L’expérience sacrée, terre des bodhisattvas

Lama Denys Rinpoché

Par monde sacré, nous entendons fondamentalement « une expérience sacrée ». Notre corps et ce que nous appelons « le monde » sont comme bâtis autour de la perception que nous en avons. Notre corps est fait de la même chair que le monde, écrit Merleau-Ponty. Nous sommes comme tissés sur la même trame, ce qui fait qu’en un sens l’expérience coexiste en continu avec la chose. Une parole amérindienne dit : La beauté est dans le regard de celui qui regarde. Par analogie, il serait juste d’affirmer que le sacré réside au cœur même de l’expérience de celui ou celle qui perçoit.

Dans une perspective dualiste, un lieu, un objet, un animal ou quoi que soit d’autre n’est pas sacré en soi. Il le devient à la lumière d’une expérience qui le reconnaît comme tel. Notre perception du monde détermine donc le caractère sacré que nous lui accordons. Plus l’expérience habituelle se transmute en expérience sacrée, autrement dit plus la vision dualiste se dissout d’elle-même, plus tout ce qui est perçu devient sacré.

Le sacré, tel que nous l’envisageons, n’est donc ni un lieu, ni un objet ou quoi que ce soit de particulier. Il est ce qui se vit lorsque l’ego a atteint ce degré de transparence qui permet de percevoir le monde instantanément tel qu’il est, dans la présence totale à l’ici et maintenant. L’ego cessant d’interférer dans le jeu des perceptions, on s’accorde alors pleinement et intégralement avec ce que Chögyam Trungpa nomme l’ordre spontané du monde qu’éclaire la présence silencieuse de l’état d’éveil. Il s’agit donc de libérer en soi la source de toute splendeur afin qu’elle s’épanche en nous et que nous soyons gagnés par la vision vierge et nue du monde primordial.

Les perceptions sensorielles, transmutées dans cette adhésion à l’harmonie essentielle, participent d’elles-mêmes à l’acuité d’une telle vision. Trungpa Rinpoché rappelle d’ailleurs que dans la tradition Shambala, les sens sont porteurs de sagesse et que l’extraordinaire immensité de la perception permet de communiquer avec la profondeur du monde.

Le monde sacré n’est donc pas un au-delà surnaturel, mais bien le monde profondément et totalement naturel. Il est par conséquent l’expérience première qui se vit dans la présence authentique à l’instant.

L’expérience colorée par l’ego est celle de la limitation. Le filtre de nos opinions personnelles, de nos représentations et parfois de nos confusions fige et restreint l’ampleur de notre perception. Sous son poids, nous vivons dans une bulle de perception aux contours fort limités. L’expérience sacrée est celle de l’immensité, de l’ouverture : ouverture des sens et bon sens de l’ouverture naturelle et spontanée. Pour témoigner de cette qualité qui implique un épanouissement sublimé de tous les sens, nous pouvons en parler comme d’une expérience sensationnelle révélatrice de la santé fondamentale.

C’est en elle que se vit la magie ordinaire, la magie de l’instant présent avec ce que celle-ci a de lumineux et d’étincelant. « Ordinaire » est à comprendre ici au sens de ce qui est de l’ordre primordial, de l’ordonnance originelle et naturelle. Quant au mot « magie », il relate la découverte de l’intelligence et de la sagesse premières correspondant à la bonté fondamentale. La magie ordinaire n’évoque aucunement l’idée d’un pouvoir surnaturel sur le monde, mais sa pratique, qui est celle de la méditation, dévoile l’expérience simple et directe de ce qui est.

La magie ordinaire se révèle donc au cœur de l’expérience sacrée qui est, comme nous l’avons vu, l’expérience intégrale du présent : l’instantanéité avant que ne se vive la notion d’un instant et donc avant toute pensée discursive. La pratique de la magie ordinaire révèle autant qu’elle enrichit l’art d’expériencer1 la vision sacrée.

Cette qualité naturelle et primordiale de l’expérience se nomme la « claire lumière » , le souffle-esprit dans sa qualité originelle. C’est la clarté naturelle avant que celle-ci ne soit voilée. Elle constitue la demeure du monde magique des héros bodhisattvas. Le guerrier sacré, ou bodhisattva, suit le sentier de la véritable bonté humaine, le sentier qui relie sa propre sagesse à la puissance qui anime ce monde. Les fruits de la magie ordinaire ne font que renforcer son lien avec les éléments tels qu’ils sont essentiellement. La voie du guerrier fortifie cette adhésion élémentaire à la totalité de la vie. Finalement, elle rend possible l’art de communiquer avec les éléments de manière qu’ils fassent un avec nous, pour reprendre une expression de Chögyam Trungpa.

Le guerrier sacré fait toujours face à l’Est, au Grand Orient, à l’origine de la lumière et de l’expérience. Sa vaillance même est de vivre dans l’origine des situations, dans l’instant premier de l’expérience.

Nos plus lointains ancêtres, ceux de la période dite préhistorique, ont pu vivre complètement cette expérience primordiale qui est, rappelons-le, avant la pensée, la conception et ses élaborations sophistiquées. En celle-ci, brille le Soleil du Grand Orient, la clarté de la « claire lumière » , avec son éclat et la vivacité de ses couleurs. C’est en ce sens une expérience solaire, avec une qualité riche et dense en laquelle chaque couleur est intense comme un joyau.

Nous participons de cette magie naturelle, de ce monde sacré. Non seulement nous en faisons partie, mais il est la trame sur laquelle se tissent toutes nos expériences. Tantra signifie « trame » avec, comme dans le tissage, des fils enlacés, noués, formant des tresses, des torsades, toutes sortes de continuités s’imbriquant les unes dans les autres – des continuités dont la structure s’exprime dans le symbole du mandala, avec son nombre variable d’éléments.

Cette trame est celle du vivant, de notre expérience, celle de notre vision, de notre ouïe, de tous nos sens… C’est la trame du réel, la trame cognitive expérientielle en laquelle nous expériençons.

La texture cognitive de notre expérience est, de différentes façons, un filet, un réseau, un mycélium, analogue à un réseau de neurones tridimensionnel. Ce sont là des métaphores de l’interdépendance qui expriment l’interconnexion « dans tous les sens » , soit une interdépendance fondamentale. Mais si ce réseau – cette trame – se comprend comme interdépendance, il s’agit avant tout d’une expérience : celle de la nature de notre cognition. Il y a là une « épistémologie primordiale » , une « gnoséologie » (théorie de la connaissance) foncière qui est incarnée dans notre « anthropologie globale » .

Qu’est-ce qui dans nos vies est susceptible de révéler la présence de cette trame ? Prenons un exemple très simple. Lorsque nous sommes sur le point de nous endormir, le mécanisme des pensées tombe au repos et nous pouvons alors demeurer dans un état de détente vigilant. Il existe alors une zone frontière que l’on peut qualifier de subliminale. Nous pouvons « voir » des arabesques de toutes les couleurs ou des réseaux un peu kaléidoscopiques. Ce genre d’expérience en laquelle la lucidité de l’esprit s’expérimente sans sujet ni objet particulier est un signe, un aspect de cette trame.

La voie des tantras est une voie d’alchimie spirituelle et, en fait, d’alchimie tout court, avant même la distinction de spirituel et de matériel. Signalons simplement la relation possible entre la trame de l’expérience, la magie ordinaire, le tantra, et l’alchimie ainsi que les traditions d’Occident qui furent des voies spirituelles vivantes et dynamiques.

Il est nécessaire et fondamental que l’intelligence et l’expérience du Dharma s’enracinent dans notre culture, notre compréhension, notre intelligence et notre langue occidentale française, qu’elles pénètrent les racines et la chair de celles-ci. Ces racines et cette chair se trouvent dans les anciennes traditions qui ont vécu sur cette terre d’Occident, qui s’y sont développées et qui ont fleuri dans sa langue.

On trouve cet enracinement sous-jacent au monothéisme, dans les traditions alchimiques ou païennes. Le terme « païen » signifie au départ « paysan » . Ce n’est qu’à partir du IIIe-IVe siècle qu’il a acquis un sens ecclésiastique qui lui donne une connotation péjorative. Lorsque le christianisme se développa en Occident, il investit tout d’abord les villes via la hiérarchie sociale gouvernante et hégémonique. La campagne était peuplée de paysans, de « païens » qui tentaient de préserver leurs croyances et leurs rites ancestraux. En fait, la tradition originelle et primordiale est païenne, au sens noble de ce terme.

Du fait que ces traditions ancestrales ont été nourries par une adhésion très forte à la nature – cette nature aujourd’hui si violemment dénaturée – et par l’intelligence qui lui est sous-jacente, il est de grande importance de rétablir un lien avec ces traditions élémentaires en lesquelles se tissent notre langue et sa mentalité.

En adoptant une telle orientation, on éveille en soi une sensibilité et une réceptivité à l’égard de tous nos ancêtres. Nous réalisons profondément que nous ne serions rien sans eux. Nous sommes en quelque sorte la dernière cellule d’une continuité constituée de leur vie, une continuité qui se prolongera dans nos descendants. Les ancêtres sont très présents dans toutes les sociétés ou civilisations traditionnelles. Le respect ou même le culte qui leur est rendu dépasse une forme de gratitude à l’égard de leur réalité individuelle.

Dans des civilisations primordiales, les ancêtres sont rattachés à la terre – la terre des ancêtres –, celle dont nous émergeons et à laquelle nous retournons. Le monde au sein duquel nous vivons est fait de nos ancêtres : leur chair est dans la terre, leur souffle tisse l’atmosphère et son ambiance, et se dit dans la parole. Nous sommes la connaissance et le savoir qu’ils ont engendrés et véhiculés. Simplement et globalement, nous pouvons soutenir que la terre des ancêtres est la planète Terre, cette Terre-Mère qui nous a enfantés et sur laquelle nous vivons.

Nous nous rattachons particulièrement à la lignée des bodhisattvas. Nous sommes les héritiers de leur filiation, de leur lignée de santé et d’éveil. C’est dans l’instant présent que se noue le lien profond entre la sagesse des ancêtres, la sagesse des bodhisattvas et notre vie quotidienne actuelle. De même que la sagesse des ancêtres se fonde dans l’instant présent, ce que transmet la lignée des bodhisattvas – l’éveil d’un bodhisattva – est la relation directe, immédiate à la terre de l’instant présent.

Toute tradition authentique est une voie de réintégration de l’immédiateté, de l’origine essentielle qui est l’état d’avant la conception : ce que nous sommes avant que nous nous concevions. Cette expérience primordiale – celle du bodhisattva éveillé – est aussi vieille que le monde et les hommes. Nous en parlons comme étant la sagesse atemporelle des ancêtres, la sagesse éternelle, la réalisation ultime. C’est la fin du cheminement et de la quête, le début d’un voyage sans fin, sans voyageur, immobile et éternel. La sagesse inhérente à l’expérience primordiale, qui coule et se diffuse en tout et partout, est la réalisation de toute sagesse authentique : l’état de présence, ou simplement la présence d’instantanéité immédiate.

Ce qui nous exile de la bonté fondamentale et de l’éveil est toujours ce qui nous sépare de l’instant présent, de l’immédiateté. Toutes les traditions anciennes ont tracé une voie de réintégration de cet état de présence. Celles qui sont restées vivantes l’expriment toujours comme si cette quête assurait, en quelque sorte, le caractère constamment actuel de la tradition.

Comme le fait remarquer Trungpa Rinpoché : Pour redécouvrir le maintenant, il faut regarder en arrière, regarder vers ses origines, vers l’état primordial. Il s’agit de regarder en arrière au sens de voir ses origines et de vivre l’expérience aconceptuelle qui est la véritable origine.

Cette expérience est une intelligence avant la pensée habituelle – une intelligence qui pense sans penseur. Cette expérience ordinaire, cet instant présent, se découvre ici où nous sommes, et pas ailleurs. L’ailleurs est toujours mental. Tous les ailleurs et les au-delà, quels qu’ils soient, sont mentaux c’est-à-dire toujours relatifs et fondamentalement illusoires. Le surnaturel est une superstition mentale.

Le vaillant bodhisattva est centré et vit dans l’instant présent, ici, au quotidien, dans son foyer. Un foyer est constitué de personnes autour du même feu. Dans le mot foyer résonne toutes les qualités positives propres à la vie familiale, tribale et collective. Le foyer est l’image de la bienveillance en action. Le bodhisattva a développé la noblesse de cœur, la bonté de cœur, la vaillance au service des autres. Nous prenons fréquemment cette qualité de bonté comme quelque chose allant de soi, à tel point que, la considérant comme définitivement acquise, nous négligeons peu à peu son importance, sa portée et sa valeur. Nous délaissons en quelque sorte notre foyer.

Le vœu de bodhisattva consiste principalement à cultiver cette bonté, à la développer, à vivre dans son intelligence et dans son expérience. C’est en commençant ici, dans l’ici de son cœur, de son corps, que la pratique du bodhisattva mûrit et se diffuse.

Dans l’instant présent est la bonté fondamentale avec son intelligence de non-violence et de compassion qui est le fruit du cœur. En lui réside toutes les qualités éveillées. La relation à l’instant présent est le critère d’évaluation du bodhisattva, de même que la relation à la terre est le signe de l’éveil du Bouddha. Rappelons qu’il prit la terre à témoin de son éveil. L’instant présent est élémentaire et demeure en rapport direct avec la terre. C’est dans l’instant présent que l’on touche terre, que l’on est pleinement incorporé, que l’on fait corps avec le monde sacré, corps avec la terre, que l’on est finalement la terre, cette terre qui est celle des bodhisattvas.

Extraits d’un enseignement oral de V. Lama Denys, Assemblée de Gesar, juillet 98 © V. Lama Denys

[1]Il existe en langue française le verbe « expérimenter », mais son sens implique une approche expérimentale avec toute la connotation scientifique qui lui est associée. Expériencer est en fait un anglicisme qui vient de « to experience ». « To experience » signifie non seulement « faire l’expérience de » , mais aussi « connaître » (naître avec) et surtout « ressentir ». Expériencer, c’est « vivre l’expérience ». Un tel néologisme permet d’introduire cette nuance fondamentale.

 

<<Retour à la revue