Quand le cœur fait mouche

Lama Wangmo

La sensitivité est l’expérience d’un cœur enraciné dans son infini, un cœur clair et réceptif, intelligent dans l’invincibilité de son immédiateté. Elle n’est pas la sensiblerie émotive qui, comme une vague, nous submerge. C’est au contraire l’absence de fascination émotive qui tel un filet habituellement nous emprisonne et nous contient.

Entrer dans la terre d’accueil de son cœur est un acte que le mental ne pourra jamais faire. Il ne peut que nous amener au bord du précipice infini que nous sommes et nous lâcher dans le vide spacieux et dynamique du vivant. La sensitivité nous rappelle que nous participons à la vie vide d’obstruction et pleine de sens : nous respirons, et par le rythme de nos inspirs-expirs, nous entrons dans la danse de ce qui est, nous prenons conscience de notre participation à la totalité ouverte de ce qui nous entoure. La sensitivité est l’expérience d’un cœur enraciné dans son infini, un cœur clair et réceptif, intelligent dans l’invincibilité de son immédiateté qui se développe dans l’expérience de l’assise. Elle n’est pas la sensiblerie émotive qui comme une vague nous submerge. C’est au contraire l’absence de fascination émotive qui telle un filet habituellement nous emprisonne et nous contient. Elle est cette intelligence sans limite, sans entrave, sans obstacle, qui est une qualité fondamentale de notre nature et qui se dévoile dans l’ouverture, c’est-à-dire l’absence de fixation et de saisie, d’identification que nous vivons comme limite, obstacle, problème, ce que l’enseignement appelle l’ignorance fondamentale, l’oubli de ce que nous sommes qui nous engendre et nous façonne dans la solidification de la saisie d’un moi perçu comme existant réellement.

Faire le grand saut, le sceau qui nous lie à notre nudité essentielle et nous expose à tous les vents de la vie, lieu de souffrance et de vaillance à la fois. Traverser sa vulnérabilité, voir que notre solitude fondamentale et celle de tous est par là aussi ce qui nous relie et donne naissance à l’esprit d’amour, à l’ouverture bienveillante qu’est la compassion. Nous ne pouvons développer l’esprit d’amour universel qu’est la compassion sans accueillir nos parts d’ombre et de lumière. Soyons terre d’accueil, plus qu’acceptation, soyons cette ouverture bienveillante qui traite chaque chose et chaque événement en ami. Accueillir est une invitation à l’éveil des sens.

Là où le concept est limité, la vie ne l’est pas. Cherchons une source d’inspiration dans l’expérience de ceux qui nous ont précédés, de ceux qui se sont laissé toucher par les sens de la vie et motivent en nous cette même aspiration à se laisser toucher. La vie du Bouddha même est l’éveil de cette sensitivité, hors de la cage dorée des états transitoires et illusoires, l’éveil à la blessure profonde qu’est la condition humaine qui met en œuvre l’énergie de l’esprit d’amour par une détresse, une impuissance qui est en même temps un appel infini, un trésor, le joyau qui opère l’alchimie et transforme la détresse en souhait infini. Laisser vivre le Bouddha en nous si nous voulons bien cesser d’être fasciné par nos objets d’adoration habituels et tenter le pari de l’ouverture, d’une vision plus spacieuse, plus réceptive qui se laisse féconder par la richesse de l’instant, nudité essentielle des sens qui est la marque vide de la véritable présence, celle de notre personne authentique qui rassemble l’énergie du non-soi.

L’éveil est le pleinement vivant, ce qui sait en nous que la vie est à la fois cruelle et belle, que la douceur du miel côtoie l’acidité du citron dans cet espace sans limite qui peut tout contenir sans lui-même être contenu. L’ouverture qui contient la blessure a la nature de la joie, de la légèreté et de la profondeur. Le cœur n’est pas statique, il danse, il est léger, fluide et mobile, son savoir n’est pas le bloc pétrifié de la possession mais une énergie de joie spontanée dans l’accord à l’instant. La légèreté du cœur est profonde, lorsque le lourd métal du mental et des états dépressifs fond sous le soleil de la joie radicale et inconditionnée. Pour laisser émerger cette joie, nous apprenons à renouer avec notre corps, avec nos sensations, avec notre respiration, nous apprenons dans la pratique assise la non saisie et dans cette non-saisie la coexistence des opposés, des contraires, du sombre et du clair ; sans rien rejeter ni refouler ni défouler, nous découvrirons que nous sommes terre et ciel, vaste et sans limite. Nous sommes espace d’accueil et nous accueillons la dynamique du vivant : sensation…, en voyant à l’œuvre nos tendances, capturer et se laisser capturer, posséder et se laisser posséder, s’enfermer dans la bataille des conflits, des refus et des projections, telle la mouche au fond de la bouteille qui ne voit plus l’ouverture possible. Comme le ciel ne retient pas les nuages, comme le monde se délivre par l’expérience de la pratique assise et réceptive, nous développons une écoute plus fine, plus subtile, une relation plus directe, moins conflictuelle et moins somatique au corps, aux sensations. Dans cette ouverture réceptive, la pacification de la tendance à la saisie, à la solidification amène une clarté, une lucidité, un état vigile qui est aussi vécu comme une énergie dynamique, active et joyeuse. Les sens sont le don du sens.

Enracinés dans cet infini spacieux que nous sommes, les fruits des qualités du cœur-esprit peuvent infiniment croître et se répandre. Comme la pluie du ciel fait jaillir les senteurs de la terre, les sens sans saisie s’embrasent dans la clarté du cœur et nourrissent la confiance libre et joyeuse de l’amour vrai, ce mouvement qui retrouve spontanément l’ouverture.

Philosophe de formation, Lama Wangmo est disciple de Lama Denys et a accompli la traditionnelle retraite de trois ans. Elle enseigne aujourd’hui dans un langage clair et simple, rendant ainsi la profondeur de l’enseignement accessible à tous.

 

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