Au-delà des interdits

Lama Denys Rinpoché

Au début, nous sommes toujours attachés aux plaisirs, aussi est-il d’abord important de savoir nous imposer des limites. Si nous n’avons pas de retenue, nous nous adonnons à toutes sortes d’excès et nous nous retrouvons dans des situations qui deviennent rapidement passionnelles et conflictuelles. Nous contrôlerons donc nos sens en fixant des bornes à la liberté d’action que nous leur accordons. Nous nous tiendrons à une discipline qui est un cadre protecteur dans lequel le développement intérieur peut prendre place. Il est futile de vouloir entreprendre un travail intérieur si l’on n’est pas déjà capable, au niveau extérieur le plus simple, d’avoir une activité relativement cohérente et ordonnée. Le cheminement commence donc par l’apprentissage d’un comportement réglé au niveau du corps, de la parole et de l’esprit. Cette discipline n’est pas une morale religieuse ou laïque, mais plutôt un ensemble de règles qu’on pourrait dire de “ santé spirituelle ” : certaines activités sont à abandonner car elles sont malsaines, c’est-à-dire source de problèmes et de souffrances, tout comme certaines nourritures sont à proscrire si l’on veut éviter la maladie. Si votre alimentation est trop riche en graisses, votre taux de cholestérol va augmenter, si votre consommation d’alcool est trop importante, vous aurez une cirrhose, si vous fumez trop, de l’artérite, etc. D’une façon similaire, les passions sont source de maladies spirituelles. Si vous fonctionnez agressivement, vous produisez des causes qui auront des conséquences douloureuses. Toutes les passions sont pathogènes au niveau de l’esprit, tout comme les excès alimentaires le sont au niveau du corps.

La discipline du dharma nous propose donc un certain nombre de règles du corps, de la parole et de l’esprit. Ces règles consistent à abandonner autant qu’on le peut ce qu’on appelle “ les dix actes négatifs ” qui sont source d’attitudes passionnelles, conflictuelles et finalement douloureuses pour autrui comme pour nous-mêmes.

Lorsqu’on est apprenti ou disciple, on suit une discipline. Lorsqu’on étudie un art, on suit une discipline. Discipline et apprentissage sont étroitement liés. Dans ce sens, la discipline signifie l’apprentissage de quelque chose de vécu, d’un mode de vie, l’apprentissage de la vie. Il ne s’agit donc pas ici d’une discipline militaire.

L’apprentissage de la vie et de l’expérience juste est un processus de dévoilement ou de déconditionnement. L’éveil n’est pas quelque chose qui est à produire, l’éveil n’est pas quelque chose à pratiquer : l’éveil est déjà là, l’éveil est notre nature profonde. Qui que nous soyons, où que nous soyons, l’éveil est là, maintenant ; l’éveil est notre vécu le plus profond. Cet éveil est déformé par toutes sortes de filtres qui le masquent, le cachent, le voilent. Et ces voiles, ces déformations, ces masques sont finalement l’ego, l’individualité, le moi, ce que nous avons l’impression d’être. En fait, nous sommes à nous-mêmes ce qui nous masque l’éveil. C’est donc dans la compréhension, dans l’expérience et la réalisation du non-soi que se révèle ce que nous sommes fondamentalement.

Ce processus de dévoilement commence par la discipline extérieure. Elle consiste à mettre de l’ordre dans sa vie, à développer une relation harmonieuse à notre environnement en partant de points de repère simples et concrets : les dix actes positifs, les dix actes négatifs. Ces points de repères sont des choses tout à fait élémentaires qu’il faut vraiment connaître par cœur.

Il y en a trois du corps : tuer, voler et avoir une sexualité erronée, une mauvaise sexualité. Notez au passage qu’il ne s’agit pas d’un interdit sur la sexualité : il ne s’agit pas de refouler la sexualité, mais plutôt d’avoir une bonne vie sexuelle, sauf si l’on a des engagements nous prescrivant la chasteté.

Au niveau de la parole, il est négatif de mentir, de créer la disharmonie, de communiquer ou d’utiliser un langage blessant ou des paroles, frivoles ou inutiles.

Au niveau de l’esprit, il y en a trois : l’attitude de possessivité, d’attraction, d’avidité captatrice ; ensuite l’attitude de malveillance, d’agression ; et enfin l’entretien de conceptions erronées par manque de discernement, de lucidité.

En Occident, du fait de notre imprégnation culturelle très théiste, nous envisageons la discipline sous une forme d’adhésion à un code moral qui est dicté, selon les circonstances, par le législateur divin ou par le législateur républicain. Il y a ainsi une morale religieuse et une morale laïque. Mais dans les deux cas, la morale est l’édit du législateur : « Tu ne tueras pas », « Tu ne voleras pas », « Tu ne… pas »… ainsi jusqu’au Code Pénal.

C’est une perspective qui est naturellement très juridique et, d’une certaine façon, très dualiste. Il y a le législateur et nous sommes les légiférés. Il y a le législateur qui a dicté le code, code que l’on respecte ou que l’on transgresse. Au regard du législateur, si on respecte le code, on est méritant, méritoire ; Si on le transgresse, on est hors-la-loi, certainement déméritant, voire même coupable de transgression. Avec cette vision, cette notion d’être coupable, vient le sentiment de culpabilité.

En Occident, il y a donc toute une mentalité, associée à la morale, dont nous sommes profondément imprégnés et qui pose beaucoup de problèmes, entre autres cette attitude de culpabilité, d’auto-agression, d’auto-dénigrement, de sentiment d’inadéquation : avec la culpabilité vient le vécu d’être impur, indigne, inadéquat, pas « comme il faut ». Finalement, on arrive à une vision des choses qui est aux antipodes de la compréhension bouddhiste selon laquelle nous sommes fondamentalement « corrects », nous sommes fondamentalement sains, nous sommes fondamentalement éveillés, nous avons une richesse, un potentiel qui est celui de l’éveil, celui d’un bouddha.

Dans un contexte occidental, il est donc important de bien mettre l’accent sur cette situation plutôt que de parler en termes d’actes négatifs qui peuvent être perçus comme des interdits. Il ne s’agit pas d’interdits, il s’agit d’actes qui sont conventionnellement source de passions et de conflits. Ce sont des actes pathogènes qui amènent des pathologies, des dérèglements et des disharmonies. La perspective du Dharma est une perspective non pas juridique mais médicale. Il est des actes malsains, il est des actes sains. Sans entrer dans de longues considérations, il est souvent beaucoup plus pertinent, en Occident, de parler des actes positifs, car ils ne suggèrent pas la notion d’interdit, avec tout le cortège de morale et de vision juridique que cette notion entraîne.

Il est sain, donc positif, de protéger la vie – « sain », ici, s’écrit sans « t », c’est une question de santé – de respecter la vie, d’avoir par rapport à la vie une attitude de douceur, de respect et d’appréciation ; il est également sain de ne pas prendre ce qui n’est pas donné, d’ avoir une attitude de générosité, plutôt que d’accaparer ce qui ne nous a pas été offert – il est important de savoir être généreux, de donner ; ensuite il est sain d’avoir une vie sexuelle harmonieuse, équilibrée. Donc protéger la vie, être généreux et avoir une vie sexuelle harmonieuse sont les trois actes positifs du corps.

Au niveau de la parole, il s’agit de parler de façon authentique, avec franchise, véracité ; ensuite, par sa communication, de savoir être conciliateur, amener la concorde plutôt que la discorde, amener l’harmonie entre les personnes avec lesquelles on communique, en communiquant et parlant avec douceur – cela ne signifie pas une communication mièvre mais une communication non agressive, une expression qui puisse être bien entendue et qui amène la bonne entente ; et ensuite il s’agit de parler à bon escient, d’une façon significative.

Le premier acte positif de l’esprit est le contentement, c’est-à-dire l’état d’être satisfait de ce qui est là dans le présent, plutôt que de vivre toujours dans le manque par rapport à des références passées ou à venir ; c’est être dans l’appréciation de la richesse du présent. Ensuite la bienveillance : c’est une attitude d’esprit qui souhaite toujours ce qui est bon, ce qui est bien, ce qui est heureux pour tous, c’est aspirer à ce qui est bon. Et puis, le troisième acte positif de l’esprit est d’apprendre à développer une compréhension juste grâce au discernement, à l’intelligence, cette compréhension susceptible de comprendre la réalité, ce qui est tel quel, profondément.

Voilà quels sont les dix actes positifs : trois du corps, quatre de la parole, trois de l’esprit.

Questions

– Dans nos sociétés occidentales, une sexualité équilibrée ou saine consiste à faire l’amour assez fréquemment. Dans ce contexte, comment concevoir le voeu monastique ?

Il y a différentes notions sur la sexualité juste, différentes situations équilibrées et harmonieuses. Pour une personne n’ayant pas d’engagement de chasteté, il y a là aussi différents critères en fonction des tendances de la personne, de sa maturité, du contexte, de son partenaire, des saisons, en fonction de son alimentation, de sa santé, etc. ; il ne s’agit donc pas ici d’une fréquence-type à respecter.

Pour ce qui est de la chasteté, il s’agit d’un engagement qui peut être choisi et qui est spécifique à la vie monastique. Un moine est quelqu’un qui vit seul ; dans l’étymologie de « moine » il y a  » monos » : seul, solitaire, un : celui qui vit en solitaire plutôt qu’en couple. L’engagement de chasteté, vécu de façon juste et harmonieuse, n’est jamais une réaction par rapport à une sexualité incomplète, difficile ou non épanouie. En d’autres termes, on ne prend pas un vœu de chasteté parce qu’on a des problèmes sexuels. Si l’on devient moine d’une façon juste, c’est à partir d’une motivation intérieure profonde : celle de se consacrer pleinement et totalement à la voie. En fait, c’est le souhait d’un engagement total, en comprenant que, aussi longtemps que l’on n’est pas pleinement capable d’intégrer tous les événements, toutes les situations de la vie habituelle – sexualité, vie de famille, travail ordinaire, etc. – il est sage d’opter pour une forme de vie simple, en retrait d’un certain nombre de situations prenantes qui deviennent facilement des distractions, des empêchements accaparant notre temps, notre énergie, nos capacités. Ainsi, afin de pouvoir se consacrer plus simplement et directement à l’essentiel, on peut prendre l’engagement de vivre chaste. Pour autant que ce ne soit pas un refoulement, ceci met de côté toute une série de problèmes gravitant autour d’un partenaire sexuel. Et même si l’on y pense, vu qu’il y a une réduction des stimulations et sollicitations extérieures et pas de possibilité de passage à l’acte, cela réduit beaucoup le nombre de pensées et de fantasmes. Ceux-ci se réduisent dans la mesure où il y a une sublimation véritable et où les énergies sont investies dans une autre direction. Cette attitude met aussi à l’écart tout un ensemble de préoccupations telles que l’entretien d’une famille, la responsabilité que cela représente, la nécessité d’une activité sociale rémunérée, faire bien vivre sa famille, etc.

Dans une certaine mesure, c’est donc une façon de se mettre en retrait d’un bon nombre de préoccupations sociales, mais c’est un retrait qui est motivé par l’intention de cheminer le plus profondément et le plus rapidement possible pour être au plus tôt un meilleur serviteur de la société de tous les êtres. C’est donc dans cet esprit qu’il est juste de prendre un vœu monastique.

– Pourriez-vous dire quelques mots sur les paroles frivoles, la qualité de l’expérience résultante et le karma ? Par exemple, Kalou Rimpoché insistait sur le fait que, au sujet du mensonge, même le mensonge par plaisanterie était déconseillé.

Certainement. Le mensonge est l’expression de quelque chose qui n’est pas vrai, que ce soit dans l’intention délibérée de tromper ou d’une autre façon… Si vous êtes commerçant, par exemple, vous pouvez mentir en faisant payer 500 g de farine alors que vous n’en avez mis que 400 g ; ou vous pouvez frauder en mentant à votre percepteur, vous pouvez mentir à votre employé, à votre conjoint, à vos enfants, à vos parents. Vous pouvez aussi mentir de façon beaucoup plus banale dans des plaisanteries ou dans des exagérations. Finalement, tout ce qui n’est pas une parole véridique, authentique, contient une dose plus ou moins forte de mensonge ou d’inexactitude. Il y a le mensonge qualifié, évident, et il y a toutes les inexactitudes, les exagérations, les déviations, les déformations qui sont des formes de plus en plus subtiles de “parler faux”. Cela peut devenir très subtil, la façon d’induire en erreur.

– Dans les questions de Milinda, Nagasena dit qu’une personne qui sait qu’elle est en train de faire un acte négatif est par là moins négative. Il donne l’exemple de quelqu’un qui mange du miel sur une lame de rasoir, et dit que si cette personne le sait elle a moins de chance de se couper…

Oui… On dit aussi que si l’on sait que ce que l’on va toucher est brûlant, on risque moins de se brûler que si on ne le sait pas. S’il y a une attention et une lucidité dans notre action, à ce moment-là il y a naturellement une prudence qui amène finalement une modération, une réserve. Par exemple, si l’on est affamé et que l’on n’a pas le choix de manger autre chose qu’une nourriture avariée, sachant qu’elle l’est, on en mange mais avec une certaine réserve ; par contre, si l’on ignore que cette nourriture est empoisonnée, on s’en rassasie goulûment sans aucune réserve. Dans ce sens, même dans une situation où quelque chose de mauvais est fait, si l’on a la lucidité, une certaine conscience du caractère malsain de cette chose, il y aura naturellement une réserve ou une discrétion.

– Il y a aussi le contraire : par exemple le commerçant vend cinq cents grammes de farine en sachant pertinemment qu’il n’y en que quatre cents.

Il y a aussi le contraire : si l’on est conscient que quelque chose est négatif et qu’on le fait quand même, cela amène un résultat qui est plus fort, karmiquement parlant. L’exemple est bon : si, par distraction, par inattention vous donnez 400 g de farine à votre client qui vous en demandait 500 g, c’est un mensonge, mais sans intention de voler. Alors que si vous appuyez sciemment un petit peu sur la balance pour que l’aiguille monte jusqu’à 500 en même temps que vous mettez la farine, c’est un acte délibéré et évidemment beaucoup plus lourd.

Le poids karmique d’un acte ou l’imprégnation et la conséquence d’un agissement dépendent de quatre ou cinq facteurs qui sont : l’intention, le passage à l’acte, l’accomplissement et l’attitude subséquente. Par exemple, si vous avez l’intention de tuer quelqu’un, si vous essayez de tuer cette personne, si vous réussissez à la tuer et si vous êtes content de l’avoir tuée, cela s’appelle devant les tribunaux : préméditation d’homicide volontaire, tentative de meurtre, meurtre et meurtrier satisfait, et vous prenez alors le maximum de peine. Karmiquement parlant, c’est la même chose. Mais dans la perspective karmique, il n’y a aucun jugement. Il s’agit ici d’un investissement passionnel maximum : non seulement il y a eu l’intention, mais l’intention a été tellement forte que l’on est passé à l’acte de façon suffisamment intense pour que le résultat escompté ait lieu. De plus, c’était une volonté tellement passionnelle, tellement forte que, une fois l’acte accompli, indépendamment de toute la souffrance et de tous les problèmes qu’il a pu induire, vous en êtes encore heureux et satisfait. Karmiquement parlant, le plus négatif : cela implique un investissement passionnel maximum…

– On peut se trouver aux prises avec un désir et se dire que ce désir n’est pas bon. Mais vaut-il mieux se laisser aller à la satisfaction de ce désir plutôt que de garder ce niveau de conscience qui nous dit : « Oui, je sais que je ne devrais pas le faire, et je reconnais que je ne devrais pas le faire… » ?

C’est subtil, parce que savoir que quelque chose de négatif est négatif et le faire quand même peut amener cette réserve dont nous parlions tout à l’heure, et donc réduire la négativité, mais en même temps cela peut instaurer une permissivité qui amène ensuite un laxisme complet : « Bof ! C’est pas bon mais de toute façon… » Pour ce qui est de la discipline extérieure, une phrase célèbre de Gampopa dit qu’on ne fait pas d’erreur en ayant l’esprit très large dans une discipline étroite ; il faut savoir concilier rigueur et largesse.

– Peut-on effacer le karma négatif ?

Un karma négatif, une imprégnation, une habitude mentale négative peut tout à fait se dissoudre, se dissiper. La pratique du Dharma a pour fonction de dissiper toutes les tendances karmiques.

– Ne peut-on pas faire ça quand on est en train de mourir, par exemple ?

Non, on ne le fait pas sur son lit de mort, bien qu’un dernier bon geste vaille mieux qu’un dernier mauvais geste, et qu’une attitude positive de dernière minute soit toujours très importante. Mais un travail en profondeur sur notre mentalité, sur nos habitudes mentales et sur notre karma est la pratique d’une vie entière.

 

<<Retour à la revue