prosternons devant toi qui subjugues
et conquiers les maras.

On appelle souvent Vajrayogini « la Conquérante des maras », qui sont les forces de la confusion de ce monde. Dans les histoires relatant l’éveil du Bouddha, Mara, « le Malin » envoie ses filles, les quatre maras, et ses armées pour tenter Shakyamuni et l’attaquer. Par sa victoire sur eux, Shakyamuni devient le Bouddha, « I’Éveillé ». Derrière le principe de Vajrayogini victorieuse des maras, il y a donc la conquête du moi. Du point de vue du moi, Vajrayogini est terrifiante parce que son éveil est tellement perçant et inflexible. La sadhana dit aussi:

« Grimaçant de courroux pour subjuguer les quatre maras, elle serre ses crocs et mord sa lèvre inférieure. »

Ce qui explique encore davantage l’allusion faite dans cette strophe à la férocité de Vajrayogini.

L’allusion aux trois yeux de Vajrayogini signifie que rien n’échappe à sa vigilance; par conséquent, le moi ne peut se cacher nulle part. La sadhana dit également:

« Parce qu’elle connaît le passé, le présent et l’avenir, elle fait rouler ses trois yeux de fureur injectés de sang. »

Vajrayogini est « le trikaya ultime ». Cela signifie que sa sagesse et ses moyens habiles se manifestent à tous les niveaux du corps et de l’esprit : le dharmakaya, niveau de l’esprit ultime, primordial; le sambhogakaya, celui de l’énergie, des émotions et des symboles; et le nirmanakaya, palier de la forme manifestée ou du corps. Le trikaya renvoie aussi aux niveaux du corps, de la parole et de l’esprit dans sa propre pratique, qui correspondent au corps physique, aux émotions et concepts et au caractère fondamentalement spacieux de son esprit. Vajrayogini réunit tous ces niveaux et ne laisse, je le répète, aucun lieu où les maras peuvent se cacher.

La strophe dit également que son cri terrifiant « tranche les kleshas ». Le terme klesha ou obscurcissement renvoie aux émotions conflictuelles, à l’émotion névrosée. Le principe de Vajrayogini subjugue les cinq kleshas : la passion, l’agression, l’illusion, la jalousie et l’orgueil. La prochaine strophe se lit comme suit :

Nue, chevelure défaite, avec ta forme sans faille et terrifiante
Au-delà du vice des kleshas,
faisant du bien aux êtres
doués de sensibilité
Tu conduis les êtres des six mondes avec ton crochet de clémence
Nous nous prosternons devant toi qui accomplis l’activité-de-bouddha.

Vajrayogini est nue parce qu’elle n’est absolument pas touchée par la névrose des kleshas; elle n’a donc pas d’armure du moi pour se vêtir. C’est pour cette raison qu’elle est en mesure de « faire du bien aux êtres doués de sensibilité », de les faire jouir d’une compassion ultime. L’allusion à sa chevelure défaite rappelle sa compassion pour les êtres. Le « crochet de clémence » fait référence au couteau à lame recourbée de Vajrayogini, qui lui sert à sortir les êtres de la souffrance des six mondes ou samsara, pour les faire entrer dans le monde vajra. Par conséquent, elle accomplit totalement l’action exempte de souillures karmiques: l’activité-de-bouddha ou action totalement éveillée. Le texte dit ensuite :

Demeurant dans le charnier,
subjuguant Rudra et sa femme
Courroucée, effroyable,
proférant le son PHAT
Tu fais du bien aux êtres par
la clémence de ton adresse
Nous nous prosternons devant la courroucée qui subjugue les maras.

Le « charnier » fait référence à l’espace fondamental d’où surgissent la naissance et la mort, la confusion et l’éveil – le sol de la coémergence. Vajrayogini n’est pas un principe éthéré ; elle habite au cœur du chaos samsarique, qui est aussi le cœur de la sagesse. « Rudra et sa femme » est une allusion au moi et à ses fioritures, que Vajrayogini subjugue tout à fait. Elle est « l’héroïne terrifiante qui anéantit ce qui ne convient pas » ; par conséquent, « elle est courroucée et effroyable et profère le son PHAT », syllabe associée à l’action de subjuguer, à la destruction du cramponnement au moi et à la proclamation de la vérité vajra. En même temps, elle est adroite et clémente. Avec ces qualités réunies, elle est, je le répète, celle qui subjugue les maras. La strophe suivante ajoute :

Tu as atteint le dharmata ultime
et abandonné la mort
Sur un siège fait d’un cadavre,
du soleil, de la lune
et d’une fleur de lotus
Ta forme courroucée est embellie de tous les ornements
Nous nous prosternons devant toi qui a su parfaire
toutes les bonnes qualités.

Dans l’iconographie tantrique, la fleur de lotus et les disques lunaire et solaire sont les sièges habituels des bouddhas et des yidams. Le lotus est symbole de pureté ; il signifie également la naissance de l’éveil dans le monde de l’existence pleine de confusion. Le soleil est symbole de la Jnana ou sagesse, et la lune représente la bodhicitta ou la compassion. Le fait que Vajrayogini se tient debout sur un cadavre veut dire qu’elle est une déité semi-courroucée. L’iconographie tantrique comprend des yidams paisibles, semi-courroucés et courroucés. Les déités paisibles représentent l’énergie de la pacification et de l’apprivoisement tandis que les yidams semi-courroucés et courroucés travaillent plus directement et fortement sur la passion, l’agression et l’illusion ; ils les vainquent et les foulent aux pieds sur-le-champ.

La figure du cadavre symbolise la mort du moi et montre que Vajrayogini a « abandonné la mort ». Dans cette strophe, l’expression « dharmata ultime » fait référence à la pose que prend Vajrayogini. On dit dans une partie précédente de la sadhana : « Puisqu’elle ne réside pas dans les extrêmes du samsara et du nirvana, elle se tient sur un siège fait d’une fleur de lotus, d’un cadavre et d’un disque solaire, la jambe gauche pliée et la jambe droite levée en position de danse. » Le dharmata ultime recouvre l’idée de transcender le dualisme, ou les extrêmes, du samsara et du nirvana en prenant conscience de la sagesse coémergente : voir comment la confusion et l’éveil surgissent simultanément. Le terme dharmata signifie « l’état du dharma ». C’est prendre totalement conscience du dharma : voir l’« ainséité » de la réalité.

Cette strophe fait aussi allusion aux ornements qui parent la forme courroucée de Vajrayogini : son diadème et ses boucles d’oreilles en ossements, sa ceinture, ses anneaux aux chevilles et ses bracelets. Tous ces ornements montrent qu’elle a su parfaire la générosité, la discipline, la patience, la vigueur et la méditation, soit cinq des six paramitas, ou actions transcendantes, du mahayana. Il n’y a pas d’ornement qui représente la prajna, ou sixième paramita, parce que Vajrayogini elle-même est la quintessence de la prajna. C’est pourquoi elle est appelée Prajnaparamita. Comme on l’a dit précédemment, la prajna est ici la perception de shunyata. Au niveau de la prajnaparamita, la prajna est une réalisation complète, non duelle, qui tranche net toute tendance à se cramponner à l’existence ou à la non-existence. La Prajnaparamita est également appelée « la Mère de tous les bouddhas » : tous les bouddhas du passé, du présent et de l’avenir sont nés de cette bonne connaissance sans tache qui montre la nature des phénomènes comme étant le shunyata. Dans une section antérieure de la sadhana, on fait la louange de Vajrayogini en tant que Prajnaparamita :

Prajnaparamita, inexprimable par la parole ou la pensée,
Non née, incessante, dotée d’une nature comme le ciel
Dont seule la sagesse de la conscience discriminante peut faire connaître l’expérience
Mère des victorieux des trois temps nous te louons et nous prosternons.

La strophe suivante dit :

Tenant un couteau à lame recourbée, un crâne et un khatvanga
Toi qui possèdes la lumière de sagesse, tranchant les kleshas
Comme trikaya spontané tu tranches les trois poisons
Nous nous prosternons devant toi qui fais du bien aux êtres.

Le deuxième vers – « Toi qui possèdes la lumière de sagesse, tranchant les kleshas » – met davantage l’accent sur le principe de Vajrayogini en tant que Prajnaparamita, essence de la sagesse de la conscience discriminante.

On a dit du couteau à lame recourbée qu’il était le « crochet de clémence » de Vajrayogini. C’est également une arme utilise pour trancher les supercheries du moi. C’est un symbole de la puissance et du caractère tranchant de la non pensée. Vajrayogini tient de sa main droite un crâne ou kapala, rempli d’amrita, qui représente le principe de l’intoxication des croyances extrémistes. Le kapala plein d’amrita est aussi symbole de sagesse. Le khatvanga est le bâton que Vajrayogini appuie contre son épaule. Il représente ses moyens habiles. Le bâton est aussi le symbole secret de l’union de Vajrayogini avec son compagnon Chakrasamvara, essence même des moyens habiles.

Les trois têtes à l’extrémité du khatvanga représentent le principe du trikaya mentionné dans la strophe. La référence à Vajrayogini en tant que trikaya spontané signifie que l’éclat de sa sagesse s’applique également à tous les paliers de l’expérience. Par l’universalité de sa sagesse, elle peut rompre l’effet des trois poisons: la passion, l’agression et l’illusion. C’est ainsi qu’elle fait du bien aux êtres.

La strophe suivante ajoute :

Grande Félicité née d’elle-même,
Ô Vajrayogini
Immuable sagesse vajra
du dharmakaya
Non-pensée,
sagesse inconditionnée,
dharmadhatu ultime
Nous nous prosternons devant ta forme pure, non duelle.

C’est une autre strophe qui fait la louange de Vajrayogini en tant qu’essence de la sagesse, qui est la primordiale « sagesse vajra du dharmakaya », et même plus, la « sagesse inconditionnée » du « dharmadhatu ultime »; cette sagesse est totalement non duelle. En outre, cette strophe réunit le principe de sagesse de Vajrayogini et celui de la grande félicité, mahasukha, qui est née d’elle-même, c’est-à-dire que la félicité existe d’elle-même et n’a pas été créée ou fabriquée par l’esprit conceptuel.

La mahasukha est une expérience réelle de félicité : une expérience de joie totale, physique et psychologique, que connaît celui qui est sans aucune pensée discursive, totalement dans le monde de la non-pensée. Il s’unit à l’état d’éveil, non duel. Cette expérience est le fruit de la pratique de Vajrayogini; elle ne peut se produire que par une totale identification à l’esprit de sagesse de la yidam. Selon les textes, la mahasukha et la sagesse sont indivisibles ; par conséquent, la pratique de Vajrayogini conduit à cette expérience de la grande félicité née d’elle-même parce qu’elle est l’essence de la sagesse.

Dans la strophe suivante, le troisième vers se lit comme suit :

Grande félicité née d’elle-même, tu es le mahamudra ultime.

Ce passage fait référence à Vajrayogini. Faire l’expérience de la mahasukha, ou de la sagesse de la félicité et du vide, c’est réaliser le mahamudra, pinacle de la tradition de l’anuttaratantra. Le mot maha veut dire « grand » et mudra « signe » ou « geste ». Faire l’expérience du mahamudra, c’est se rendre compte que la vérité littérale, la vérité symbolique et la vérité ultime ne sont qu’une seule chose, qu’elles ont lieu en un seul point, un seul lieu. On fait alors l’expérience de la réalité en tant que grand symbole qui se représente lui-même.

La félicité que procure le mahamudra n’est pas tant un grand plaisir que l’expérience d’un espace immense, d’une libération de grande envergure, résultat de la capacité de voir à travers la dualité de l’existence et de prendre conscience que l’essence de la vérité, l’essence de l’espace, est à notre disposition ici même. La liberté que donne le mahamudra est sans mesure, indicible, insondable. C’est cet espace insondable et cette liberté totale qui engendrent une joie immense. Ce type de joie n’est même pas conditionné par l’expérience de la liberté elle-même ; cette joie est née d’elle-même, innée.

Conclusion

Il est possible que certaines des idées exposées ici soient très difficiles à saisir. A vrai dire, elles doivent l’être. Le vajrayana cesserait d’exister si l’on pouvait en faire l’expérience en lisant simplement sur le sujet, parce que alors, personne ne le pratiquerait ; tous et chacun se contenteraient d’étudier les textes. Mais cela ne fonctionne heureusement pas. La seule manière d’acquérir la liberté vajra, c’est de pratiquer le buddhadharma tel qu’il a été enseigné par le Bouddha, préservé et transmis pendant deux mille cinq cents ans.

Je suis très heureux d’avoir eu la possibilité de faire connaître la tradition du vajrayana et de Vajrayogini de manière aussi authentique et complète. Mais la chose la plus importante que l’on puisse faire, tant pour soi-même que pour autrui, c’est de s’asseoir et de se départir de la confusion qui règne en son esprit. C’est une chose très, très simple à faire et parce que c’est si simple, justement, il est aussi très facile de ne pas entrevoir cette possibilité.

J’espère que cet exposé donnera un aperçu du monde vajra, de sa grandeur et de son caractère sacré. Les possibilités d’accéder au sacré sont toujours présentes dans nos vies. Il nous est toujours possible d’apprécier ce qui est bon et doux dans le monde. Ce n’est pas un mythe: c’est un fait réel. Nous pouvons faire l’expérience de Vajrayogini en tout temps, à condition d’avoir le courage de prendre acte de notre propre nature éveillée et de la grandeur de notre héritage d’être humain.

Chögyam Trungpa Le Cœur du sujet – © Ed. du Seuil, 1993

 

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