L’origine des cinq éléments et de leurs essences

Namkhaï Norbou Rinpoché

Tout comme l’existence conditionnée de l’individu résulte de traces karmiques, ainsi en est-il de l’existence d’univers entiers. La cosmologie de l’ancienne tradition Bön du Tibet, par exemple, explique que l’espace qui existait avant la création de cet univers était la trace karmique latente issue d’êtres des cycles d’univers précédents.

Cet espace se mut en lui-même et ainsi se forma l’essence de l’élément air ; l’ardente friction de cet air contre lui-même donna naissance à l’essence de l’élément feu ; les différences de température qui s’ensuivirent causèrent la condensation de l’essence de l’élément eau ; et le tourbillon des essences déjà existantes donna naissance à l’essence de l’élément terre, de la même façon que le lait baratté se solidifie en beurre. Ce niveau de l’essence des éléments est un niveau préatomique d’existence sous forme de lumière et de couleurs. De l’interaction des essences de ces éléments, les éléments se forment, au niveau atomique, matériel, de la même façon et dans le même ordre que leurs essences. Puis, de l’interaction de ces éléments matériels ou atomiques, ce que l’on appelle l’ « Œuf cosmique » se forme, composé des divers « royaumes » ou domaines d’existence. Ces royaumes sont ceux des divinités supérieures et des Nâgâs ainsi que les six domaines de l’existence conditionnée : ceux des dieux et des demi-dieux, des humains et des animaux, des esprits avides et des êtres infernaux. Si les essences – donc les éléments eux-mêmes ainsi que les divers royaumes – surgissent de l’espace, et si celui-ci n’est autre que les traces karmiques d’êtres du passé, cet espace n’est pas au-delà du karma ni du niveau conditionné de l’existence. Il ne peut être dit fondamentalement pur depuis l’origine et parfait en soi, ce qui est la condition de la Base.

Ainsi l’état primordial, « non né mais continuant sans interruption, n’allant ni ne venant, omniprésent… au-delà du temps et de l’espace, existant depuis l’origine », comme dans le Chant du Vajra, pourrait être comparé à l’essence de l’élément espace, omniprésent et incréé, et pourtant fondement de toute existence.

Les enseignements Dzogchen considèrent le processus originel cosmique d’une façon similaire à celle de la tradition Bön, mais légèrement différente. Dans le Dzogchen on considère que l’état primordial, au-delà du temps, de la création et de la destruction, est la base fondamentalement pure de toute existence, tant sur le plan individuel qu’universel. C’est la nature inhérente de l’état primordial de se manifester en tant que lumière qui, à son tour, se manifeste dans les cinq couleurs, essences des cinq éléments. Les essences des éléments interagissent (comme dans la cosmologie Bön) pour produire les éléments eux-mêmes qui constituent à la fois le corps de l’individu et toute la dimension matérielle.

L’univers est compris comme le jeu spontané de l’énergie de l’état primordial et peut être ressenti ainsi par celui qui demeure en unité avec sa condition inhérente essentielle dans l’état parfait en soi, l’état d’autolibération, l’état de Dzogchen. Mais si, du fait d’une perception fondamentalement erronée de la réalité, l’individu entre dans la confusion du dualisme, la conscience primordiale, source de toute manifestation, se perd dans ses propres projections qu’elle prend pour une réalité extérieure à elle-même et douée d’une existence séparée. Les diverses passions proviennent toutes de cette perception fondamentalement fausse et perpétuent le conditionnement dualiste dans l’individu.

Dans les explications de la Base, de la Voie et du Fruit, les enseignements Dzogchen cherchent à montrer comment est survenue l’illusion du dualisme, comment l’on peut s’en défaire et quelle est l’expérience d’un individu qui s’en est libéré. Mais tous les exemples utilisés pour décrire la nature de la réalité ne peuvent jamais la décrire qu’incomplètement car elle est, en elle-même, au-delà des mots et des concepts. Comme l’a dit Milarepa, on peut comparer la nature essentielle de l’esprit à l’espace, parce que tous les deux sont vides, mais l’esprit est conscient alors que l’espace ne l’est pas. La réalisation n’est pas une connaissance à propos de l’univers, mais l’expérience vivante de la nature de l’univers. Jusqu’à ce que nous ayons cette expérience vivante, nous serons dépendants des exemples et sujets à leurs limites.

Supposons que la Base soit un objet mystérieux que j’essaie de vous décrire. Je pourrais dire que l’objet est blanc et plutôt rond et vous allez vous en faire une certaine idée. Mais le lendemain vous pouvez entendre une autre description d’une autre personne ayant vu cet objet : vous allez alors modifier votre idée en fonction de cette nouvelle description et penser alors que peut-être l’objet est plutôt ovale que rond et d’une couleur plus nacrée que blanche. Cinquante descriptions plus tard, vous n’en savez toujours pas plus sur l’objet, changeant d’idée à chaque description que vous entendez. Mais une fois que vous avez vous-même vu l’objet, vous savez alors de façon certaine à quoi il ressemble et vous comprenez que toutes les descriptions étaient exactes, en partie, mais qu’aucune ne pouvait véritablement décrire pleinement la nature de ce mystérieux objet.

Il en va de même pour toutes les descriptions de la Base, l’état primordial qui demeure la vraie condition inhérente de l’individu, pure depuis l’origine, même si les êtres sont plongés dans le dualisme et pris dans les rets des passions…

Extrait de Dzogchen et Tantra de Namkhai Norbou© Albin Michel 1995

Namkhaï Norbou Rinpoché

Namkhaï Norbou Rinpoché est né au Tibet en 1938 et s’est installé en Italie depuis les années 60. Il y enseigne à l’Université de Naples la langue et la culture tibétaines. Norbou Rinpoché dirige depuis dix ans des retraites dans plusieurs pays et y enseigne les pratiques du Dzogchen dans un esprit non sectaire. Il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages sur la tradition Dzogchen. Il vit aujourd’hui en Italie dans le centre de Mérigar.

 

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