Entrer en amitié avec soi-même

Pema Chödrön

S’éveiller à la personne que nous sommes avec tendresse et bienveillance, c’est dans la douceur du souffle et de l’expire, se réconcilier et s’ouvrir au monde, à l’autre, à la différence dans un voyage de détente et de curiosité vers la connaissance de soi ; l’acceptation de ce qui nous est autre ne s’accomplira que dans l’acceptation de soi…

La bienveillance

Il existe un malentendu général chez tous les êtres humains nés sur cette terre : la tendance à croire que la meilleure façon de vivre est d’essayer d’éviter la douleur et de se contenter de rechercher le confort. On peut observer cela même chez les insectes, les animaux et les oiseaux. Nous sommes tous les mêmes.

Commencer à aiguiser notre curiosité, sans nous soucier du fait que l’objet de notre intérêt est doux ou amer, est une manière plus stimulante d’aborder la vie, qui renferme plus de joie, de bienveillance et d’audace. Pour mener une vie qui ne s’arrête pas à la mesquinerie, aux préjugés et au besoin de s’assurer que tout va toujours tourner comme nous le voulons ; pour mener une vie plus passionnée, plus pleine et plus joyeuse, nous devons nous rendre compte que nous pouvons tolérer beaucoup de douleur et de plaisir, afin de découvrir qui nous sommes et le monde où nous vivons, comment nous fonctionnons et comment fonctionne notre monde, comment tout cela est. Si l’on se préoccupe du confort à tout prix, dès que l’on éprouve la moindre petite douleur, on va prendre ses jambes à son cou ; on ne saura jamais ce qu’il y a au-delà de cette barrière, de ce mur ou de cette chose effrayante.

Quand les gens commencent à méditer ou à pratiquer une discipline spirituelle, ils pensent souvent qu’ils vont s’améliorer d’une façon ou d’une autre. Cette attitude représente une sorte d’agression subtile contre ce qu’ils sont réellement. C’est un peu comme dire : « Si je fais du jogging, je serai quelqu’un de bien mieux », « Si seulement je pouvais avoir une plus belle maison, je serais quelqu’un de bien mieux », « Si je pouvais méditer et m’apaiser, je serais une meilleure personne. » Ou bien le scénario peut consister à critiquer les autres ; on pourrait dire : « Mis à part mon mari, mon mariage serait parfait », « La mésentente entre mon patron et moi mise à part, mon boulot serait tout bonnement formidable. » Et pourquoi pas : « Mis à part mon esprit, ma méditation serait excellente»

Mais la bienveillance – maitri – envers nous-mêmes ne signifie pas que nous devons nous débarrasser de quoi que ce soit. Maitri signifie que nous pouvons toujours être dingue après toutes ces années ; nous pouvons toujours être coléreux après toutes ces années ; nous pouvons toujours être timides ou jaloux, ou manquer complètement d’estime envers nous-mêmes. Il ne s’agit pas d’essayer de nous changer. La pratique de la méditation n’a pas pour but de nous rejeter nous-mêmes et de devenir meilleur. Son objet est de nous lier d’amitié avec la personne que nous sommes déjà. La pratique se fonde sur vous, moi, qui que nous soyons, maintenant, exactement tels que nous sommes. C’est cela la base, c’est cela que nous étudions, c’est cela que nous sommes amené à connaître avec une curiosité et un intérêt prodigieux.

Les bouddhistes utilisent quelquefois le mot ego dans un sens péjoratif avec une connotation différente de celle rattachée au terme freudien. En tant que bouddhistes nous pourrions penser : « Donc nous sommes censés nous en débarrasser, n’est-ce pas ? Il n’y aurait alors plus de problème. » Au contraire, il ne s’agit pas de se défaire du moi, mais plutôt de commencer à s’intéresser à soi-même, de faire des recherches et d’être curieux à son propre sujet.

La voie de la méditation et la voie de notre vie, somme toute, ont quelque chose à voir avec la curiosité, l’investigation. Le terrain, c’est nous ; nous sommes ici pour nous étudier et pour entreprendre de nous connaître maintenant et non plus tard. On me dit souvent : « Je voulais avoir un entretien avec vous, je voulais vous écrire une lettre, je voulais vous téléphoner, mais j’ai préféré attendre de retrouver mon équilibre. » Pour ma part, je me dis : « Eh bien, si vous êtes peu ou prou comme moi, il se peut que vous attendiez une éternité ! » Venez donc comme vous êtes. La magie, c’est d’être disposé à s’ouvrir à cela, disposé à être pleinement éveillé à cela. Voir comment nous fuyons continuellement le moment présent, comment nous évitons d’être simplement là tels que nous sommes est l’une des principales découvertes que permet la méditation. On n’estime pas que ce soit un problème : l’important c’est de le voir.

L’esprit d’investigation, ou la curiosité, implique d’être doux, précis et ouvert : être en fait capable de lâcher prise et de s’ouvrir. La douceur est un sentiment de bonté à son propre égard. La précision consiste à être capable de voir très clairement, à ne pas avoir peur de voir ce qui est vraiment là, tout comme un scientifique n’a pas peur de regarder dans le microscope. L’ouverture est la capacité de lâcher prise et de s’ouvrir.

L’effet de ce mois de méditation qui commence aujourd’hui pourra ressembler à ceci : imaginez qu’à la fin de chaque journée quelqu’un vous passe un enregistrement vidéo de vous-même et que vous pouvez le voir intégralement. Il se peut que vous grimaciez assez souvent en faisant : « Pouah ! » Vous verriez probablement que vous faites vous-même toutes ces choses pour lesquelles vous critiquez tous ceux qui vous agacent dans la vie, tous ceux sur lesquels vous portez des jugements. Fondamentalement, entrer en amitié avec soi-même, c’est aussi entrer en amitié avec tous ces gens-là, parce que si vous parvenez à avoir envers vous-même cette sorte d’honnêteté, de douceur et de bonté et à rester clair face à vous-même, ce sentiment de bienveillance peut s’étendre aux autres sans obstacle.

Ainsi, la base de la maitri, c’est nous-mêmes. Nous sommes ici pour apprendre à nous connaître et à nous étudier. La voie, la façon de le faire, notre principal véhicule sera la méditation, ainsi qu’un sentiment général de vigilance. Notre curiosité ne sera pas uniquement limitée à nous asseoir ici. Nous veillerons à maintenir ce sentiment d’être en vie, ouverts et curieux dans tout ce que nous faisons : traverser les corridors, aller aux toilettes, sortir dehors, préparer les repas à la cuisine ou parler aux copains, etc. Il se peut que nous fassions l’expérience de ce qui est décrit traditionnellement comme le fruit de la maitri : une sorte d’entrain, d’enjouement.

J’espère donc que nous passerons un bon mois ici et que nous apprendrons à nous connaître et à devenir plus enjoués et non plus sinistres.

La douceur

Si nous ne mettions l’accent que sur la précision, notre méditation pourrait devenir assez dure et militante. Elle pourrait avoir tendance à être trop dirigée vers un but. Nous insistons donc aussi sur la douceur. Il est très utile de cultiver une sensation de détente lorsqu’on pratique la méditation. Je pense que, au fur et à mesure que l’on devient plus attentif, conscient et éveillé, on commence à remarquer que son ventre a tendance à être très crispé et ses épaules très tendues. C’est une aide considérable que de s’en apercevoir et de détendre volontairement son ventre, ses épaules et son cou. Si vous avez des difficultés à vous détendre, contentez-vous de vous y appliquer petit à petit, avec douceur et patience.

Quand le souffle sort, non seulement il fait mûrir la précision de notre esprit, mais il met aussi en évidence cette qualité de douceur, cette qualité de cœur ou chaleur et cette bienveillance, parce que l’attention portée au souffle est très douce. Si l’on pratiquait une technique qui dise : « Concentrez-vous sur l’expiration, portez cent pour cent de votre attention sur l’expiration » (et il existe de telles techniques qui sont très bénéfiques), alors on cultiverait la précision mais non la douceur. Comme cette technique fait mûrir non seulement la précision mais aussi la douceur, l’instruction propose de porter seulement vingt-cinq pour cent de l’attention sur l’expiration, ce qui est vraiment très peu. La vérité dans tout ça c’est que si l’on se concentre sur l’expiration et seulement sur elle, on n’est conscient ni de la personne assise à côté de soi, ni des lumières qui s’allument et s’éteignent, ni du bruit de l’océan. Cependant, comme, dans cette technique, nous gardons les yeux ouverts, que notre regard n’est pas fixe et que l’essentiel de la pratique est l’ouverture, même si l’on est conscient de l’expiration, on ne bloque pas pour autant tout ce qui se produit d’autre. Ainsi, seulement vingt-cinq pour cent de l’attention est porté sur l’expiration. Pour le reste, l’attention est plus diffuse : c’est simplement le fait qu’on est en vie dans cette salle, avec tout ce qui s’y passe. C’est pourquoi nous donnons l’instruction : « Soyez conscient de votre expiration, suivez votre expiration », et c’est ce que nous faisons. Mais l’instruction de ne porter que vingt-cinq pour cent de l’attention sur le souffle met en évidence l’idée qu’il ne s’agit pas d’une pratique de concentration – il y a un très léger contact avec le souffle qui sort. Touchez le souffle et détachez-vous-en. Ce toucher est à la fois précision et douceur. Touchez-le très doucement et laissez-le passer.

Si l’objet de méditation était quelque chose de concret, quelque chose de solide que l’on puisse saisir – une image, une statue, un point sur le sol ou une bougie – notre méditation serait beaucoup plus un exercice de concentration. Mais le souffle est insaisissable ; même si on voulait lui consacrer cent pour cent de son attention, ce serait difficile parce qu’il est tellement éphémère, léger, impalpable et spacieux. Comme objet de méditation il donne un sentiment de légèreté et de douceur. C’est comme être attentif à une brise légère, mais ici il s’agit de notre expiration ordinaire et naturelle. On dit de cette technique qui utilise le souffle qu’elle est sans but. On ne la fait pas pour accomplir autre chose qu’être pleinement présent. Etre pleinement présent n’est pas quelque chose qui se produit une fois pour toutes ; c’est être éveillé au flux et au reflux, au mouvement et à la création de la vie, être sensible au processus de la vie elle-même. Il y a aussi une douceur là. Il ne serait pas très doux d’être censé poursuivre un but, comme « pas de pensées ». On devrait beaucoup lutter pour se débarrasser de toutes ces pensées et, de toute façon, on ne pourrait probablement pas y arriver. Le fait qu’il n’y ait pas de but augmente encore la douceur.

L’instant où l’on étiquette ses pensées « penser » est probablement le point crucial de cette technique où l’on cultive douceur, sympathie et bienveillance. Rinpoché avait l’habitude de dire : « Remarquez le ton de votre voix lorsque vous dites : « Penser ». Il se pourrait qu’il soit vraiment dur, mais en fait c’est seulement un euphémisme pour : « Sapristi ! Tu étais encore en train de penser, bon sang de Dieu, espèce de crétin. » Vous pourriez vouloir vraiment dire : « Imbécile, méditant lamentable, tu n’as aucun espoir d’y arriver. » Mais il ne s’agit pas du tout de cela. Tout ce qui est arrivé c’est que vous l’avez remarqué. Excellent, vous l’avez vraiment remarqué ! Vous avez observé que l’esprit n’arrête pas de penser et c’est merveilleux que vous l’ayez vu. L’ayant vu, laissez partir vos pensées. Dites : « Penser ». Si vous remarquez que vous êtes dur, dites-le à nouveau uniquement pour cultiver l’impression que vous pourriez vous le dire avec douceur et bienveillance, en d’autres termes que, dans votre vie, vous vous efforcez de ne pas porter de jugements. Vous ne vous critiquez pas, vous voyez seulement ce qui est avec précision et douceur et vous voyez le fait de penser comme fait de penser. C’est ainsi que cette technique cultive la précision, mais aussi la douceur et un sentiment de chaleur envers soi-même. L’honnêteté de la précision et la bonté que renferme cette douceur sont les caractéristiques du lien d’amitié créé avec soi-même. Aussi, pendant cette période, tout en étant aussi précis que vous le pouvez, insistez sur la douceur. Si vous sentez votre corps se tendre, détendez-le. Si vous sentez votre esprit se tendre, détendez-le. Sentez l’expansion de votre souffle dans l’espace. Quand des pensées émergent, touchez-les très légèrement, comme une plume qui effleure une bulle. Laissez tout cela être doux et tendre, mais en même temps précis.

Le lâcher-prise

Le troisième aspect de la technique est l’ouverture ou le lâcher-prise. Cette technique, qui semble simple, nous aide à redécouvrir la capacité que nous possédons déjà de nous ouvrir au-delà de notre étroitesse d’esprit et d’abandonner toutes sortes de fixations ou de vues bornées. La précision et la douceur sont, en quelque sorte, tangibles. On peut faire un effort pour être plus précis avec le souffle ou l’étiquetage. On peut détendre son ventre, ses épaules, son corps et on peut être plus doux avec l’expiration et plus aimable quand on étiquette les pensées. Mais il n’est pas tellement facile de lâcher prise : c’est plutôt le résultat du travail de la précision et de la douceur. Autrement dit, la capacité de lâcher prise.

La satisfaction

Il est très utile de se rendre compte qu’être ici, soit pour s’asseoir en posture de méditation, soit pour accomplir les actions simples de la vie de tous les jours, telles que travailler, marcher dehors, parler aux gens, se baigner, utiliser les toilettes et manger, est en fait tout ce dont on a besoin pour être pleinement éveillé, pleinement en vie, pleinement humain. Il est également utile de nous rendre compte que ce corps que nous avons, rien que ce corps assis à cet instant précis sur le plancher de la salle de méditation, rien que ce corps qui a peut-être mal parce que c’est seulement le deuxième jour du dathune, et cet esprit qui est le nôtre en ce moment même, sont précisément ce dont nous avons besoin pour être pleinement humains, pleinement éveillés et pleinement vivants. De plus, les émotions que nous ressentons à cet instant même, les aspects négatifs ou positifs, sont, en fait, ce dont nous avons véritablement besoin. C’est exactement comme si nous avions regardé autour de nous pour découvrir ce que serait la plus grande richesse que nous puissions posséder afin de vivre une vie convenable, bonne, complètement satisfaisante, pleine d’énergie, inspirée, et que nous trouvions tout cela ici même.

Être satisfaits de ce que nous avons déjà est une clef d’or magique pour vivre pleinement, libres et de manière inspirée. L’un des obstacles majeurs à ce qu’on appelle traditionnellement l’éveil est le ressentiment, se sentir floué, en vouloir à la personne que l’on est, au lieu où l’on se trouve ou à ce qu’on est. C’est pour ça que nous parlons tant de nous lier d’amitié avec nous-mêmes, car, pour une raison ou une autre, nous ne ressentons pas ce type de satisfaction de manière pleine et complète. La méditation est un processus de détente ; il s’agit de faire confiance à ce qui est fondamentalement bon dans ce que nous avons et chez la personne que nous sommes et de prendre conscience du fait que toute sagesse réelle existe au sein de ce que nous avons déjà. Notre sagesse s’entremêle totalement avec ce que nous appelons notre névrose. Nos côtés – brillant, juteux, piquant – s’entremêlent à notre folie et à notre confusion et c’est pourquoi cela n’arrange rien de chercher à nous débarrasser de nos prétendus aspects négatifs, car, ce faisant, nous laissons tomber ce qui est fondamentalement merveilleux en nous. Nous pouvons mener notre vie de façon à devenir plus éveillé à la personne que nous sommes et à ce que nous faisons, au lieu d’essayer d’améliorer, de modifier, ou de chercher à mettre au rancart l’être que nous sommes ou ce que nous faisons. S’éveiller c’est la clef. Il faut devenir plus alerte, plus intéressé et plus curieux envers nous-mêmes.

Lorsque nous méditons, nous explorons tout simplement l’humanité et la totalité de la création sous notre propre forme. Nous pouvons devenir le plus grand expert du monde sur plusieurs plans, le spécialiste en colère, en jalousie, en dénigrement de soi, aussi bien qu’en joie, en clarté et en intuition. Tout ce que les êtres humains ressentent, nous le ressentons. Du seul fait de nous connaître tels que nous sommes, nous pouvons devenir extrêmement avisés et sensibles à l’humanité entière et à la totalité de l’univers.

Nous sommes à nouveau en train de parler de la bienveillance, d’une manière légèrement différente. Le fondement de la bienveillance est ce sentiment de satisfaction envers ce que nous sommes et ce que nous avons. La voie a quelque chose qui tient de l’émerveillement ; c’est redevenir un enfant de deux ou trois ans, vouloir connaître toutes les choses inconnaissables, commencer à s’interroger sur tout. Nous savons que nous ne parviendrons jamais vraiment à trouver les réponses car ce genre de questions provient d’un appétit et d’une passion pour la vie ; ces interrogations n’ont rien à voir avec le fait de résoudre quoi que ce soit, ou de tout ficeler en un joli petit paquet. Cette sorte de questionnement est le voyage lui-même. Il porte fruit lorsque nous commençons à nous rendre compte de notre parenté avec l’humanité tout entière. Nous comprenons que nous sommes pour quelque chose dans tout ce que possède chaque personne et dans tout ce qu’elle est. Ce voyage, qui consiste à entrer en amitié avec nous-mêmes, n’a rien d’un acte d’égoïste. Nous n’essayons pas de garder toutes les bonnes choses pour nous. Dans cette démarche, on cherche à cultiver la bienveillance et à vraiment comprendre autrui.

Extrait de « Entrer en amitié avec soi-même », Pema Chödrön © Ed. La table ronde

Pema Chödrön, moniale bouddhiste américaine, est l’une des principales disciples de Chögyam Trungpa Rinpoché qui lui a confié, en 1986, la direction de l’Abbaye de Gampo, monastère bouddhiste situé au Canada (Nouvelle-Ecosse).

 

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