La responsabilité universelle

SS. Dalaï Lama

Une détermination constante et persévérante nous permettra de parvenir aux objectifs même les plus difficiles

D’abord, il me faut mentionner que je ne crois ni à la création de mouvements, ni à embrasser des idéologies. Pas plus que je n’apprécie la pratique d’établir une organisation afin de promouvoir telle ou telle idée, ce qui implique qu’un petit groupe est seul responsable de l’accomplissement d’un dessein, alors que tous les autres en sont exempts. Dans les circonstances présentes, nul d’entre nous ne peut se permettre de présumer que quelqu’un d’autre va résoudre nos problèmes. Chacun de nous doit assumer sa propre part de responsabilité universelle. Ainsi, à mesure que s’accroîtra le nombre d’individus concernés et responsables – des dizaines, des centaines, puis des milliers et même des centaines de milliers, l’atmosphère générale s’en trouvera améliorée. Si nous nous décourageons, nous n’atteindrons même pas aux buts les plus simples. Une détermination constante et persévérante nous permettra de parvenir aux objectifs même les plus difficiles.

Adopter une attitude de responsabilité universelle est essentiellement une affaire personnelle. Le test réel de la compassion n’est pas ce que nous disons lors de conversations abstraites, c’est notre manière de nous comporter dans la vie de tous les jours. Néanmoins, certaines options sont fondamentales pour pratiquer I’altruisme.

Bien qu’aucun système de gouvernement ne soit parfait, la démocratie est ce qu’il y a de plus proche de la nature essentielle de l’humanité. Donc, ceux d’entre nous qui en jouissent doivent continuer de lutter pour le droit de tous d’y avoir accès. Plus encore, la démocratie est le seul fondement stable sur lequel ériger une structure politique globale. Pour œuvrer en commun, nous devons respecter le droit de tous les peuples et nations, de préserver leurs propres caractères et valeurs distinctives.

Un effort énorme sera requis en particulier pour faire entrer la compassion dans le domaine des échanges internationaux. L’inégalité économique, notamment entre nations développées et en développement, est toujours la source majeure des souffrances sur notre planète. Même si elles y perdent à court terme, les grandes entreprises multinationales doivent mettre fin à l’exploitation des pays pauvres. Pomper les quelques ressources précieuses que possèdent ces nations simplement pour alimenter la consommation des pays développés est désastreux; si cela continue sans le moindre contrôle, tout le monde finira par en souffrir. Consolider des économies faibles et non diversifiées est une option beaucoup plus sage en vue de promouvoir la stabilité tant politique qu’économique. Aussi idéaliste que cela puisse paraître, l’altruisme, et pas seulement la compétition ou la course à la richesse, devrait être la force motrice dans le domaine des affaires.

De même, nous avons à renouveler nos engagements à l’égard des valeurs humaines dans les sciences. Bien que le but primordial de la science soit d’en savoir toujours davantage sur la réalité, un autre de ses objectifs est d’améliorer la qualité de la vie. Sans motivation altruiste, les scientifiques ne peuvent faire la distinction entre technologies bénéfiques et simples expédients. Les dommages causés à l’environnement autour de nous sont les résultats les plus flagrants de cette confusion. Une motivation adéquate est encore plus impérative dès lors qu’il s’agit de régir l’extraordinaire éventail des nouvelles techniques biologiques par lesquelles nous pouvons désormais manipuler les structures subtiles de la vie elle-même. Sans fonder chacune de nos actions sur une base éthique, nous risquons de porter d’irrémédiables préjudices à la délicate matrice de la vie.

Les religions du monde ne sont pas elles non plus exemptées de cette responsabilité. Le but de la religion n’est pas de bâtir de beaux temples et sanctuaires, mais de cultiver les qualités humaines positives comme la tolérance, la générosité et l’amour. Toutes les religions du monde, quelle que soit leur vision philosophique, sont d’abord et avant tout fondées sur le précepte d’amoindrir notre égoïsme et de servir les autres. Malheureusement, il arrive parfois que la religion elle-même provoque davantage de querelles qu’elle n’en résout. Les adeptes des diverses fois devraient réaliser que chaque tradition religieuse a une valeur intrinsèque considérable et les moyens de dispenser le bien-être tant mental que spirituel. Une seule religion, comme une nourriture unique, ne saurait satisfaire tout le monde. Selon leurs dispositions mentales diverses, certains font leur miel de tels enseignements, d’autres en goûtent de différents. Chaque religion est à même de former des êtres au grand cœur, et malgré leurs philosophies souvent contradictoires, toutes en ont façonnés. Si bien qu’il n’existe aucune raison de s’engager dans une bigoterie religieuse sectaire ni dans l’intolérance, alors qu’il y a toute raison d’apprécier et de respecter les formes les plus diverses de pratique spirituelle.

A l’évidence, c’est dans le domaine des relations internationales qu’il importe surtout de semer les graines de l’altruisme. Au cours des dernières années, le monde a dramatiquement changé. Je pense que nous nous accorderons tous à dire que la fin de la guerre froide et l’effondrement du communisme en Europe de l’Est, ainsi que dans l’ex-Union soviétique, ont ouvert une nouvelle ère de l’histoire. A mesure que nous avançons dans les années 90, il apparaît que l’expérience humaine a bouclé la boucle au cours du XXe siècle. Ce fut aussi la période la plus douloureuse de l’histoire de l’humanité ; une époque où, en raison d’un énorme accroissement de la puissance de destruction des armes, un nombre sans précédent de gens ont souffert et sont morts de violence comme jamais auparavant. Plus encore, nous avons également été les témoins d’une compétition presque à mort entre les idéologies primaires qui ont toujours affligé la communauté humaine : la force et la puissance brutes d’une part, et la liberté, le pluralisme, les droits individuels et la démocratie de l’autre. Je crois que les résultats de cette grande confrontation sont désormais clairs. Même si l’aspiration humaine à la paix, la liberté et la démocratie aura encore à affronter nombre de formes de tyrannies et autant de maux, nul doute que la grande majorité souhaite qu’elle l’emporte. Ainsi donc, les tragédies de notre temps n’auront pas été entièrement vaines, et dans certains cas, auront finalement été les moyens d’éveiller l’esprit humain. L’effondrement du communisme le démontre.

Bien que le communisme se soit réclamé de nobles idéaux, y compris l’altruisme, la tentative de ses élites gouvernantes d’imposer leurs vues s’est révélée désastreuse. Ces gouvernements ont été très loin dans le contrôle de l’information dans leurs sociétés et dans la structuration des systèmes éducatifs en vue de faire travailler leurs citoyens au bien commun. Même si une organisation rigide pouvait s’avérer nécessaire au début afin de détruire les régimes d’oppression précédents, une fois ce but atteint, elle ne pouvait que fort peu contribuer à édifier une communauté humaine viable. Le communisme a lamentablement échoué parce qu’il se fiait à la seule coercition pour promouvoir ses croyances. En dernier ressort, la nature humaine ne pouvait plus endurer la souffrance qu’il engendrait.

Aussi rigoureusement fût-elle appliquée, jamais la force brute ne saurait venir à bout de l’aspiration humaine fondamentale à la liberté. Les centaines de milliers de personnes descendues dans les rues des villes d’Europe de l’Est en ont témoigné. Ils ont simplement exprimé le besoin élémentaire de l’être humain de liberté et de démocratie. C’était très émouvant. Ce qu’ils demandaient n’avait rien à voir avec quelque idéologie nouvelle, leurs paroles sortaient directement du cœur quand ils exprimaient leur désir de démocratie, démontrant ainsi qu’il venait du tréfonds de la nature humaine. En fait, la liberté est la source même de la créativité, tant pour les individus que pour la société. Il ne suffit pas, comme l’avaient supposé les régimes communistes, d’assurer uniquement la nourriture, le toit et le vêtement aux gens. Si nous avons tout cela, mais que l’air précieux de la liberté nous fait défaut pour étayer notre nature profonde, nous ne sommes qu’à demi humains, nous sommes comme des animaux juste contents de satisfaire leurs besoins physiques.

J’ai l’impression que les révolutions pacifiques en ex-Union soviétique et en Europe de l’Est nous ont donné quelques bonnes leçons. L’une d’elles, c’est la valeur de la vérité. Les gens n’aiment pas être trompés, abusés ou leurrés, que ce soit par un individu ou un système. De tels actes sont contraires à l’essence même de l’esprit humain. En conséquence, ceux qui pratiquent le mensonge et utilisent la force peuvent connaître des succès à court terme, mais en dernier ressort, ils sont perdants.

Par ailleurs, chacun apprécie la vérité, et son respect coule dans nos veines. La vérité est l’authentique fondement et le meilleur garant de la liberté et de la démocratie. Que vous soyez fort ou faible, que votre cause ait peu ou prou d’adhérents, peu importe, la vérité finira par l’emporter. Que les mouvements de libération de 1989 et d’après aient triomphé en se fondant sur l’expression véritable des sentiments populaires les plus fondamentaux est un précieux rappel que la vérité elle-même est encore largement absente de notre vie politique. Dans les relations internationales en particulier, on la respecte bien peu. Inexorablement, les nations les plus faibles sont manipulées et opprimées par les plus puissantes, tout comme les secteurs les plus faibles de la plupart des sociétés souffrent aux mains des plus influents et des plus riches. Même si dans le passé la simple expression de la vérité a d’ordinaire été écartée sous prétexte d’irréalisme, ces dernières années ont prouvé qu’elle constituait une force immense de l’esprit humain et, par conséquent, dans le façonnement de l’histoire.

Autre grande leçon venue d’Europe de l’Est : le changement pacifique. Autrefois, les peuples tenus en esclavage ont souvent eu recours à la violence dans leur lutte pour se libérer. Aujourd’hui, dans le sillage du Mahatma Gandhi et de Martin Luther King, ces révolutions pacifiques offrent aux générations futures un merveilleux exemple de changement non violent et victorieux. A l’avenir, lorsque des changements majeurs dans la société seront à nouveau nécessaires, nos descendants pourront regarder en arrière et considérer notre présent comme un parangon de combat pacifique, un beau succès d’envergure sans précédent, concernant plus d’une douzaine de pays et des centaines de millions de personnes. De surcroît, les récents événements ont montré que le désir de paix et de liberté se trouve à l’assise cardinale de la nature humaine, et que la violence est son antithèse complète.

Avant d’examiner quel genre d’ordre global nous conviendrait le mieux dans la période de l’après-guerre froide, j’estime vital de nous pencher sur la question de la violence dont l’élimination à tous les niveaux est le fondement indispensable de la paix mondiale, et le but ultime de tout ordre international.

Chaque jour, les médias rapportent des actions terroristes, des crimes et des agressions. Jamais je n’ai été dans un pays où de tragiques histoires de sang et de mort ne fassent la une des journaux ou des émissions de radio-télévision. Pareils incidents sont quasiment devenus une manie des journalistes et de leur public. Pourtant, l’écrasante majorité de la race humaine ne se comporte pas de façon destructrice ; en fait, très peu parmi les cinq milliards d’individus sur cette planète commettent des actes de violence. La plupart d’entre nous préfèrent être aussi tranquilles que possible

Fondamentalement, nous apprécions tous la tranquillité, y compris ceux d’entre nous qui s’adonnent à la violence. Ainsi, quand le printemps arrive, les jours s’allongent, le soleil brille davantage, l’herbe et les arbres revivent, tout est frais. Les gens se sentent heureux. En automne, les feuilles tombent une à une, puis meurent toutes les belles fleurs jusqu’à ce que nous soyons entourés d’arbres nus. Alors, nous ne nous sentons plus si joyeux. Pourquoi cela ? Parce que, quelque part au tréfonds de nous-mêmes, nous aspirons à la croissance et à ses fruits, nous n’aimons pas ce qui s‘effondre, meurt ou s‘anéantit. Toute action destructrice est contraire à notre nature fondamentale. Bâtir, être constructif, tel est le mode humain.

Je suis sûr que tout le monde s’accorde sur la nécessité de surmonter la violence, mais si nous voulons l’éliminer complètement, il nous faut d’abord analyser si oui ou non, elle a une quelconque valeur.

A l’aborder d’une perspective strictement pratique, on constate que, parfois, la violence paraît réellement utile. On peut résoudre un problème plus rapidement par la force. Mais dans le même temps, ce succès s’obtient souvent aux dépens des droits et du bien-être des autres. Donc, quand bien même un problème est ainsi résolu, un autre est déjà en germe.

Par ailleurs, si une cause est étayée par un raisonnement solide, il n’est nul besoin d’utiliser la violence . Seuls ceux qui n‘ont d’autre motif que le désir égoïste et ne peuvent parvenir à leurs fins par la logique comptent sur la force. Qu’il ne s’agisse que d’un désaccord en famille ou entre amis, ceux qui ont pour eux la raison valable peuvent inlassablement défendre leur argument point par point, tandis que ceux qui manquent de motifs rationnels sont vite gagnés par la colère. Et la colère n’est jamais signe de force, c’est un signe de faiblesse.

En fin de compte, il importe d’examiner ses propres motivations, ainsi que celles de l’adversaire. Il existe plusieurs sortes de violence et de non-violence, difficiles à distinguer du seul point de vue extérieur. Si la motivation est négative, l’action produite, en son sens le plus profond, est violente, quand bien même elle puisse paraître aimable et douce. A l’inverse, quand la motivation est sincère et positive, même si les circonstances imposent une attitude rude, la pratique demeure essentiellement non violente. Quoi qu’il en soit, j’ai le sentiment que seul un souci compatissant des autres, et non pas exclusivement de soi-même est l’unique justification d’un recours à la force.

La pratique authentique de la non-violence en est encore à ses premiers tâtonnements sur notre planète, mais la poursuivre sur la base de l’amour et de la compréhension s’apparente à une quête. Si l’expérience réussit, elle peut frayer la voie à un monde beaucoup plus serein au siècle prochain.

Il m’est arrivé d’entendre certains Occidentaux dire qu’à long terme, les méthodes non violentes de résistance passive à la Gandhi ne conviennent pas à tout le monde et qu’elles iraient davantage de soi en Orient. Etant plus actifs, les Occidentaux tendent à des résultats immédiats, quelle que soit la situation, et ce, même au prix de leur vie. Je pense que cette approche n’est pas toujours la meilleure. Par contre, la pratique de la non-violence est toujours salutaire. Elle exige simplement de la détermination. Même si les mouvements de libération d’Europe de l’Est sont parvenus rapidement au but, la protestation non violente de par sa nature requiert d’ordinaire de la patience.

A cet égard, je prie pour que, malgré la brutalité de la répression et les difficultés qui les attendent, les participants au mouvement en faveur de la démocratie en Chine demeurent pacifiques. Je suis sûr qu’ils le resteront. La majorité des jeunes Chinois qui y ont pris part sont certes tous nés et ont été élevés dans une forme particulièrement dure du communisme, mais au printemps 1989, ils ont spontanément mis en pratique la stratégie de résistance passive chère au Mahatma Gandhi. C’est remarquable et c’est une nette indication qu’en dernier ressort, les êtres humains préfèrent la voie de la paix en dépit de tous les endoctrinements.

« Communauté Globale et Nécessité de la Responsabilité Universelle. » Ed. Olizane © (Suisse)

Traduction de Claude B. Levenson.

 

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