La magie ordinaire

Chögyam Trungpa

En règle générale, d’après notre expérience du monde, il n’est pas du tout évident de savoir qui mène qui. Plus nous nous débattons pour avoir le dessus, plus nous engendrons de la fébrilité et de l’agression pour surmonter les obstacles, et plus nous subissons le monde phénoménal. Ce dont il s’agit réellement est de dépasser complètement cette dualité. Il est possible d’entrer en contact avec une énergie par-delà la dualité, par-delà l’agression, une énergie qui n’est ni pour nous, ni contre nous. C’est l’énergie des dralas.

Les dralas ne sont ni des dieux, ni des esprits ; au fond ils constituent le lien entre la sagesse de notre être et la puissance des choses telles qu’elles sont. Si nous parvenons à rassembler ces deux choses, nous découvrons la magie qui existe en toutes choses. Mais il reste encore une question : qu’est ce qui nous permet d’établir ce lien ? Bien que la magie soit toujours disponible, qu’est-ce qui nous permet de la découvrir ? La définition de base de drala est « énergie au-delà de l’agression ». Le seul moyen d’entrer en contact avec cette énergie est de faire l’expérience d’un état de douceur en notre être. Ainsi, la découverte des dralas n’est pas l’effet d’une coïncidence. Pour que nous puissions établir un lien avec la magie fondamentale de la réalité, la douceur et l’ouverture doivent déjà exister en nous ; sans quoi, il n’y a aucun moyen de reconnaître, dans le monde, l’énergie de la non-agression, L’énergie des dralas. Aussi l’apprentissage du guerrier de Shambhala et sa discipline personnelle constituent-ils le fondement nécessaire pour faire l’expérience des dralas.

Le monde du soleil couchant, fondé sur la peur de soi et la peur de la mort, n’a aucun lien avec le principe de drala. La lâcheté et l’agression propres à la perspective du soleil couchant écartent toute possibilité de magie, toute possibilité de faire l’expérience de la réalité dans ce qu’elle a d’authentique et d’éclatant. Le contraire de cette perspective – et aussi le moyen d’invoquer les dralas – est de manifester la vision du Soleil du Grand Est. La vision du Soleil du Grand Est, dont nous avons déjà discuté dans la première partie, est l’expression de la véritable bonté humaine, qui réside non dans l’arrogance et l’agression, mais dans la douceur et l’ouverture. C’est la voie du guerrier.

L’essence de cette voie, de ce cheminement, est de transcender la lâcheté et de faire preuve de vaillance. Le meilleur moyen – le seul moyen, en fait – d’invoquer les dralas est de créer une atmosphère de vaillance. L’aspect fondamental de la vaillance consiste à être sans fausseté. Ici, le terme fausseté désigne l’illusion, la tendance à douter de nous-mêmes au point de nous couper de la vision du Soleil du Grand Est. Les dralas ne peuvent descendre sur notre existence que si nous avons préparé adéquatement le terrain ; la moindre illusion dissipera les dralas. Dans cet ordre d’idées, on peut dire que l’illusion est la magie du soleil couchant.

Habituellement, quand nous disons que quelqu’un est vaillant, nous voulons dire qu’il ne craint pas l’ennemi, qu’il est prêt à mourir pour une cause ou qu’il ne se laisse jamais intimider. La notion shambhalienne de la vaillance est tout à fait différente. Ici, la vaillance est le courage d’être : vivre dans le monde sans fausseté, en manifestant une bienveillance et une sollicitude sans bornes envers les autres. On serait en droit de se demander comment une telle attitude peut insuffler la magie dans notre vie. Selon l’idée courante de la magie, il s’agirait de conquérir les éléments, de transformer la terre en feu et le feu en eau, ou bien de voler dans les airs en faisant fi de la loi de la pesanteur. Mais la véritable magie est la magie de la réalité telle qu’elle est ; c’est la terre de la terre et l’eau de l’eau, c’est communiquer avec les éléments de manière à ce qu’ils fassent un avec nous, en un sens. En cultivant la vaillance, nous établissons un lien avec la qualité élémentaire de l’existence. La vaillance rehausse notre existence, elle met en relief l’authenticité et l’éclat de notre milieu ambiant et de notre être. Ainsi, nous entrons graduellement en contact avec la magie de la réalité, qui était, pour ainsi dire, toujours déjà là. Nous avons vraiment le pouvoir d’attirer la puissance, la force et la sagesse primordiale qui émanent du miroir cosmique.

A ce stade, nous prenons conscience que nous pouvons influer sur notre milieu afin que le principe de drala se reflète dans toutes les activités de notre vie. Nous découvrons que nous pouvons vraiment organiser notre vie de manière à magnétiser la magie, les dralas, de manière à manifester dans notre vie éclat et élégance. Cela se fait en trois temps, qui s’appellent les trois moyens d’invoquer les dralas.

En premier lieu, il y a l’invocation des dralas externes, de la magie dans l’environnement physique. Notre demeure peut être aussi exiguë et restreinte qu’un studio d’une seule pièce ou aussi vaste qu’un manoir ou un hôtel. La manière d’organiser et d’entretenir cet espace est d’une importance capitale. Si l’espace est chaotique et désordonné, il n’y a pas un drala qui voudra y entrer. Il ne s’agit pas de prendre des cours de décoration intérieure, ni de dépenser une fortune en meubles et tapis afin de créer un « environnement modèle ». Pour le guerrier, invoquer les dralas externes, c’est créer un environnement harmonieux, qui encourage à être plus conscient et plus attentif aux détails. Ainsi, le milieu physique favorise la discipline du guerrier. En outre, la manière dont nous organisons notre espace physique doit traduire un intérêt pour les autres, elle doit permettre le partage avec autrui au moyen d’une ambiance accueillante. Il ne s’agit pas de nous mettre en valeur par des attitudes affectées, mais au contraire de donner accès aux autres à notre monde. Une telle attitude doit déjà être en place avant qu’autre chose ne puisse se manifester. Autrement dit, quand nous commençons à exprimer la douceur et la précision dans notre environnement, alors l’éclat et la puissance véritables peuvent descendre sur cette situation. Par contre, si nous essayons de fabriquer cette présence à partir de notre propre ego, cela ne marchera jamais. Nous ne pouvons posséder la puissance et la magie de ce monde ; elles sont toujours à notre disposition, mais n’appartiennent à personne.

Il existe de nombreux exemples de l’invocation des dralas externes. J’ai lu, par exemple, que certains Indiens du sud-ouest des États-Unis font pousser des légumes dans le sable du désert. D’un point de vue objectif, le sol est totalement aride : si l’on y semait à la volée une poignée de graines, rien n’y pousserait. Pourtant les Indiens cultivent cette terre depuis des générations ; ils ont un attachement profond pour cette terre et prennent soin d’elle. Pour eux, cette terre est sacrée, et c’est pourquoi les plantes y poussent. C’est cela, la magie authentique. Lorsque nous considérons notre environnement comme sacré, les dralas se sentent attirés. Quand bien même nous vivrions dans une masure en pisé, avec un plancher en terre battue et une seule fenêtre, il suffirait de regarder cet espace comme sacré, d’en prendre soin avec notre cœur et notre esprit, pour qu’il soit un palais. (…)

Invoquer le principe de drala externe consiste, en somme, à organiser l’environnement pour qu’il devienne un espace sacré. Il faut tout d’abord organiser son propre environnement, son espace domestique, puis inclure éventuellement des environnements plus grands, comme une ville ou même tout un pays.

Ensuite, il y a l’invocation des dralas internes, c’est-à-dire les dralas du corps. Essentiellement, faire l’expérience des dralas internes consiste à sentir l’unité de son propre corps, au sens où la tête, les épaules, le torse, les bras, le sexe, les genoux et les orteils forment un ensemble harmonieux, un corps humain foncièrement bon. On n’éprouve aucun conflit entre la tête et les épaules, entre les orteils et les jambes, entre les différentes parties du corps. Peu importe que l’on commence à avoir des cheveux blancs, des rides sur le front et les mains qui tremblent, on a quand même la sensation que le corps est en forme, qu’il a une unité qui lui est propre. En regardant, on entend des sons ; en écoutant, on sent des odeurs ; en humant, on goûte des saveurs ; en savourant, on a des sensations tactiles. Toutes les perceptions sensorielles fonctionnent comme un ensemble, une seule bonté fondamentale, une seule expression de santé fondamentale.

Nous invoquons les dralas internes par le rapport que nous entretenons avec nos habitudes personnelles, par la façon de nous occuper des détails de l’habillement, du manger, du boire, du sommeil. Prenons pour exemple l’habillement : pour le guerrier, les vêtements constituent en fait une armure de discipline, qui le protège des attaques du monde du soleil couchant. Il ne s’agit pas de nous cacher derrière nos vêtements par peur de nous manifester comme un bon guerrier, mais plutôt de porter des vêtements convenables, des vêtements qui vont bien, des vêtements qui nous préservent de la désinvolture tout en nous conférant une grande dignité.

Parfois, quand nous portons des vêtements à notre taille, nous nous sentons un peu à l’étroit. Quand nous nous mettons en grande toilette, il se peut que nous soyons incommodés par le fait de porter un complet et une cravate, ou bien d’enfiler une jupe ou une robe trop justes. L’idée d’invoquer les dralas internes est de ne pas tomber dans le piège de la désinvolture. Le serrement que nous éprouvons de temps en temps au niveau du cou, de l’entrejambe ou de la ceinture sont, en règle générale, bon signe : il nous indique que les vêtements nous vont bien, mais que notre névrose n’est pas bien à l’aise dans ceux-ci. L’approche moderne est souvent libre et désinvolte, ce qui explique l’attrait des vêtements en fibres synthétiques. La tenue de ville nous donne une sensation de raideur et nous sommes tentés d’enlever cravate, veston ou chaussures afin de pouvoir nous laisser aller, mettre les pieds sur la table et agir librement, avec l’espoir qu’en même temps notre esprit se mettra lui aussi à agir librement. Au contraire : voilà qu’il se met à baver, il suinte et laisse s’échapper toutes sortes de détritus. Cette forme de détente ne nous offre aucune liberté réelle. C’est pourquoi le port de vêtements qui vont bien est comme une armure pour le guerrier. Notre façon de nous habiller peut réellement invoquer un sentiment d’élévation et de grâce.

Les dralas internes se manifestent également par une attitude correcte par rapport à la nourriture, par l’intérêt que l’on porte à son alimentation. Il ne s’agit pas nécessairement d’être toujours à la recherche des mets les plus délicats, mais de prendre le temps qu’il faut pour organiser de bons repas nourrissants, de prendre plaisir à faire la cuisine, à manger, à ranger et à mettre de côté les restes. Un autre moyen d’invoquer les dralas internes est d’être plus attentif à l’usage qu’on fait de sa bouche. La bouche sert à ingérer de la nourriture, à ingurgiter des liquides et à fumer des cigarettes. C’est comme si la bouche était un grand trou, une grande poubelle : on y fait entrer toutes sortes de choses. La bouche est la plus grande porte : c’est par elle qu’on parle, qu’on sanglote ou qu’on embrasse. On utilise à tel point la bouche qu’elle devient une sorte de porte cosmique. Si des Martiens pouvaient nous observer, ils seraient ahuris par la quantité d’emplois que les humains donnent à leur bouche.

Pour invoquer les dralas internes, nous devons être attentifs à l’usage que nous faisons de la bouche. Il se peut que nous ne soyons pas obligés de nous en servir autant que nous le croyons. Apprécier notre monde n’est pas synonyme de vouloir consommer à chaque instant tout ce que nous voyons. Lorsque nous mangeons, nous pourrions manger lentement, avec modération, tout en appréciant notre nourriture. Lorsque nous parlons, nous ne sommes pas obligés de constamment lâcher à l’étourdie tout ce qui nous passe par la tête. Nous pourrions dire ce que nous avons à dire, tranquillement, puis marquer une pause. Alors quelqu’un d’autre pourrait prendre la parole, ou alors nous pourrions tout simplement goûter le silence.

Invoquer les dralas internes signifie essentiellement synchroniser notre corps et notre relation avec le monde phénoménal, les harmoniser entre eux. Cette synchronisation, cette relation, est quelque chose qu’on peut réellement percevoir. On peut voir si quelqu’un est en contact avec les dralas internes à sa façon de se conduire, de boire une tasse de thé, de fumer sa cigarette ou de se passer la main dans les cheveux. Nos gestes manifestent toujours ce que nous vivons par rapport à nous-mêmes et à notre environnement ; ils expriment aussi bien l’affection que nous pouvons nous porter que le ressentiment et la colère que nous pouvons ressentir à l’égard de nous-mêmes ; ils signalent aux autres que nous avons un bon rapport avec notre environnement ou, au contraire, que ce rapport est mauvais. Il est toujours possible de le voir d’après notre démarche et nos gestes, toujours. C’est comme si nous étions mariés avec le monde phénoménal dans lequel nous vivons. Tous les petits détails – notre façon d’ouvrir le robinet avant de prendre une douche, notre façon de nous brosser les dents – reflètent notre relation ou notre absence de relation avec le monde. Lorsque cette relation est pleinement synchronisée, nous faisons l’expérience des dralas internes.

Finalement, il y a ce qu’on appelle invoquer le drala secret, qui est le produit de l’invocation des principes des dralas externes et internes. Ayant créé un environnement sacré autour de nous et synchronisé le corps splendidement, impeccablement, nous sommes en mesure de provoquer dans notre état d’esprit une vigilance très forte, une extraordinaire immédiateté.

Le « Lâcher prise » présente l’idée du cheval du vent, l’idée de chevaucher l’énergie de la bonté fondamentale dans notre vie. Le terme « cheval du vent » est une traduction du tibétain lungta. Lung signifie « vent » et ta signifie « cheval ». Invoquer le drala secret, c’est l’expérience de faire lever le cheval du vent, de faire souffler un vent de joie et de puissance et de chevaucher cette énergie, de la conquérir. Ce vent peut frapper avec une force immense, comme une trombe qui arrache les arbres, démolit les maisons et produit des raz de marée. L’expérience personnelle de ce vent prend la forme d’une sensation extrêmement puissante d’être complètement dans l’instant présent. L’aspect cheval se rapporte au fait que, malgré la force de ce grand vent, l’on a également un sentiment de stabilité. On n’est jamais ballotté par la confusion de la vie, par l’exaltation et la dépression. On arrive à chevaucher l’énergie de sa vie. Il n’est donc pas uniquement question de mouvement et de vitesse, mais aussi de sens pratique et de discernement, d’un sentiment d’habileté naturelle. Cette qualité de lungta est comparable aux quatre pattes du cheval, qui lui donnent stabilité et équilibre. Dans ce cas, bien sûr, on ne monte pas sur un cheval ordinaire ; notre monture est le cheval du vent.

En invoquant les principes des dralas externes et internes, nous faisons surgir un vent d’énergie et de joie dans notre vie, nous éprouvons dans notre vie une élévation et une puissance naturelles. Ayant fait surgir le cheval du vent, nous pouvons nous accommoder de tout ce qui se présente dans notre état d’esprit, sans problème ni hésitation. Ainsi, en appelant le cheval du vent nous accédons au fruit de l’invocation du drala secret, qui est l’expérience d’un état d’esprit exempt du bavardage mental, dénué d’hésitation et d’incrédulité. Nous faisons à l’instant même l’expérience de notre propre état d’esprit. Cet instant est frais, jeune et virginal. Il est innocent et authentique et ne contient ni doute ni défiance. Il est naïf – au sens positif – et complètement frais. Le drala secret correspond à l’expérience de cet instant précis dans notre état d’esprit, qui est l’essence du maintenant, l’expérience réelle d’un contact qui s’établit sur-le-champ avec la vision et la sagesse inconcevables du miroir cosmique. En même temps, nous nous rendons compte que cette expérience du maintenant peut relier l’immensité de la sagesse primordiale tant à la sagesse des traditions du passé qu’aux réalités de la vie contemporaine. C’est ainsi que nous entrevoyons la manière dont nous pourrions créer le monde du guerrier.

Extrait de « Shambhala, La voie sacrée du guerrier » de Chögyam Trungpa © Ed. du Seuil

Chögyam Trungpa

Reconnu comme l’une des figures marquantes de la nouvelle génération tibétaine, il a su présenter au public, de façon moderne et accessible, les enseignements du Vajrayana. Il a fondé parallèlement l’Institut Naropa et le programme d’apprentissage Shambhala.

 

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