S’unir : action authentique et société éveillée

Jeremy Hayward

Est-il possible d’imaginer une véritable société éclairée dont tous les membres pourraient se faire confiance, cesser d’être sur la défensive parce qu’ils savent qui ils sont et ont foi en eux-mêmes ? Une société dans laquelle il serait possible de se détendre, sans avoir l’impression de devoir se protéger contre les autres ? Une société où l’on s’entraide, où l’autre compte, où l’on prend soin de la planète ? Une société où les gens sont pleins d’entrain, joyeux, à l’écoute des fleurs, des rochers et des dralas 1, et dansent avec leur énergie ? Peut-on vivre au cœur d’une sphère d’énergie magique, puissante, où il est possible de jouer, danser, célébrer la bonté avec ses compagnons guerriers, qui ont un cœur tendre, une nature douce et les yeux grands ouverts ? Tout ça a t-il l’air du Merveilleux Monde étourdissant de Walt Disney ? Ce n’est pourtant pas un fantasme. Cela s’est fait dans le passé et on peut le refaire aujourd’hui, à condition de s’aider les uns les autres. Nous sommes tous ici, y compris les dralas, et ensemble on peut y arriver.

La société éveillée semble bien loin de nous. Cependant, avec le concours des dralas, on peut toucher à l’énergie éveillée et la ramener sur terre. Établir une telle société, c’est surtout une question d’entrer en rapport avec la terre réelle où l’on séjourne, de s’y ouvrir avec bravoure et tendresse, et de s’en occuper. Le Dorjé Dradül disait :

« On pense trop souvent que, pour régler les problèmes sur terre, il faut la conquérir au lieu de la toucher, de toucher le sol. C’est une des définitions de la mentalité du soleil couchant : essayer de dominer la terre pour échapper à la réalité. On trouve une foule d’atomiseurs conçus pour empêcher de sentir le monde tel qu’il est, et toutes sortes d’aliments traités pour qu’on ne goûte pas aux ingrédients crus. La vision Shambhala ne cherche pas à inventer un monde fantaisiste où personne ne voit du sang ni ne fait de cauchemars. Elle se fonde sur l’action de vivre sur cette planète, la vraie terre où l’on fait des récoltes, celle qui nourrit notre existence. On peut apprendre à vivre sur cette terre : comment camper, planter une tente, monter à cheval, traire une vache et faire un feu. Même si nous vivons dans une ville au XXe siècle, nous pouvons apprendre à connaître le sacré, le maintenant de la réalité. C’est le fondement même de la création d’une société éveillée. »

On commence à la case départ et on fait un tout petit pas, puis un deuxième, puis, tout à coup, on se rend compte qu’on fait des pas-de-géant. Quand on met une graine en terre, on la nourrit et l’arrose, on en prend soin. Elle produit de tendres pousses, incertaines, hésitantes, effrayées peut-être de se faire marcher dessus ou dévorer par le chat. En très peu de temps, elle est devenue un superbe buisson. Les débuts sont lents, puis tout démarre avec vigueur et énergie. On peut commencer lentement, avec patience, mais il ne faut pas oublier que les années filent. On dispose de si peu de temps pour créer cette société éclairée. On n’a pas d’heures à perdre à se laisser fasciner par le cocon. Les années passent à toute allure : on trouvait que bébé mettait bien des mois à apprendre à marcher, mais déjà il quitte le foyer. Quand on est très jeune, on croit avoir tout le temps devant soi, et quand on arrive au milieu de sa vie on sait bien qu’il en reste très peu.

Pourtant le temps ne finit pas. Quand on renonce au monde du soleil couchant, on découvre que la société éveillée est déjà en place et, soudain, on a bel et bien plein de temps. Le temps c’est maintenant. Avançons donc avec l’énergie de ce grand et merveilleux monde sacré, étrange et débordant de magie. Les huards sont magiques, l’électricité est magique. Il y a aussi de la magie dans notre boulot, chez notre amoureuse, à condition de ne pas mentir. Ne renions pas le monde en essayant de le planifier, de faire des combines ou des calculs. Inutile de chercher une poignée pour s’agripper à notre chère vie. Pas besoin de stabilité pour s’amuser avec les phénomènes et danser sur une musique de cha-cha-cha. Pas besoin d’attendre de trouver quelqu’un à qui faire confiance : avoir confiance en soi-même est bien suffisant. Il faut nous dire que le monde entier est digne de confiance et bon parce que nous le sommes nous-mêmes. Ayons un sourire secret : nous savons que c’est vrai.

Notre monde est tellement grand, énorme. Ne nous restreignons pas, ne nous arrêtons pas au nom d’idéaux comme la « croyance populaire », la « rectitude politique », le « bon jugement », la « science », la « liberté artistique », ou quoi que ce soit d’autre. On peut avoir du bon temps tous ensemble. On peut avoir du plaisir, mais un vrai plaisir, qui comprend de bonnes bagarres amicales. On sait que le bon et le mauvais, le bonheur et la tristesse, l’amour et l’irritation font tous partie du grand festin. On peut les laisser arriver dans la bonté primordiale. On peut s’unir à ceux qui ont les mêmes préoccupations, et en inviter d’autres. Alors, quand on regardera tout autour, on verra que rien ne sert de se débattre ni de créer quoi que ce soit – le monde est déjà éveillé.

C’est Ôsel Rangdrôl Mukpo, fils et successeur du Dorjé Dradül, qui dirige aujourd’hui la communauté de Shambhala. Il faisait observer à un groupe d’étudiants engagés sur la voie Shambhala :

Quand on pense à la société éveillée, on a souvent l’impression de devoir créer quelque chose. Je crois qu’il est essentiel de se rendre compte que rien n’est créé. Tout existe déjà. L’éveil d’une société préexiste. Il s’agit de se mettre au diapason de la situation. On pourrait se rendre alors dans des pays dont le mode de vie se fonde sur des principes de compassion et des enseignements comparables sur la manière de bâtir une société éclairée, et on verrait que la corruption et l’abus y existent aussi. Je ne pense donc pas qu’on puisse imiter aucun de ces exemples. Nous essayons plutôt d’entrer en communication avec la dignité des uns et des autres. L’éveil et la société éveillée existent donc d’eux-mêmes. Si on prend conscience de cela, tout est alors possible.

Vivre dans une société éveillée ne veut pas dire posséder des autos qui ne touchent pas le sol ou des trucs du genre. La société éveillée est dans une large mesure juste ici, dans cette pièce, entre nous. Si nous prenons acte réellement de la bonté primordiale et du cœur tendre, de notre peur ou de tout ce que nous ressentons, nous disposons alors d’un certain terrain d’entente pour accomplir le travail. C’est ce qu’on veut dire par société éveillée.

On doit apprendre à adoucir son cœur, à l’attendrir, à le laisser être triste et même brisé. On peut pleurer ensemble et s’aimer les uns les autres. Quand on aime, on peut commencer modestement, puis voir plus grand. Par exemple, aimer son chien, pour ensuite étendre ce sentiment à ses enfants, sa conjointe, ses amis, ses collègues, aux fonctionnaires, aux dralas, et à tout le reste, y compris les oiseaux et les abeilles. Rien ne doit nous empêcher de tomber amoureux. Il faut aimer tout ce qu’on peut aimer : une grenouille, l’écorce d’un arbre, une sauterelle ou son meilleur ami. Ça n’a pas vraiment d’importance. Quand on aime, on fait entrer le monde dans une sphère plus grande où tout peut être englobé. Le maître bouddhiste Joseph Goldstein décrit ainsi l’amour authentique : « Un sentiment d’affection et de lien universel, exempt de discrimination… L’amour englobe, il est puissant – je ne parle pas ici du quasi-ennemi qu’est l’attachement, mais de quelque chose de plus profond -, il est insufflé à la conscience en éveil pour permettre de s’ouvrir à la vérité de chaque instant et de l’accepter. C’est un service qui éprouve notre lien intime à toute chose et répond à l’ensemble de la vie. » L’amour – l’amour authentique du monde sacré – c’est la clé. Son pouvoir luit partout. Les autochtones du monde entier connaissent cet amour véritable. Ils ont toujours aimé la terre, les êtres qui l’habitent ; ils s’en sont occupés et l’ont protégée. Les bouddhistes aussi connaissent cela. Ils savent comment faire naître la maitri, ou bienveillance. Les chrétiens le savent et le sentent aussi : ils comprennent l’amour de la bonté primordiale. Certains scientifiques le savent également. La meilleure science s’accomplit lorsque les chercheurs éprouvent de l’empathie pour ce qu’ils observent. Nous connaissons tous le pouvoir de l’amour vrai. Nous pouvons tous collaborer à l’établissement d’une société authentique.

Aujourd’hui, toute une société souterraine se construit, au moment où vous lisez ces lignes. Beaucoup de braves gens, les pieds sur terre, les yeux tournés vers le ciel, éprouvent ce besoin et font le vœu de « créer sur cette terre une société éclairée ». Il existe toutes sortes de mouvements – certains disent que c’est le Nouvel Age, mais qu’est-ce que ça peut faire, c’est peut-être le Vieil Age -, un flot sans fin de bons guerriers qui renaissent dans le monde sacré. Leur cri de guerrier coupe l’agression et propose de l’amitié et une véritable affection.

Peu importe la voie que nous choisissons, faisons le travail ensemble. Nous vous avons expliqué la voie du guerrier de Shambhala. C’est une bonne voie, un chemin authentique, réel, qui se laisse travailler. Nous serions bien heureux de vous y accueillir, mais si vous êtes engagé sur une autre voie, ça va, aucun problème. Travaillons ensemble et amusons-nous allègrement. Nous pouvons désormais prendre courage, aimer et aider autrui, et créer, pour notre époque, une société éveillée.

Extrait de Le monde sacré de Shambala, chap. 14, p. 325-329. © Ed. Le Seuil, nov.1998.

Jérémy Hayward

ami intime et élève de Chögyam Trungpa, est actuellement directeur de l’éducation à Shambala Training International et enseigne, partout dans le monde, l’art du guerrier

[1] – Dralas :«Drala est un mot tibétain qui évoque l’énergie fondamentale, au-delà de la dualité. Ce mot se comprend en expliquant ses syllabes : dra a le sens d’ennemi et de ce qui est conflictuel ; et la se comprend comme «au-dessus», «au-delà». Drala est aussi cette qualité d’expérience au-delà de la dualité et de ses conflits. Nous pouvons parler du principe de drala comme étant cette qualité foncière, fondamentale de l’expérience.» Lama Denys, Extrait de l’Assemblée Gesar 1998, ©V. Lama Denys.

 

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