Ecologie et vie sacrée

Entretien avec Lama Denys Rinpoché par Jean-Christian Gunsett

La vie sacrée est ce qui se vit au-delà de l’individualité égotique et passionnelle ; le cheminement nécessite l’apprentissage d’un changement de mentalité qui inspirera finalement une nouvelle relation à l’environnement.

Au moment où semble de plus en plus importante la prise de conscience des risques que font courir à notre planète et à l’humanité les progrès modernes, Karma-Ling accueille le Conseil d’administration élargi au Réseau Français des Ecovillages. Localement, vous avez lancé la création d’un projet ambitieux : l’’« Ecosite sacré Karma-Ling-Val St-Hugon », pouvez-vous nous en indiquer le contenu ?

Lama Denys : Le principe d’un site, d’un lieu de vie, où l’on vive en harmonie, suivant une économie sacrée c’est-à-dire écologique, dans une dynamique de non-violence, remonte à l’origine même de ce lieu. Il fut apparemment un haut lieu celtique avant d’être consacré, sanctifié par les Pères Chartreux qui y fondèrent un monastère en 1173. Ils furent chassés en 1793 durant la Révolution Française. Le monastère tombé en ruine fut racheté en 1979 et rénové par des bouddhistes dauphinois. On y enseigne depuis 20 ans le Dharma, c’est-à-dire la tradition du Bouddha dont l’approche, la vision, en provenance d’Inde et du Tibet, est foncièrement écologique au sens d’apprendre et de cultiver l’harmonie de la vie. Il y eut depuis1980, d’abord implicitement, puis explicitement, l’idée d’en faire un lieu de « vie sacrée », d’harmonie intérieure et extérieure.

L’idée et son application se sont diffusées petit à petit. C’est la dynamique qui conduisit à la création, il y a quelques années, de l’association des « Amis du Val St-Hugon ». Elle regroupe dans cet esprit des membres des municipalités environnantes et des personnes motivées. A ma façon, je dirais qu’il s’agit d’essayer de développer, dans le contexte de notre histoire et de notre site de moyenne montagne, un Ecosite sacré pour une qualité de vie authentique intérieure et extérieure, intégrant le patrimoine et les richesses du terroir avec les possibilités d’un tourisme naturel, culturel et spirituel. Le tout dans un esprit éthique de responsabilité locale et globale. Je devrais vous laisser la parole puisque vous êtes maintenant le coordinateur de ce projet.

Oui, mais le projet d’ « Ecosite » tel qu’il est conçu ici est un peu différent de la philosophie des « Ecovillages ». Nous comptons agir avec le tissu social et les habitants du lieu, en essayant de faire prendre conscience de la nécessité d’appliquer ces principes de défense de l’ « Habitacle » pour le bien présent et futur. C’est une démarche originale, novatrice et particulièrement intéressante, d’autant qu’elle associe les élus des communes. La démarche va un peu à l’inverse de ce qui est fait ailleurs.

Lama Denys : Oui, nous allons en quelque sorte de l’intérieur vers l’extérieur. Plutôt que de prendre un lieu et de le transformer ou d’essayer de le transformer extérieurement, l’approche va dans le sens d’une transformation de l’intérieur, dans l’apprentissage d’un changement de mentalité, d’une nouvelle façon de penser, développant finalement une relation différente à l’environnement, à la nature, aux autres, à l’altérité en général.

Comment réaliser cette grande ambition ?

Lama Denys : Comme vous le savez, nous en sommes encore à un stade tout à fait embryonnaire. L’association des « Amis de Val St-Hugon » se propose de conduire une enquête auprès des personnes de notre vallée, en partant du plus proche, vers le lointain, pour essayer de voir, de comprendre ce que chacun souhaite, ce dont chacun rêve au plus profond de soi-même en termes de vie authentique, de vraie richesse de la vie.

La liste des souhaits pourra s’ordonner et s’appliquer en projets concrets comme par exemple de voir revenir les poissons dans nos rivières. C’est une approche très pragmatique qui a déjà été testée dans certains pays d’Europe du Nord. Elle donne de bons résultats. Il s’agit de gagner l’adhésion des personnes concernées en leur faisant comprendre qu’elles y trouveront un plus et un mieux en terme de qualité de vie authentique et que la réalisation de ces objectifs dépend avant tout d’une motivation et d’un changement de mentalité.

Vous employez souvent les termes d’écologie sacrée et de vie sacrée. Qu’en est-il ?

Lama Denys : En effet, mais par sacré, nous n’entendons pas quelque chose de religieux au sens habituel. Nous entendons simplement ce qui se vit au-delà de la petite individualité égotique, passionnelle, dans laquelle nous fonctionnons habituellement : cet état qui est au-delà de nos barrières et blocages égocentrés. Dans ce sens, nous parlons de vie sacrée ou d’écologie sacrée.

Faisant écho aux aspirations des Traditions primordiales membres de l’OTU, vous avez proposé la constitution de « sanctuaires » de traditions autochtones jumelées à des « Ecosites sacrés ».

Lama Denys : Lorsque le Dalaï-Lama répondit à notre invitation et vint ici en avril 1997, se tint pendant une semaine une rencontre inter-traditions. Elle regroupa différentes traditions monothéistes mondiales et autochtones primordiales. Cette rencontre déboucha comme vous le savez sur la création de l’OTU, dont vous êtes le Secrétaire Général. En fait, nous avons alors tous perçu l’importance de ce qui nous unit en des valeurs fondamentales et universelles, dans le respect de la diversité et de la spécificité de chacun. Différentes traditions vivent les mêmes valeurs humaines fondamentales d’expérience d’harmonie, de non-violence, de compassion dans des niches socioculturelles et écologiques différentes. Il existe une unité qui coexiste avec la diversité conçue indéniablement comme une richesse. Tout comme la bio-diversité est une richesse de la vie, la « traditio-diversité » est une richesse du patrimoine spirituel de l’humanité, adaptée à différents milieux et aspirations.

Dans ce contexte, nous nous sommes souvenus qu’il y a quelques années, Kundün, le Dalaï-Lama, avait proposé un plan en cinq points pour le Tibet. Il proposait alors que le Tibet, centre de l’Asie et Toit du Monde, devienne un sanctuaire : une zone démilitarisée et dénucléarisée, de non-violence et de rencontres fraternelles inter-traditions. Nous avons étendu cette idée pour inspirer le développement de sanctuaires, fondés sur le même principe, là où des traditions autochtones ont suffisamment d’autonomie, et où elles sont propriétaires et maîtresses de leurs terres et de leur organisation. Beaucoup de Traditions primordiales aspirent à développer de tels sanctuaires qui leur permettraient de maintenir leur identité traditionnelle, culturelle et écologique chez elles. Dans une perspective globale de tels sanctuaires répartis sur les cinq continents et maillés entre eux en « réseaux » pourraient échanger fraternellement et s’entraider de différentes manières.

Cette idée de maillage se trouve aussi dans le mouvement d’Ecovillages, d’Oasis en tous lieux ou autres, comme il s’en développe actuellement en Occident où des « sites » se construisent autour d’un « attracteur » de cœur, rassemblant des personnes dans une même dynamique. De tels réseaux développent des formes d’économies parallèles, d’échanges directs, S.E.L. etc. Ensuite l’idée est d’encourager le jumelage d’ « écosites occidentaux » avec des « sanctuaires primordiaux ». Par expérience, je pense que chacun peut beaucoup apprendre de l’autre. Cela demanderait des précautions et une réelle motivation, il pourrait y avoir là une réelle communication transculturelle et transtraditionnelle pour le bien des uns et des autres.

A la fois solidarité et échanges entre personnes qui partagent des valeurs communes dans des environnements différents ?

Lama Denys : Avec en plus l’expérience de la nature, en même temps que se développeraient des formules d’échanges, de services et de compétences complémentaires entre personnes qui partagent un même idéal de vie sacrée. Des « sanctuaires primordiaux » pour pouvoir exister et subsister dans le contexte actuel doivent recevoir un certain nombre de « savoir-faire » dont les Ecovillages sont dépositaires. D’autre part, les traditions primordiales sont quant à elles dépositaires d’une profonde intelligence de l’interdépendance de l’habitant et de l’habitacle, incarnée dans la chair d’une solidarité tribale, ce dont a besoin tout écosite. De plus, l’intelligence de l’interdépendance globale et la solidarité de la famille humaine sont indispensables pour le sauvetage de la planète. Des ponts profonds peuvent s’établir entre ces deux modèles.

Vous êtes à l’origine de la formule : « Ecologie extérieure sans écologie intérieure n’est qu’illusion ». Comment atteindre ce niveau d’écologie intérieure ?

Lama Denys : Par écologie intérieure, nous entendons une attitude de non-violence avec soi-même, son corps et particulièrement une attitude de non-violence de son propre esprit. Si intérieurement l’esprit est mu par des violences passionnelles, cela se traduira inévitablement en comportement extérieur. Intérieur et extérieur sont interdépendants. Sans un changement intérieur de mentalité et de relation, vouloir un changement extérieur est illusoire.

Nous projetons nos comportements dans le monde et aussi longtemps que notre fonctionnement interne est fondé sur l’égoïsme, l’avidité et ses passions, nous ne ferons que reproduire, dans notre environnement externe, les mêmes schémas vampiriques, captatifs et destructeurs, les mêmes schémas de violence et d’agressions. L’action sur le monde, sur l’environnement, et l’action sur soi en son for intérieur vont de pair et sont inséparables. Développer l’harmonie intérieure, ce que l’on nomme quelquefois le chemin spirituel ou mieux, l’approche de la vie sacrée, est indispensable.

Comment inverser la tendance ?

Lama Denys : Il est nécessaire d’une part qu’il y ait un travail sur soi, personnel, spirituel, pour réaliser notre nature véritable, celle de la vie sacrée. D’autre part, vivre la règle d’or, qui consiste à « ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous soit fait, et, en revanche, faire aux autres ce que l’on souhaiterait qu’il nous soit fait », est fondamental. L’autre, l’altérité, c’est moi !

Alors, comment y parvenir ?

C’est ce que font toutes les traditions authentiques, chacune à sa façon. Dans les échanges au sein de l’Organisation des Traditions Unies, nous voyons se dessiner la base d’un dénominateur commun des différentes traditions qui peut prendre la tournure d’une spiritualité en quelque sorte agnostique. Au sens où ce dénominateur commun ne prend pas en compte les croyances spécifiques des uns ou des autres. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas là d’athéisme, ni d’une forme de syncrétisme composite de style « new-age ». Il s’agit, dans une perspective humaine, profonde, pleine et totale avec l’intelligence de la vie sacrée qui anime tout homme, la vie tout court, de poser les bases d’une vision et d’une pratique sacrées qui permettent un authentique cheminement d’intériorité, indépendamment de toute croyance au sens d’adhésion à un dogme.

Une telle approche peut être fondée sur la compassion, la douceur, la non-violence, la bonté. Comme le dit souvent le Dalaï-Lama : Les humains peuvent se passer de religion mais pas de compassion et de chaleur humaine. Je crois que cette notion d’éthique et de spiritualité agnostique, et par-là même globale, est très importante dans la mesure où elle est susceptible de répondre à la soif de sens qui est en chacun de nous.

Dans la perspective de l’unité dans la diversité que nous évoquions précédemment, le dénominateur commun agnostique peut être complété par les croyances religieuses spécifiques de ceux qui en font cas. Cette dynamique revitaliserait même les grandes religions, car comme cela fut dit lors de la Rencontre Inter-Traditions : Aujourd’hui, le monde a une indigestion de religion mais est affamé de spiritualité.

NOTES:

(1) Union Bouddhiste Européenne

(2) Organisation des Traditions Unies – Hameau de St-Hugon – F 73110 Arvillard – Tel. : +33 (0)4 79 25 73 11 – fax : +33 (0)4 79 25 78 08

(3) Voir descriptif. L’“Ecosite du Val St-Hugon ” est membre du Réseau Français des Ecovillages

 

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