S’ouvrir à la sensation

Tarthang Tulkou

C’est en intégrant ensemble notre corps, notre esprit et nos sens, que nous pourrons véritablement établir un équilibre intérieur et une détente harmonieuse en allant au-delà de la forme physique, en ouvrant complètement tous les sens…

Au lieu de ressentir en nous-mêmes la confiance, nous cherchons perpétuellement à l’extérieur l’approbation et la satisfaction. Même constamment déçus, nous continuons à chercher le bonheur et à vouloir le saisir. Nous nous divertissons – sorties, boisson, sexe, café, cigarettes ou autre chose – mais ces plaisirs n’apportent qu’une satisfaction temporaire, c’est comme vouloir se nourrir de barbe à papa. Ce genre de plaisirs extérieurs ne peut que mener à un cycle interminable de besoins. Ils ressemblent à l’arbre à poison : la démangeaison est momentanément calmée, mais le poison finit par se répandre dans tout le corps.

La véritable satisfaction ne se trouve que dans notre cœur, où demeurent la paix et une beauté subtile, extatique. Là, en intégrant ensemble notre corps, notre esprit et nos sens, nous pouvons établir intérieurement l’équilibre et l’harmonie. Cet équilibre intérieur reste alors avec nous dans tout ce que nous faisons.

Nos problèmes sont dans notre tête et notre cœur ; et les solutions de nos problèmes sont là aussi. Nous avons des problèmes parce que nous ne laissons pas notre cœur et notre tête bien œuvrer ensemble – c’est comme s’ils vivaient dans deux mondes différents… ils ne communiquent pas l’un avec l’autre, ne répondent pas réciproquement à leurs besoins. Et quand le corps et l’esprit ne sont pas sensibles l’un à l’autre, il ne peut y avoir aucune base réelle de satisfaction. Le pont entre corps et esprit est fourni par les sens ; certains sont davantage en relation avec le corps, d’autres davantage avec l’esprit. A cause de cette ambivalence, les sens ont la faculté d’aider le corps et l’esprit à œuvrer naturellement ensemble.

Mais d’abord, nous devons reconnaître nos sens et en faire profondément l’expérience. Les plaisirs extérieurs, dont nous pensions qu’ils cultiveraient nos sens, les ont en fait émoussés parce que nous n’en avons pas tiré pleinement parti. D’habitude, nous passons d’une expérience à une autre avant de savoir ce que nous ressentons ; nous sommes à peine capables de sentir ce dont nous faisons l’expérience. Nous ne donnons pas à nos sens le temps de développer une expérience, nous ne permettons pas au corps et à l’esprit d’assimiler nos sensations.

Les sens sont des filtres à travers lesquels nous percevons notre monde ; lorsque ils sont émoussés, nous ne pouvons pas ressentir la richesse de la vie, ni approcher le vrai bonheur. Pour toucher nos sens, nous devons contacter les sensations de l’expérience vécue. Nous avons besoin de ralentir, d’entendre et sentir les nuances et les vibrations que nos sensations essaient de nous communiquer ; nous pouvons alors apprendre comment toucher – toucher rudement, toucher doucement. Chaque sens possède des propriétés physiques, mais souvent nous n’en sommes pas totalement conscients. On peut commencer à augmenter cette conscience des sens en apprenant à se détendre et à être plus ouverts.

Nos sens sont nourris quand nous devenons calmes et détendus. Il est possible de ressentir chaque sens, de savourer son essence. Pour y arriver, effleurez un aspect des sens, puis laissez la sensation s’approfondir. A mesure que nous avançons vers un niveau toujours plus profond, nous pouvons rendre plus intenses les valeurs et la satisfaction qui se trouvent là disponibles et en jouir. Des organismes différents ont des structures différentes, et de même nos sens. Il existe plusieurs niveaux dans notre expérience sensorielle ; des niveaux qui se révéleront quand nous serons détendus, attentifs et sans précipitation.

La méditation, qui nous encourage à développer une qualité d’écoute, une attitude pleine de vitalité, offre un moyen d’explorer ces niveaux. Avec l’attention vigilante et la concentration comme Instruments, nous apprenons à extirper la tension et à laisser notre énergie circuler dans tout le corps. La vraie détente signifie plus que passer un bon moment ou simplement se reposer ; c’est aller au-delà de la forme physique et ouvrir complètement tous les sens. Faire cette expérience, c’est prendre une véritable douche revigorante dans notre cœur.

Pour favoriser cette ouverture et cette relaxation, visualisons un vaste espace ouvert, en pensant que tous les objets extérieurs, ainsi que notre propre corps, font partie de cet espace, tous présents dans l’instant immédiat. Finalement, aucune barrière ne subsiste. Ce qu’il reste, c’est une conscience supérieure, vivante et apaisante, qui nous prodigue chaleur et nourriture.

Nous pouvons demeurer dans cet espace aussi longtemps que nous souhaitons, sans nécessité de concentrer ou fixer notre attention sur quoi que ce soit. Tout ce que nous devons apporter à la méditation, c’est nous-mêmes, car notre corps et notre esprit sont les fondements de la méditation. Le souffle, sorte de coordinateur du corps et de l’esprit, est l’essence d’existence qui les intègre ensemble.

A mesure que nous méditons, la respiration se fait calme et régulière, le corps se relaxe, toute l’énergie du corps et de l’esprit devient vivante. Ceci favorise une attitude mentale positive : quand le corps et le souffle sont stables, il est plus facile de détendre l’esprit et de calmer les émotions.

C’est utile de considérer le corps comme l’ancre des sens et de l’esprit ; tous ces aspects sont mutuellement reliés. Sentez votre corps physique tout entier. Laissez votre respiration devenir calme et détendue. Quand le corps et le souffle sont très tranquilles, vous pouvez percevoir une sensation très légère, presque comme si on volait, qui porte avec elle quelque chose de frais, de vivant. Ouvrez toutes vos cellules, même toutes les molécules qui constituent votre corps, déployez-les comme des pétales. Ne retenez rien : ouvrez plus que votre cœur ; ouvrez votre corps tout entier, chacun de ses atomes. Une belle expérience peut alors venir, d’une qualité particulière à laquelle vous avez la possibilité de revenir continuellement, une qualité qui vous apaise et vous soutient.

Quand vous entrez ainsi en contact avec votre nature intérieure, tout devient silencieux. Le corps et l’esprit fusionnent en pure énergie ; vous devenez réellement unifié. Des bienfaits considérables découlent de cette unité, dont une grande Joie, une sensibilité très fine. L’énergie Jaillit grâce à cette ouverture, guérit et nourrit les sens, qui s’emplissent de sensation, s’ouvrent comme des fleurs.

Quand notre corps et notre esprit deviennent un, nous pouvons comprendre le silence et la vacuité ; nous connaissons la satisfaction parce que notre vie est équilibrée. Les racines de notre tension sont coupées : notre conflit intérieur cesse ; nous ressentons la paix, la plénitude.

Plus nous explorons l’intensification des sens, plus nous découvrons une grande profondeur dans nos sensations. Elles deviennent plus riches, tissées de nuances subtiles, profondément joyeuses. Nous n’avons pas besoin d’apprendre des techniques exotiques pour enrichir notre vie. Une fois que nous contactons en nous cette sensation élevée, elle nous porte à travers la vie de tous les jours – marcher, travailler, tout ce que l’on fait. La pratique quotidienne signifie simplement que nous persévérons dans l’effort de développer le plus possible notre équilibre intérieur, partout où nous sommes et en toute activité.

Progressivement, nous intégrons cette sensation à nos pensées et à notre conscience. C’est une sorte d’épice qui donne de la saveur à notre vie. Corps, esprit et sens deviennent extrêmement vivants, comme s’ils possédaient chacun une intelligence naturelle. Même des changements physiologiques peuvent avoir lieu. Jouissez donc de cette vivacité dans laquelle chaque moment est comme une nouvelle naissance ; appréciez-la et ayez confiance.

Nous pouvons explorer la texture veloutée de nos sentiments profonds, entrer en contact avec un niveau encore plus subtil de beauté dans notre corps et nos sens. Dans l’espace ouvert de la méditation, on peut trouver une Joie infinie et une félicité parfaite. On commence à ressentir une nouvelle sorte d’honnêteté, une énergie vitale qui vient d’une vraie compréhension de soi, d’une attitude sincèrement ouverte et directe. c’est un processus dynamique, vivant, qui s’étend bien plus en profondeur que les phénomènes extérieurs.

Une fois découverte cette force de vitalité, qui est L’essence de la conscience présente, nous constatons que notre corps devient en fait un canal par lequel nous sommes capables de communiquer avec un niveau supérieur de conscience en nous-mêmes. Nous aurons peut-être encore des problèmes dans la vie, mais la joie et la force intérieure nous fortifieront contre les déceptions. Nous savons que les actes et les attitudes des autres ne peuvent causer la perte de cette beauté et ces directives intérieures. Pouvoir compter sur soi-même grâce à une connaissance plus intime de sa nature profonde c’est un fondement solide, une source réelle de nourriture et de bonheur durable.

Apprendre ainsi est artistique et beau ; cela nous permet d’atteindre un équilibre du corps et de l’esprit, de vivre en harmonie avec les autres de donner plus de sens à notre vie à tous les niveaux. Quand nous vivons ainsi, les résultats se reflètent non seulement dans notre propre vie mais dans le monde.

Extrait de « L’ouverture de l’esprit » de Tarthang Tulkou © Ed. Dervy

Tarthang Tulkou est un lama tibétain réfugié aux Etats-Unis. Enseignant le bouddhisme à l’université depuis plus de vingt ans, il a su allier sa formation traditionnelle avec l’expérience acquise en travaillant avec les occidentaux. Ses deux livres, L’ouverture de l’esprit et L’art intérieur du travail ont été inscrits dans de nombreux programmes universitaires américains.

 

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