La vision du sacré

Jérémy Hayward

Le monde ordinaire est déjà sacré et l’a toujours été. C’est-à-dire que le monde est complet tel quel, il est essentiellement pur : le bien et le mal ne le corrompent pas. Tout est vivant et lié à tout le reste d’une façon indispensable à l’existence de l’univers. Notre planète, suspendue dans le ciel, tourne et bouge. La pluie tombe sur terre, les arbres poussent et aident à créer de l’oxygène pour que respirent les animaux. Les oiseaux volent dans l’air, les fleurs attirent les abeilles. Les corps ont des foies et des cœurs, des cerveaux, des nerfs, des muscles, des dents, des griffes, et tout le reste. Quant aux ouragans, ils possèdent leur propre pouvoir, leur énergie, tout comme les tulipes et les moustiques. Nous avons des perceptions et une conscience qui permettent de faire l’expérience de l’ensemble de ce monde à la fois magnifique et puissant. Tout s’imbrique. C’est tellement ordinaire qu’on ne s’y arrête d’habitude même pas. Mais justement, ce monde ordinaire est sacré et magique quand on y regarde à deux fois, quand on le sent, le voit, et qu’on ouvre tous ses sens à sa profondeur.

Impossible de maîtriser ni de conquérir ce monde sacré, même si on consacre une bonne partie de son temps à essayer de faire précisément cela. On peut se brancher sur lui et sentir qu’on est aussi partie prenante de ce sacré. Quand on laisse tomber toutes les idées qu’on nourrit sur ce monde, toutes les interprétations qu’on en a, pour se contenter de le voir et de l’entendre tel qu’il est, c’est alors qu’on entre directement en rapport avec lui. Cette expérience de relation directe pourrait sembler simple à l’extrême – mais elle est pourtant profonde. C’est un aperçu du monde sacré.

Jour après jour, on a très souvent des aperçus de ce caractère sacré ; en règle générale, on n’en tient pas compte parce qu’on est tellement pressé d’atteindre des buts plus importants en apparence. Le soleil se glisse dans un ciel nuageux et nous réjouit instantanément. On voit un oiseau aux couleurs vives, on entend une musique insolite, on sent soudainement une odeur de fumier bien frais. Ou alors, le pouvoir, l’énergie d’un orage électrique nous secoue, ou quelqu’un nous touche affectueusement. L’acuité d’un bruit violent, soudain, un éclair de couleur, une odeur désagréable, et pas forcément quelque chose de beau, peuvent pénétrer notre pensée pour nous arracher à notre agitation quotidienne. Ces moments éclairs retiennent notre attention et, telle une brise fraîche, nous éveillent à ce qui se passe dans le monde sacré à cet instant précis. Il faut être éveillé pour faire l’expérience de la beauté dans l’ordinaire des choses, mais rien ne sert de nous détourner de notre propre monde pour y trouver le sacré. Neal Donner, contemplatif de tradition chrétienne, dit :

« Pour se mettre en quête de la réalité ultime… rien ne sert de rejeter les choses de ce monde et de se tourner vers la sainteté. »

Tous les êtres peuvent faire l’expérience dont je viens de parler. Ces moments ont des degrés d’intensité divers : du simple éclair à l’expérience qui touche au plus profond. Il n’en reste pas moins que nous connaissons tous des moments qui indiquent le caractère sacré de notre monde. Quand nous arrivons à faire taire ne serait-ce qu’un instant nos anxiétés habituelles, nous sommes en mesure de sentir l’énergie vive du monde dont nous faisons partie. Nous découvrons alors, au cœur de notre vie, le sens des valeurs, l’humour aussi, et notre existence prend alors du sens, elle est plus entière.

Souvent, nous avons des souvenirs d’enfance qui peuvent encore nous rappeler la saveur du sacré. Frederick Franck, peintre et maître de dessin zen, raconte un de ses souvenirs d’enfant :

« Un après-midi, il faisait sombre – j ‘avais onze ans -, je marchais sur un chemin de campagne; à ma gauche, il y avait un champ de choux frisés, à droite, des choux de Bruxelles jaunis. Un flocon de neige s’est posé sur ma joue, et, au loin, dans le ciel couvert, j’ai vu qu’une tempête de neige s’approchait lentement. Je suis resté immobile.

Des flocons de neige tombaient maintenant à mes pieds. Certains fondaient dès qu’ils touchaient le sol, d’autres restaient intacts. Puis je me suis mis à entendre la neige tomber, son sifflement si doux.

Je restais là, cloué sur place, à écouter… et j’ai su ce qui ne pourrait jamais être exprimé : le naturel est surnaturel (…) ce qui est à l’extérieur se produit aussi en moi, l’intérieur et l’extérieur sont inséparables. »

Bien des fois notre redécouverte du sacré, à l’âge adulte, nous rappelle qu’à l’enfance nous baignons dans le monde sacré. Je me souviens qu’au début de mon cheminement sur la voie de Shambala, j’avais pris une semaine de congé pour pratiquer la méditation et m’isoler dans une cabane construite au milieu d’une clairière. Pendant la méditation, toutes sortes de pensées et de sentiments contradictoires traversaient mon esprit: colère, ressentiment, désir sexuel, passion, langueur, vives attentes. J’essayais de me rappeler de temps à autre que je n’avais pas pris ce congé pour revenir sur mon passé, ni pour planifier mes projets d’avenir. Je m’efforçais de revenir au moment présent, de respecter la technique. Un jour, je suis allé faire une promenade dans le pré. Ma perception du lieu n’était plus la même. Les longues herbes, les fleurs sauvages blanches, rouges ou jaunes éclataient de vie. La différence entre cette perception des choses et la manière dont je voyais d’ordinaire le monde était comparable à celle qu’on observe entre une photo noir et blanc d’un champ de blé et une peinture de Van Gogh représentant le même sujet. Du même coup, je me sentais joyeux, clair comme du cristal. Le pré s’était mis à trembler, à vibrer, plein de vie, comme s’il avait cessé de n’être qu’une photographie figée pour se mettre en mouvement tel un film. De plat qu’il m’avait semblé, il se métamorphosait en un lieu à trois dimensions. Cette perception fit surgir un souvenir oublié depuis vingt ans. Enfant, j’avais connu une expérience du même genre. Encore alité, je me remettais d’une fièvre. À force de regarder le motif hachuré en croisillons de ma couverture de laine d’un rose orangé, le dessin a semblé soudainement ressortir et briller. Un sentiment d’amour extraordinaire pour cette couverture s’est alors répandu dans toute la pièce. J’ai pensé à cet instant que le monde devait vraiment être comme ça. J’ai connu d’autres expériences du même genre pendant mon enfance, mais je les ai oubliées en passant à l’adolescence. Elles sommeillaient en moi. Pendant cette promenade dans le pré, deux décennies plus tard, elles me sont revenues.

Ce monde sacré est ordinaire, mais notre expérience de l’ordinaire peut se révéler magique. Nous pouvons avoir un aperçu du sacré quand nous abordons avec fraîcheur notre monde usuel, familier, comme si c’était la première fois. Le photographe Freeman Patterson décrit magnifiquement cette expérience :

« Avez-vous remarqué, lorsque vous rentrez à la maison, après des vacances, à quel point vous êtes beaucoup plus sensible aux détails du lieu où vous habitez ? Vous jetez un coup d’œil dans la maison, au moment d’y entrer, et il se peut que certaines choses vous semblent même peu familières pendant quelques minutes. Vous constatez que le lierre qui grimpe le long de la fenêtre a quelque chose de spectaculaire, que la couleur des murs du salon tire beaucoup plus sur le crème que sur l’ivoire. Vous remarquez que la lumière du soir tombe sur le tapis au pied de l’escalier, vous ne vous rappelez pas avoir vu cette lumière auparavant. Mais ces moments sont furtifs, peu à peu tout redevient familier, tout est à sa place, et vous cessez de voir une fois de plus. »

Il y a quelque chose qui tient de la magie quand on découvre que le monde et tout ce qu’il renferme est bon, plein de sens et entier. On s’éveille au monde frais, superbe, qui est déjà là, on se retrouve au centre de ce monde et on sait totalement qui on est et ce qu’on est. On découvre qu’on aime ce qu’on voit. Aider les autres a aussi quelque chose de magique. Comme on peut s’occuper de soi-même et de son propre monde, on peut tout autant prendre soin des autres, y compris de la fourmi qui transporte des miettes sur l’armoire.

On peut voir la magie avec les yeux du cœur. On peut trouver cette magie en apprenant à vivre magnifiquement, corps et âme, avec bonté, les yeux grands ouverts. Pour la déceler, il faut voir le sacré dans un brin d’herbe, redécouvrir les dieux qui nous entourent avec leur énergie et nous réveillent. On surprend la magie dans les messages que fait entendre le cri obsédant du huard au-dessus du lac paisible, ou dans le cliquetis de la pluie qui tombe sur le carreau. Elle se dissimule dans l’énergie qui se dégage du soleil et des étoiles, ou dans le tourbillon créé par un coup de vent dans un champ de blé.

Découvrir la magie, c’est aussi découvrir la joie, la tristesse, l’amour. C’est savoir quoi accepter, quoi rejeter, comment avancer sous la lumière du bon sens, et comment refuser de se complaire dans l’obscurité de l’esprit névrotique, qui s’endort comme le soleil couchant. Découvrir la magie, c’est sentir enfin le soulagement que procure la faculté de se détendre dans ce monde, avec une énergie dénuée d’effort et le cœur en joie. Ça n’a rien de sentimental. C’est précis, c’est vrai.

Au cœur de la plupart des traditions axées sur la spiritualité ou la guérison, d’un bout à l’autre de la planète, on retrouve ce principe qui consiste à reconnaître et à cultiver le caractère sacré du monde. Faire l’expérience du sacré est courant chez les autochtones de l’Amérique du Nord et du Sud, mais aussi dans de nombreux autres pays: Afrique, Chine, Japon ou Australie. Il faut voir toutefois que notre société moderne et technologique a perdu beaucoup de ce sens du sacré. Il est toujours possible néanmoins, pour ceux d’entre nous qui sommes captifs de ce « monde moderne », de faire l’expérience du caractère sacré de l’univers et d’en être touchés profondément.

Cette possibilité, cette capacité innée à prendre soin de nous-mêmes et de l’univers est une expression de la bonté primordiale de tout être humain. Notre bonté fondamentale repose sur cette capacité de vivre pleinement, passionnément, à fond, éveillés. Elle s’appuie sur cette aptitude à rester totalement sensibles à nos vies et à les vivre de tout cœur, peu importe les virages à négocier, sans oublier notre capacité de nous soucier des autres et de nous-mêmes.

Dans l’ensemble, la société moderne a rejeté l’idée même de la bonté primordiale des êtres. La croyance selon laquelle l’être humain est marqué d’une faute fondamentale et indéracinable – un « péché originel » – domine, y compris parmi ceux qui ont laissé de côté les religions traditionnelles. Le sentiment de culpabilité et de honte d’avoir commis une faute, dont on n’a aucun souvenir, s’est transmis d’une génération à l’autre jusqu’à aujourd’hui. Nous avons l’impression d’avoir commis une grave erreur, il y a très longtemps, quelque chose d’ineffaçable qui nous rendrait peu méritant. Comme nous croyons à cette idée, il nous est très difficile d’accepter ou même de comprendre le principe de la bonté primordiale.

La croyance en ce qu’il y a de foncièrement répréhensible en nous-mêmes est enracinée à un point tel depuis toujours que nous y adhérons sans broncher, comme s’il s’agissait d’une vérité immuable à propos de la nature humaine. C’est pourtant loin d’être une vérité universelle. Voici ce qu’en dit Chogyam Trungpa, le Dorjé Dradul :

« Comme je suis issu d’une tradition qui insiste sur la bonté humaine, ce fut un choc pour moi de découvrir la tradition occidentale du péché originel… Il me semble que cette notion ne se limite pas aux idées religieuses en Occident. Elle traverse en fait toute la pensée occidentale, notamment celle des psychologues. Chez les patients, les théoriciens et les thérapeutes, on semble se préoccuper beaucoup d’une sorte d’erreur originelle, qui serait la cause d’une souffrance ultérieure – une espèce de punition pour cette faute. On constate que le sentiment de culpabilité ou de se sentir blessé est très répandu. Que les gens adhèrent ou non à cette idée de péché originel ou à celle de Dieu, d’ailleurs, ils semblent penser avoir fait quelque chose de mal dans le passé et croire qu’ils en sont maintenant punis. »

L’idée de péché originel n’est pas tout à fait fausse, si on perçoit le péché comme une tendance à opter pour un comportement destructeur, à douter de soi-même, à ne pas s’aimer, tendance qui s’est transmise des parents aux enfants, de génération en génération. Cette idée reste utile quand elle nous rappelle notre propension à l’égoïsme et à l’égotisme : ce que les enseignements Shambala appellent notre « cocon ». La notion de péché originel, sentie comme partie de la nature humaine dont on ne peut jamais se libérer, ne fait toutefois qu’accroître le manque de confiance en soi et la haine de soi. Comme l’affirme le Dorjé Dradul, l’idée selon laquelle il y aurait une faille dans la nature humaine, une blessure inguérissable, s’est immiscée mine de rien dans nombre d’institutions qui conduisent nos vies: les sciences, le système d’éducation, la théorie économique, et de nombreuses approches de psychothérapie.

Nous croyons que quelque chose d’important manque dans notre vie. Nous exprimons ce sentiment de mille et une façons : nous nous sentons désertés, découragés, incapables d’émotions, dépressifs, anxieux ou inaptes à créer des liens. Il nous arrive même de le sentir dans notre corps, comme un mal aigu au centre de la poitrine. Cette faim intérieure très profonde est ressentie dans l’ensemble de la société, même chez ceux d’entre nous qui vivent dans un confort relatif et une richesse qui auraient paru inconcevables il y a un siècle. Notre éducation nous montre fort peu comment satisfaire cet appétit. Nous grandissons avec une vision bien étroite et si réduite de la façon de mener notre vie. Nous nous agitons à poursuivre des objectifs vides et dénués de sens auxquels nous ne croyons pas vraiment. Nous dérivons sur une mer d’anxiété et de confusion. Nous perdons contact avec le cœur authentique, notre bonté primordiale. Beaucoup se demandent de nos jours: « Mais qu’est-ce que je veux vraiment ? » Ce n’est pas une interrogation anodine. C’est une question qui pénètre au fond du cœur.

Nous voulons trouver un sens à notre vie, des valeurs, de l’authenticité, une profondeur. Trouver quelque chose de réel, éprouver une expérience avec intensité, totalement. Pourtant, on ne sait pas très bien ce qu’on veut. Même si on essaye de cerner avec précision ce qu’on cherche, une sorte de regret non exprimé demeure. On désire vraiment quelque chose de plus que les dogmes de diverses traditions spirituelles, religieuses ou de guérison. Ce désir touche à quelque chose de commun à l’expérience réelle de tout un chacun. Cette soif d’authenticité est forte au point de nous pousser à agir, à chercher un autre mode de vie. Il ne s’agit toutefois pas d’une quête axée uniquement sur la croissance personnelle; elle concerne aussi la collectivité – les rapports avec d’autres, de même qu’avec toutes les espèces qui partagent notre planète. Nous sommes nombreux à désirer ardemment construire une société humaine qui aime la terre et les créatures qui y vivent, une société qui reconnaît et cultive la bonté humaine dans ce qu’elle a de fondamental. Toutes les traditions axées sur la spiritualité ou la guérison font l’hypothèse qu’il nous est possible d’y arriver.

Au lieu de se résigner à vivre une vie étroite et tordue, on peut se mettre en quête d’expériences pratiques de plénitude et de bonté, quelque chose d’entier qui ne cloisonne pas l’intérieur et l’extérieur, le spirituel et le matériel. Mettre au jour la bonté primordiale des êtres humains est le fondement de toute voie spirituelle authentique, de même que le point central du travail de transformation proposé par certaines psychothérapies modernes.

Dans son ouvrage intitulé Care of the Soul, Thomas Moore, psychothérapeute, écrit :

« C’est l’objectif de la voie de l’âme : sentir l’existence ; il ne s’agit pas de maîtriser le combat et l’anxiété que renferme la vie, mais, au contraire, de la connaître de première main, de vivre pleinement en contexte. »

Pour Moore, l’âme n’est « pas une chose, mais bien une qualité, une dimension de l’expérience de la vie et de nous-mêmes ». Elle a quelque chose à voir avec la profondeur, la valeur, les liens, le cœur et ce qui nous est personnel. Nous sommes nombreux à avoir perdu contact avec l’âme, et nous avons follement envie de retrouver cette bonté primordiale en chacun de nous, de nous en soucier.

La croyance en la bonté fondamentale de tout être est la base même des enseignements bouddhiques, mais aussi des modes de vie taoïste et confucianiste. Toutes ces voies ont exercé une influence sur les enseignements de Shambala. Chez les bouddhistes, la bonté primordiale s’appelle nature-de-bouddha. Le mot bouddha signifie littéralement « éveillé ». Comme le dit du reste un de nos contemporains, le grand maître et yogi tibétain Ugyen Tulku Rinpoché :

« La nature-de-bouddha est présente en chacun de nous et chez tous les êtres, sans aucune exception (…) Notre nature-de-bouddha (…) est dite vide et éveil qui se connaît et existe de lui-même. L’aspect vide, l’essence, est semblable à l’espace qui imprègne tout. La capacité de connaître et de percevoir est inséparable de ce caractère vide, et c’est l’éveil fondamental. On dit que la nature-de-bouddha existe d’elle-même parce qu’elle n’est faite de rien ni créée par quiconque. Cet éveil qui existe de lui-même est présent chez tous les êtres sans exception. »

Tous les êtres sont doués de la nature-de-bouddha, enfouie sous leurs manières d’agir ou de croire rigides, étroites ou conditionnées. Elle est cachée tel un joyau dans un tas d’ordures.

Ugyen Tulku Rinpoché ajoute:

« La nature-de-bouddha est déjà présente comme nature de notre propre esprit, tout comme la brillance immuable du soleil dans le ciel. Mais, étant donné notre pensée dualiste, le soleil de la nature-de-bouddha n’est pas évident; nous ne le voyons pas… Les pensées conceptuelles qui traversent notre esprit jour et nuit dissimulent cette nature, tout comme le soleil se couvre momentanément de nuages et semble se cacher. Les nuages de l’ignorance empêchent de reconnaître la nature-de-bouddha. »

Tout être peut s’éveiller, découvrir sa nature-de-bouddha et faire en sorte qu’elle s’épanouisse. Les bouddhistes reconnaissent qu’il faut déployer une vigueur inouïe et s’engager à fond à rester authentique pour que la nature-de-bouddha donne ses fruits. Les bouddhistes prennent acte de la crasse, de la tendance à la pensée dualiste qui recouvre notre nature-de-bouddha et divise l’expérience en bien et mal, moi et toi. Pour eux, toutefois, la crasse, les déchets se comparent au fumier qui peut se transformer en nourriture afin de créer un superbe parterre de fleurs, et non à quelque chose qui éloigne à jamais de notre bonté primordiale.

Les traditions confucianiste et taoïste ont aussi vu la bonté primordiale chez les êtres, ainsi que la nécessité de s’entraîner pour la faire émerger. Mencius, qui vécut de 371 à 289 avant J.-C., fut le premier confucéen à enseigner explicitement la bonté fondamentale propre à la nature humaine :

« Si vous laissez les gens se fier à leurs sentiments (nature d’origine), ils seront en mesure de faire le bien. Dire que la nature humaine est bonne ne signifie rien d’autre. Si l’homme fait le mal, ce n’est pas dû à sa disposition naturelle. Le sentiment de commisération est présent chez tous les êtres, et c’est ce qu’on appelle l’humanité. Celle-ci ne nous est pas entrée dans la tête de l’extérieur. C’est déjà là depuis le début. Sauf qu’on ne pense pas à la retrouver. C’est pourquoi il est dit : « Cherche et tu la trouveras, ne t’en occupe pas et tu la perdras. »

Hsun Tzu (298-238 avant J.-C.), commentateur confucéen quasi contemporain de Mencius, affirma, pour sa part, que la nature humaine est mauvaise et qu’elle doit être formée pour venir à bout du mal. Il reconnaissait toutefois à l’homme une aptitude à apprendre presque infinie. Pour Mencius, cette aptitude est elle-même un aspect de la bonté inhérente et montre que les tendances « mauvaises » ne sont pas fondamentales. Le débat entre les disciples de Mencius et ceux de Hsun Tzu a fait rage pendant des siècles, bien que la différence de point de vue ne soit pas si essentielle. Comme le fait remarquer Tai Chih, ce néo-confucianiste du XIIIe siècle:

Mencius parle de la [nature fondamentale] et ce qu’il appelle la bonté renvoie à cette droiture et à cette grandeur. Il souhaite la favoriser. Hsun Tzu, de son côté, parle de [nature conditionnée] et ce qu’il appelle la méchanceté de la nature humaine, c’est ce qu’elle a d’erroné et de grossier. Il voulait y apporter un remède, la maîtriser. L’enseignement de Mencius vise ainsi à renforcer ce qui est déjà pur, de sorte que les souillures tendent à disparaître d’elles-mêmes. En revanche, l’enseignement de Hsun Tzu consiste à faire disparaître l’activité qui souille.

Ce débat en reflète un autre, similaire, toujours vif en Occident. La nature humaine est-elle foncièrement souillée par le péché – agressive, pour employer un mot moderne -ou ces caractéristiques ne sont-elles que des obscurcissements qui nous séparent de notre bonté primordiale ? La vision du Soleil du Grand Est à propos de la nature humaine peut être résumée succinctement par Wang Yangmin, sage qui vécut au XVIe siècle :

« Tout être porte un sage dans son cœur. Mais les gens ne croient pas pleinement à ce sage et l’enfouissent profondément. »

Et, pour finir, Liu I-Ming, sage taoïste du XVIIIe siècle, avait coutume de dire:

« Au départ, la nature humaine est foncièrement bonne. A l’origine, il n’y a pas de différence entre le sage et la personne ordinaire. C’est l’énergie des habitudes accumulées qui crée peu à peu la différence entre les sages et les gens ordinaires. »

Notre bonté primordiale naturelle n’existe pas par contraste avec ce qui serait « mauvais » en nous-mêmes. Cette bonté n’est pas quelque chose qui surgirait si au moins nous arrivions à nous défaire de toutes nos habitudes détestables, ou à saisir en quoi nos parents se sont fourvoyés lorsqu’ils nous ont élevés. Elle ne se manifesterait pas plus si l’on parvenait à devenir mince, riche, ou l’être de spiritualité idéal qu’on imagine. La bonté fondamentale de notre nature n’est pas le « bon » côté d’un monde séparé entre bon et mauvais. Quand on divise le monde de la sorte – même dans notre tête – on pose sur-le-champ des conditions sur tout ce qui est autour de soi, si bien qu’on considère telle chose comme bonne si elle répond à nos exigences et comme mauvaise si elle ne s’y conforme pas. La bonté primordiale est inconditionnée parce qu’elle ne dépend d’aucune limite, d’aucune démarcation, d’aucune condition. Aucune. C’est comme un rocher sur lequel un ruisseau coule. Le rocher reste là, que l’eau du ruisseau soit chaude ou froide, qu’elle coule lentement ou non, ou pas du tout.

Au niveau le plus fondamental de notre être, nous avons tout ce qu’il faut pour célébrer la vie sur cette planète. Notre corps, par le biais des perceptions sensorielles, nous branche à une réalité qui peut nous éveiller au sacré. Nous sommes en mesure de faire l’expérience de notre monde comme étant sain, direct, réel. Il nous suffit de vouloir le faire. Quand on se tient debout sur le sol, il nous supporte – d’ordinaire, on ne s’enlise pas dans des sables mouvants. Quand on respire, on inhale de l’oxygène qui donne vie – en général, on ne respire pas des gaz nocifs. Quand on mange, on nourrit son corps de bons aliments qui ont poussé dans la terre – habituellement, on ne mange pas de poison. Quand on prend un bain, on se lave avec de l’eau fraîche, pure – il est rare qu’on se baigne dans un dépotoir à produits chimiques. La terre se soucie de chacun. Si on y fait attention, elle continuera de prendre soin de tous. La terre est fiable et bonne. C’est élémentaire.

Mais la bonté primordiale est même plus fondamentale que tout cela. C’est le vaste espace vivant, ouvert et créateur qui imprègne et illumine tout. Sans cet espace, on ne pourrait ni bouger, ni voir, ni entendre, ni même vivre. C’est la bonté la plus élémentaire qu’on puisse imaginer. Elle préexiste à la pensée ou à la naissance de quoi que ce soit. Tout est créé à partir de cet espace et y vit. Chacun d’entre nous en est imprégné. C’est dans cet espace que nous vivons, bougeons, respirons. L’espace où on vit n’est pas une idée abstraite; pour nous, il est aussi proche et intime que l’eau peut l’être pour le poisson.

Il n’est pas aisé de penser à ce profond niveau de bonté primordiale, mais on peut le sentir. Quand une foule s’amasse, on voit une foule. Quand une foule de sons sont réunis, on entend un bruit. Quand on a une foule de pensées, on se tape un mal de tête. Le monde se referme sur nous. On se sent claustrophobe : c’est la peur. En revanche, quand on laisse entrer dans son esprit l’espace de la bonté primordiale, les pensées s’illuminent, comme si on avait appuyé sur l’interrupteur dans une pièce sombre.

Lorsqu’on voit l’espace physique autour d’un objet, on peut voir cet objet se découper clairement. On en perçoit les détails. Quand il y a du silence autour d’un son, on peut en entendre chacune des notes. C’est comme ça que l’espace de la bonté primordiale peut transformer nos perceptions. Mélanger l’espace créateur de la bonté primordiale avec nos perceptions suffit pour que subitement, comme par magie, le monde soit là, dans toute sa réalité, tel qu’il est: authentique, bon, sacré. On peut découvrir son monde de bonté primordiale dans l’espace et aussi dans les détails.

Comme on partage tous la même terre et le même espace créateur et vif de la bonté primordiale, nos vies sont profondément entremêlées et reliées. Le sentiment d’ouverture à l’autre qui nous porte parfois à faire des gestes généreux, grands ou petits, prend sa source dans cet entrelacement de nos existences. Même si nous n’hésitons pas d’habitude à nous mettre sans tarder à « vouloir du bonheur » pour notre petit cercle d’amis ou de parents, notre intérêt pour le bien-être d’autrui peut aller beaucoup plus loin. Notre cercle de préoccupation s’élargit naturellement à de parfaits étrangers, par exemple quand nous voyons des reportages télévisés sur les guerres ou les désastres. Souvent, les gens n’hésitent pas à risquer leur vie quand ils constatent que celle d’un parfait étranger est en péril. Cette disposition à prendre soin, cette intelligence nous a conduits à collaborer les uns avec les autres, à construire maisons et autoroutes, à faire pousser et à manger des aliments sains, et à créer et maintenir des sociétés humaines. Sans l’intégrité et la courtoisie qui viennent de notre bonté primordiale, il serait impossible pour les hommes et les femmes ordinaires de vivre en collectivité. Pour contribuer à bâtir une société saine, il faut commencer par soi-même, apprendre à se connaître, à redécouvrir que notre bonté primordiale est à la fois réelle et très personnelle.

Extrait de « Shambala » Jeremy Hayward © Ed. Le seuil.

 

<<Retour à la revue