La Sensitivité

Lama Denys Rinpoché

La compréhension de notre expérience habituelle : « moi ici » peut nous mener à la vie fondamentale. La voie du Bouddha consiste ainsi à entrer dans la vie authentique. L’ouverture des sens se vit dans cette direction. C’est la sortie du cocon, sa dissolution et dans celle-ci l’entrée dans l’expérience primordiale, l’expérience éveillée.

Le cocon et l’ouverture des sens

La voie du Bouddha est très pragmatique, pratique, elle part de notre expérience, là où nous sommes, « moi ici ». La compréhension de cette expérience de « moi ici » conduit à une guérison de l’expérience qui est une guérison dans la santé fondamentale, la vie fondamentale. La voie du Bouddha consiste ainsi à entrer dans la vie authentique, la vie de la santé fondamentale.

Nous vivons habituellement dans une sorte de cocon dans lequel nous répétons de façon stéréotypée, plus ou moins névrotique, des comportements habituels, réactionnels. Cette situation devient finalement réellement claustrophobe : ça tourne en rond, en une espèce de manège, avec différents animaux ou personnages que l’on chevauche à tour de rôle. – C’est le samsara.

Ce cocon est notre monde habituel. La voie de la délivrance qu’a montrée le Bouddha est la pratique de l’ouverture. C’est le courage d’ouvrir ce cocon, de s’ouvrir à une vision plus large, à de l’air frais et vif. Lorsque nous parlons d’ouverture, c’est bien sûr l’ouverture mentale au-delà des fixations, mais aussi et surtout c’est l’ouverture des sens, ouvrir les sens est entrer dans la sensitivité des sens, une sensualité libre d’attachements mentaux. C’est l’essence des sens ! (rires)

« Moi ici » est l’expérience habituelle de « moi » qui expérimente « ici », « mon monde », ce qui est ici : je regarde ce qui est ici, j’écoute ce qui se dit ici, dans l’instant. Cette expérience habituelle est celle d’un observateur-sujet qui expérimente les choses, les objets de son monde. C’est bien sûr normal, habituel et c’est très bien, mais ce n’est qu’un niveau superficiel d’expérience. Il est une expérience profonde qui dans l’ouverture des sens se laissant aller pleinement en l’expérience, est une participation totale à celle-ci ; ce n’est plus tant « je te regarde », que « ça voit » (rire). Ce que j’essaye de faire sentir est que, dans un relâchement de l’observateur-sujet, notre esprit entre dans la texture de l’expérience, dans sa chair vivante ; l’esprit s’incarne dans l’expérience qui est vivante, vive, dynamique, pleine.

L’ouverture des sens se vit dans cette direction. Le cocon est la situation habituelle observateur/observé, celle du sujet-moi avec toutes les relations que j’entretiens avec les objets de mon monde. L’ouverture des sens est la sortie du cocon, sa dissolution et dans celle-ci l’entrée dans l’expérience primordiale, l’expérience éveillée.

L’expérience assise

Lorsque nous sommes « moi ici » dans cette situation de l’instant, il est possible de nous relâcher dans l’expérience de la situation, de nous y relaxer, en quelque sorte, comme l’on se libère : relaxer un prisonnier, c’est le libérer. Nous relaxons notre prisonnier intérieur… Nous nous laissons nous relâcher. C’est l’expérience assise. C’est le moment pendant lequel l’on pose son séant, confortablement, dans une posture digne. Ce n’est pas une position avachie, effondrée, sinistrosée, mais une position bienséante et de vie digne et courageuse. Et dans cette position de vie, détendu, « je me laisse me libérer de moi dans les sens », « on se laisse se libérer de soi dans les sens ».

Bien posé dans son corps, faisant corps avec son corps. L’oiseau mental ne perche pas dans la tête, il peut descendre de son perchoir, il choit (rire). C’est « le savoir choir » (rires). La pratique de l’expérience profonde est le savoir choir, au sens de savoir s’abandonner dans le corps de l’expérience. Dans le corps de l’expérience est le corps physique, depuis la pointe du nez, des pommettes et des oreilles, jusqu’à celle du petit orteil de chaque pied en passant par tout ce qui est entre les deux (rires). Donc c’est faire corps avec le corps de l’expérience de tous les sens, dans tous les sens ! On parle alors du corps total, du corps de toute expérience ou d’expérience globale.

Il est important de comprendre que l’expérience profonde qui se développe dans ce que l’on nomme la méditation, est une ouverture des sens, l’ouverture du cocon dont nous avons parlé précédemment. C’est le passage d’un monde plus ou moins obscur, enténébré, ennuagé, à un monde lumineux, clair et brillant, ce que la tradition nomme « Lumière primordiale », ou Claire lumière.

Dans l’expérience assise, on entre en contact avec soi-même et avec son monde, on entre dans l’expérience de son corps et du corps de son expérience. Cette expérience profonde est la situation d’apprentissage de la vie qui se vit à chaque instant.

Cette expérience profonde en laquelle se vit la vie authentique se découvre dans le courage d’abandonner le cocon de notre bulle individuelle, habituelle ; dans le courage d’oser l’ouverture, d’oser ouvrir les sens, dans tous les sens. L’expérience assise est une réconciliation avec soi-même et avec son monde. C’est pardonner, faire la paix, entrer en amitié avec soi, c’est une attitude de non-violence, et en ce sens, de douceur fondamentale. C’est un sourire intérieur, un doux sourire de bienveillance et de douceur posé sur soi, un sourire à son corps, à ses organes, un sourire à son expérience, un sourire au monde. C’est le sourire du Bouddha, un sourire du cœur, de tendresse, de compassion et de sensibilité.

Les sens de la vie

La vie peut avoir beaucoup de sens raisonnés, mais, avant les raisonnements est un « bon sens fondamental » qui participe de la vie primordiale. C’est le sens de la sensorialité immédiate et de ce « sens » primordial procèdent, émergent et dérivent les sens raisonnés. C’est de ce « sens » primordial que les sens secondaires tiennent leur validité, – « Does it make sense ? » comme disent nos cousins britanniques. Il est intéressant de remarquer que sens a le sens de sens comme signification ou sensation. Ainsi, le sens de la vie est au-delà des sens raisonnés, dans l’essence des sens. Ce que je suggère est qu’entrer ainsi « chez soi », dans cette expérience primordiale, immédiate et instantanée, est aussi au plus profond le vrai sens de la vie.

Marcher en la terre pure

Réintégrer ou rentrer en l’expérience primordiale est réintégrer le terrain primordial, la terre d’éveil ou terre promise. La terre pure se vit comme instantanéité. Ainsi, la marche “méditative” consiste à marcher en la terre pure du terrain primordial, dans cette instantanéité, immédiateté, et dans son émerveillement, contemplant les riches qualités de la terre pure. Chaque expérience y est instantanément neuve. Et marchant ainsi avec le souffle, laissant respirer, on communie à l’atmosphère et à l’ambiance, dans l’ouverture des sens. L’état d’éveil est celui en lequel corps et esprit sont parfaitement synchronisés, ne sont pas deux. L’esprit fait alors corps avec la situation, avec l’expérience de l’instant. L’esprit fait corps avec les sens et c’est l’état de simple présence. Esprit et sens sont un même corps.

La parfaite expérience des sens est nommée « corps d’expérience parfaite », sambhogakaya, en sanscrit. C’est le corps de cette expérience globale dans la perfection de ses qualités, à laquelle rien ne manque. Ce corps est aussi dit corps de jouissance, une jouissance de la sensorialité libérée de toute fixation. L’obstacle et le problème à la pleine jouissance des sens est la possessivité, l’appropriation, l’attachement. Donc, de ce point de vue l’expérience du corps de jouissance est la voie du non-attachement aux sens. La voie du non-attachement aux sens est profondément celle de la jouissance des sens.

L’entrée dans la vie sacrée

L’expérience profonde, cette expérience de cœur, de sensibilité ouverte, ou de sensitivité dont nous avons parlé est tout le contraire d’un repli, d’un renfermement. C’est une ouverture sensible qui est appréciation de notre monde et de ce que nous sommes – les deux s’interpénétrant – c’est une appréciation de la bonté fondamentale. Confiance et courage permettent d’oser s’ouvrir à cette bonté fondamentale et à ses ressources. Dans l’ouverture c’est la parfaite expérience de tout l’environnement, dans l’intensité des sens, une expérience vive, claire, brillante et dynamique.

L’expérience profonde est chaque expérience des sens vécue dans sa qualité pleine, complète et première de sensitivité. Chaque instant de vie vécu en cet état est ainsi expérience profonde, et cette expérience profonde est toute une vision et une appréciation de la vie, on pourrait dire “un art de vivre”, au sens de vivre une vie authentique, une vie pleine qui ne soit pas confinée dans le cocon des tendances habituelles et de leur manège routinier – c’est la vie sacrée, éveillée.

Bonté fondamentale est synonyme de nature de Bouddha. C’est ce qu’il y a de bon, de sain, au plus profond de soi. Nous nommons cette bonté fondamentale, nature de Bouddha, ou de Dieu, ce qui n’implique pas forcément le sens créateur monothéiste. C’est aussi simplement notre nature authentique, primordiale. La bonté fondamentale est la sensibilité-sensitivité de l’expérience d’ouverture sans blocage. Bonté fondamentale et sensitivité sont deux façons de parler d’une même expérience. Notre bonté fondamentale habite dans cette sensitivité, et au cœur de la sensitivité est la bonté fondamentale – elles sont la grande compassion.

La sensitivité nous éveille au monde et éveille notre monde par l’harmonisation naturelle avec ce qu’il y a d’intrinsèquement bon dans la vie. Il y a ici une procession de la bonté qui est en soi à ce qui se vit comme bon. La vaillance d’un bodhisattva est le courage d’être ce que l’on est vraiment, profondément, de s’ouvrir à son cœur et à son intelligence. C’est un courageux, un guerrier sacré qui a le courage, la non-peur, de vivre l’ouverture, de vivre dans l’ouverture des sens, dans l’ouverture du cœur, dans la sensitivité de la grande compassion.

Les vaillants sont ceux qui ont le courage d’ouvrir leur cocon pour entrer dans le courant et la continuité de la vie profonde qui est “écosacrée” c’est-à-dire une économie et écologie de vie s’enracinant dans l’expérience profonde. C’est une attitude courageuse de service de la vie, de l’éveil, avec des applications quotidiennes, concrètes dans ce qui se vit chaque jour et à chaque instant. C’est aussi la manière locale et première de concourir à l’émergence d’une société viable et éveillée, d’une société de vie sacrée.

Question :

– Y a-t-il des méthodes de développement sensoriel, de la sensitivité, de l’éveil du cœur ?

Oui, de nombreuses comme la méditation assise, marchée ou différents exercices d’éveil des sens. Le visuel et l’auditif sont nos champs sensoriels distants. Connaître des objets, des choses lointaines, se fait par la vue ou l’audition. L’odorat, et surtout le toucher, sont naturellement des sens de proximité, de contact. Les exercices d’éveil des sens ont en commun la présence profonde dans les sens. Il y a différentes façons de favoriser celle-ci : dans la nue contemplation d’une fleur, ou l’exercice du verre divin (rire). C’est un exercice qui consiste à expérimenter pleinement un verre de bon vin : le contempler… Il a une robe, une transparence, une fragrance, un bouquet, un parfum et un goût… Si l’on fait tinter le verre, il a même un son (rire). Il y a beaucoup d’exercices pour développer la sensitivité des différents sens.

Le repas, par exemple, est un moment sacré, d’expérience de saveur, et il est bon de manger présent, ouvert au sens du goût, avec bon goût, en goûtant bien, en toutes circonstances. Le repas est le moment de l’incorporation de la nourriture qui nourrit la vie en soi, c’est une offrande à la vie sacrée, à la nature de Bouddha qu vit en soi.

Généralement tout ce qui est fait dans la pleine vigilance, est exercice d’ouverture des sens. Vivre dans l’ouverture des sens, c’est vivre dans la pleine vigilance, dans un état vigile de lucidité ouverte.

– Pourquoi dans beaucoup de groupes dits spirituels a-t-on tendance à rejeter le corps physique ?

Le Dharma, la voie du Bouddha, n’est pas une spiritualité à proprement parler. On hésiterait aussi à le dire une “corporéité” ou une “matérialité”. C’est une voie du milieu ; il y a deux extrêmes : le corps et l’esprit, la matière et l’esprit, il y a l’extrême matérialiste et l’extrême spiritualiste. Les matérialistes excluent et ignorent les spiritualistes, et les spiritualistes le leur rendent bien. C’est ainsi que les spiritualistes ont tendance à occulter le corps. Il est important de ne pas partir dans cette dérive spiritualiste et de vivre l’esprit incorporé. Il n’y a pas de corps sans esprit ni d’esprit sans corps ; ils sont interdépendants.

C’est difficile de vivre cette expérience profonde quand on fait plein de choses en même temps, comment cela peut-il être possible ?

L’attention vigile nous apprend à ne pas faire plusieurs choses en même temps mais successivement, une chose à la fois, même si plusieurs se succèdent rapidement. Cette vigilance est une vision et une expérience nouvelle de notre environnement. Elle est une réceptivité à l’environnement et une participation à celui-ci, une attention à chaque détail de la vie quotidienne, une vigilance et une appréciation de chaque instant. Ce n’est pas une surveillance, mais une vigilance des sens, on peut entendre « d’essence », comme essentiel. L’expérience s’enracine ainsi dans l’environnement et l’énergie de vie circule de son chez soi fondamental à son expérience habituelle, c’est une sorte de reconnexion.

Nous commençons par l’expérience de la méditation assise qui est ouverture des sens. Et il ne s’agit pas particulièrement “d’ouvrir” activement les sens : les sens sont naturellement ouverts, pour autant qu’on ne les ferme pas. Donc, on se relâche pour les laisser s’ouvrir naturellement dans cette expérience de repos, qui est shamatha ; et l’intelligence de l’état est vipashyana… avec aussi cette question fondamentale : “Dans cet état, qui-quoi expérience ?” Pratiquant cette question et sa quête puis la laissant tomber subitement, comme fait un koan, se sent l’essence, se comprend vipashyana – la claire vision.

Comment vivre quotidiennement avec son corps, être bien dans sa peau, et comment être bien « chez soi ? »

Être bien dans sa peau commence en étant déjà bien dans sa peau charnelle, en intégrant sa peau, c’est-à-dire son corps. C’est “être ce que l’on est” et “être bien comme on est”. Alors déjà “ça va bien”. Etre bien dans sa peau, dans son corps, dans ses corps vient d’une confiance en ce que les choses sont fondamentalement bonnes, elles procèdent de la vie qui est fondamentalement bonne. C’est en l’expérience primordiale de l’éveil que l’on est ultimement bien dans la peau de son expérience.

– L’instinct humain veut que l’on s’attache à quelqu’un d’autre, aux choses ; comment pratiquer le non-attachement ?

Hunn. En vivant la plénitude des sens ! (rires) Car la plénitude des sens est non-attachement. La voie du non-attachement est la voie de la pleine jouissance des sens. Mais le non-attachement se développe dans un cadre ordonné, dans un apprentissage, autrement, l’apprentissage de la jouissance des sens peut manquer de non-attachement, de même que le non-attachement peut manquer de jouissance des sens (rires). Il y a là un dosage. Et « remède ou poison, tout n’est que question de dosage ». (rire).

Extrait du séminaire « Le Cœur de la Voie du Bouddha » donné par Lama Denys en avril 1998 à l’Institut Karma Ling © Karma Ling

 

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