Le monde sacré

Chögyam Trungpa

Quand les êtres humains perdent le contact avec la nature, avec le ciel et la terre, ils ne sont plus capables de nourrir leur environnement, ni – ce qui revient au même – de gouverner leur monde ; ils détruisent leur écologie en même temps qu’ils se détruisent entre eux. Dans cette optique, la guérison de notre société doit s’effectuer de concert avec la guérison de notre lien personnel et élémentaire avec le monde phénoménal.

Pour découvrir la magie du monde, nous devons surmonter notre névrose et les attitudes égocentriques qui nous empêchent de faire l’expérience d’une perspective plus vaste, d’une vision qui nous transcende. Elles obscurcissent notre vision, nous empêchant d’éprouver ce sentiment d’élévation qui rend possible notre ouverture aux autres et la possibilité de les aider.

Pour certains, les problèmes mondiaux sont si pressants que l’action sociale et politique doit avoir priorité sur le développement personnel ; ils sont même d’avis que l’on doit sacrifier entièrement ses propres besoins pour se vouer à une cause plus importante. Dans sa forme extrême, ce type de raisonnement justifie la névrose individuelle et l’agression qui seraient exclusivement le produit de tensions sociales. Ces gens croient devoir s’accrocher à leur névrose et même se servir de l’agression pour opérer une transformation.

Selon les enseignements Shambala, par contre, nous devons reconnaître que notre expérience individuelle de santé psychique est étroitement liée à notre vision d’une bonne société humaine. C’est pourquoi il nous faut faire un pas à la fois. Si nous essayons de résoudre les problèmes de la société sans tenter de surmonter la confusion et l’agression de notre propre état d’esprit nos efforts ne feront qu’aggraver les problèmes de fond, au lieu de les résoudre. Pour cette raison nous devons nous engager dans le cheminement du guerrier avant même d’aborder la question, plus vaste, de l’aide que nous pourrions fournir au monde. Cela dit, il serait extrêmement regrettable que la perspective Shambala soit perçue comme encore un autre moyen de se cultiver soi-même en laissant de côté ses responsabilités envers les autres. L’art du guerrier vise essentiellement à faire de nous des êtres humains doux et apprivoisés, capables d’apporter réellement quelque chose au monde. Le cheminement du guerrier se fonde sur la découverte qu’il y a quelque chose d’intrinsèquement bon dans l’existence humaine et que nous pouvons partager cette nature fondamentale de bonté avec les autres. Dans ce monde, il y a une harmonie et un ordre naturels que nous pouvons découvrir, mais nous ne pouvons nous contenter de les étudier scientifiquement ou de les mesurer mathématiquement. Nous devons les sentir dans les os, dans le cœur, dans l’esprit..

On s’aperçoit que chaque aspect de la vie peut être revalorisé, que la possibilité du sacré existe dans chaque situation. Donc, on commence à considérer l’univers entier comme un monde sacré. Le monde sacré existe spontanément et naturellement dans le monde phénoménal. Si l’on a un lingot d’or, on peut lui imprimer des formes diverses, non seulement belles mais aussi grotesques, mais il restera de l’or de vingt-quatre carats. Un diamant peut être porté par la personne la plus vile, il n’en demeure pas moins un diamant.

Il en va de même pour l’idée d’un monde sacré. Bien que l’on perçoive la confusion et les problèmes qui remplissent le monde, on voit aussi que l’existence phénoménale est sujette à l’influence constante du Soleil du Grand Est. En fait, nous pourrions dire qu’elle revêt les qualités du Soleil du Grand Est. Le monde sacré est grand de par cette qualité primordiale. En effet, le sacré remonte très loin dans l’histoire, il remonte dans la préhistoire, dans ce qui précède l’histoire, dans ce qui précède la pensée, avant que l’esprit n’ait pu concevoir une pensée. Ainsi, faire l’expérience de la grandeur du monde sacré, c’est reconnaître l’existence de cette sagesse primordiale et vaste qui se reflète dans les phénomènes. Cette sagesse est à la fois vieille et jeune, elle ne se laisse jamais ternir ni amoindrir par les problèmes relatifs qui existent dans le monde. Le monde sacré est également associé à l’Est par les possibilités de vision qui existent toujours dans ce monde. L’Est représente l’aube de l’éveil, l’horizon de la conscience humaine où l’on voit constamment poindre la vision. Où que l’on soit, quand on ouvre les yeux, on regarde toujours devant soi, vers l’Est. On a toujours des possibilités d’une perspective éveillée, même dans les circonstances les plus avilies et embrouillées. Finalement, le monde sacré est éclairé par le soleil, qui représente l’éclat et le rayonnement inépuisables. La notion de soleil se rapporte également à la vision des possibilités de vertu et de richesse existant spontanément dans le monde. Normalement, quand nous voyons une vive lumière, elle provient d’une source d’énergie limitée. Une bougie va briller plus ou moins longtemps selon l’épaisseur de la mèche et la quantité de cire ; la lumière d’une ampoule dépend du courant électrique qui l’alimente. Mais le Soleil du Grand Est flamboie éternellement et n’a nul besoin de combustible. En réalité, sa luminosité est beaucoup plus grande du fait qu’il n’a pas besoin de combustible ni même de veilleuse. Voir le monde sacré, c’est être témoin de cette perspective plus grande qui est continuellement présente.

L’expérience du monde sacré nous enseigne comment nous faisons partie de la trame riche et brillante du monde phénoménal. Nous en sommes partie intégrante et nous commençons à voir les possibilités d’une hiérarchie et d’un ordre naturels qui pourraient nous servir de modèle pour organiser notre vie. Ordinairement, la hiérarchie est perçue de façon négative, comme une échelle ou structure verticale où le pouvoir est concentré au sommet. Si nous nous trouvons sur les barreaux du bas, nous nous sentons opprimés par ce qui est au-dessus et essayons de l’abolir, ou alors nous cherchons à grimper plus haut sur l’échelle. Pour le guerrier, par contre, la découverte de la hiérarchie, c’est voir comment le Soleil du Grand Est se reflète partout et en toute chose, c’est percevoir des possibilités d’ordre en ce monde qui ne sont fondées ni sur la lutte, ni sur l’agression. Autrement dit, le guerrier perçoit un moyen d’être en harmonie avec le monde phénoménal, un moyen qui n’est ni statique ni répressif. C’est pourquoi la découverte de la hiérarchie se manifeste par un sentiment naturel de décorum, de savoir-vivre : nous savons comment être naturellement dans le monde, car nous faisons l’expérience d’une dignité et d’une élégance qui n’ont pas besoin d’être cultivées.

Le décorum du guerrier se traduit par une sensation naturelle d’unité et de calme, qui proviennent du sentiment qu’il est en harmonie avec lui-même et son milieu. Nous n’avons pas à faire d’effort pour nous accorder aux situations, car celles-ci s’accordent d’elles-mêmes. Quand nous atteignons ce niveau de décorum, nous pouvons laisser tomber les derniers vestiges du gigantesque fardeau de tendances habituelles que nous traînons depuis si longtemps pour nous protéger de la nature. Nous pouvons apprécier les qualités inhérentes à la nature et nous rendre compte que nous n’avons pas besoin de tout ce fatras d’astuces égocentriques. Nous nous apercevons que nous pouvons vivre avec la nature, telle qu’elle est, et tels que nous sommes. Nous nous sentons à l’aise, dégagés ; nous nous sentons chez nous dans le monde.

Dans les philosophies millénaires de la Chine et du Japon, les trois principes du ciel, de la terre et de l’homme expriment comment il est possible d’intégrer la vie et la société humaines dans l’ordre du monde naturel. Ces principes se fondent sur une manière très ancienne d’envisager la hiérarchie naturelle. J’ai pu moi-même constater, dans mes conférences sur la discipline du guerrier, que les principes du ciel, de la terre et de l’homme se révèlent d’une grande utilité pour décrire la façon dont le guerrier prend sa place dans le monde sacré. Bien que nos valeurs politiques et sociales soient très différentes des valeurs de la Chine et du Japon de l’époque impériale, nous pouvons quand même apprécier la sagesse fondamentale que renferment ces principes d’ordre naturel.

Le ciel, la terre et l’homme peuvent être compris littéralement comme le ciel au-dessus de nos têtes, la terre sous nos pieds et les êtres humains debout ou assis entre les deux. Malheureusement, le choix du mot “ homme ” plutôt qu’“ être humain ” peut avoir, pour certains lecteurs, une connotation restrictive mais par “ homme ” nous entendons simplement l’existence anthropomorphe – l’existence humaine – et non pas l’homme à l’exclusion de la femme. Traditionnellement, le ciel est le domaine des dieux, l’espace le plus sacré, de sorte que le principe du ciel symbolise tous les idéaux exaltés et toutes les expériences d’immensité et de sacré. La splendeur du ciel, la vision du ciel sont ce qui inspirent la grandeur et la créativité humaines. La terre, d’autre part, symbolise le sens pratique et la réceptivité ; elle est le sol qui soutient et nourrit la vie. Bien que la terre puisse paraître solide et obstinée, elle se laisse pénétrer et labourer, elle se laisse cultiver. C’est la relation juste entre les principes du ciel et de la terre qui rend la terre meuble. L’espace céleste peut nous paraître très sec et conceptuel, mais c’est du ciel également que proviennent la chaleur et l’amour. C’est le ciel qui produit la pluie qui tombe sur la terre ; il y a donc une relation d’affinité entre le ciel et la terre. Lorsqu’une telle relation est établie, la terre commence à s’assouplir, elle devient douce, tendre et docile ; alors la végétation peut pousser et l’homme peut la cultiver.

Finalement il y a le principe de l’homme, qui se rapporte à la simplicité, au fait de vivre en harmonie avec le ciel et la terre. Quand les êtres humains combinent en eux la liberté du ciel et le sens pratique de la terre, ils peuvent vivre ensemble dans une bonne société humaine. Selon la tradition, lorsque les êtres humains vivent en harmonie avec les principes du ciel et de la terre, alors les quatre saisons et les éléments du monde collaborent aussi de façon harmonieuse ; la peur disparaît et les êtres humains peuvent participer à ce monde et y vivre, de façon bien méritée. Ils ont le ciel au-dessus d’eux et la terre sous les pieds, et ils apprécient les arbres, l’herbe et toutes les autres choses ; ils se laissent toucher par le monde.

Toutefois, si les êtres humains violent leur rapport avec le ciel et la terre, s’ils perdent foi en eux, il y aura du chaos social et des catastrophes naturelles. En chinois, l’idéogramme qui désigne le roi ou souverain est formé d’une ligne verticale qui relie trois traits horizontaux : le ciel, la terre et l’homme. Donc, le roi a le pouvoir d’unir le ciel et la terre dans une bonne société humaine.

Traditionnellement, si la pluie était abondante et que les cultures et la végétation poussaient généreusement, c’était signe que le roi était authentique, qu’il savait réellement établir un lien entre le ciel et la terre. En revanche, quand il y avait une sécheresse ou une famine, ou des catastrophes naturelles comme une inondation ou un tremblement de terre, l’autorité du souverain était remise en cause. L’idée que l’harmonie dans la nature est reliée à l’harmonie dans les affaires humaines n’est pas exclusivement orientale. Dans la Bible, par exemple, de nombreux passages, telle l’histoire du roi David, illustrent ce conflit entre le ciel et la terre et le doute qu’il jette sur le roi.

Si nous appliquons la perspective du ciel, de la terre et de l’homme à la situation du monde actuel, nous voyons qu’il existe un lien entre les problèmes sociaux et les problèmes naturels, les problèmes écologiques auxquels nous sommes confrontés. Quand les êtres humains perdent le contact avec la nature, avec le ciel et la terre, ils ne sont plus capables de nourrir leur environnement, ni – ce qui revient au même – de gouverner leur monde ; ils détruisent leur écologie en même temps qu’ils se détruisent entre eux. Dans cette optique, la guérison de notre société doit s’effectuer de concert avec la guérison de notre lien personnel et élémentaire avec le monde phénoménal.

Quand les êtres humains oublient qu’ils vivent sous un firmament vaste et ouvert, sur une terre fertile et verdoyante, il leur est très difficile d’élargir leur vision. Quand le ciel nous apparaît comme une chape de plomb et la terre comme un désert aride, nous songeons plus à nous cacher qu’à nous ouvrir aux autres et à les aider. La perspective Shambala ne rejette pas la technologie, pas plus qu’elle ne prône un “ retour à la nature ” simpliste. Cependant, le monde dans lequel nous vivons nous offre l’espace pour nous détendre, pour nous apprécier nous-mêmes et apprécier notre ciel et notre terre. Nous pouvons nous permettre de nous aimer, nous pouvons nous offrir le luxe de relever la tête et de redresser les épaules pour voir la splendeur du soleil qui brille dans le ciel.

Extrait de « Shambala, la voie sacrée du guerrier », Chögyam Trungpa. © Ed. du Seuil

 

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