Les douze facteurs interdépendants

Lama Denis Rinpoché

En rapport avec les deux premières nobles vérités, voici un extrait de commentaire aux exercices du « Yoga de l’intériorité » de Kyabdjé Kalou Rinpoché. Ce texte a été préparé à partir de transcriptions, faites à l’occasion des stages de « Yoga de l’intériorité » donnés à Karma-Ling.

Dans la présentation traditionnelle des enseignements bouddhiques, on décrit le samsara comme un ensemble de douze éléments découlant les uns des autres. On les appelle “les douze facteurs interdépendants” (sanscrit : pratikya samutpada, tibétain : « tendrel tchou nyi« , écrit : rten ‘drel bcu gnyis).

Cet enchaînement de douze anneaux pris l’un dans l’autre forme lui-même un cercle : le cercle vicieux du samsara.

Le cycle des interdépendances de l’illusion est représenté dans l’iconographie tibétaine par une roue appelée “La roue de la vie”, ou « Portrait du samsara« . Chacun des facteurs y est illustré par une petite scène disposée à sa périphérie.

Ces douze éléments sont susceptibles d’interprétations à différents niveaux et selon différentes perspectives. On peut, par exemple, les envisager en relation avec les quatre voiles :

– Le voile de l’ignorance : le fait de ne pas reconnaître la nature de l’esprit telle qu’elle est ;

– Le voile des tendances fondamentales : la propension habituelle de l’esprit à tout expérimenter en mode dualiste, sujet-objet ;

– Le voile des émotions conflictuelles : tous les types de passions qui se développent entre les deux pôles de cette dualité ;

– Le voile du karma : les actes ou l’activité induits par les différentes passions.

1. Ignorance

Le premier de ces facteurs s’appelle en tibétain marikpa (écrit : ma rig pa, sanscrit : avidya), ce qui signifie “ignorance”. L’ignorance dont il s’agit ici n’est pas l’ignorance vulgaire de l’ignorant illettré, mais c’est l’ignorance fondamentale, qui correspond au premier voile, l’ignorance de la véritable nature de l’esprit, le fait de ne pas connaître la réalité ultime telle qu’elle est. Cette ignorance est le point de départ de toutes les illusions et de tous les problèmes, c’est la base de l’existence conditionnée. C’est parce que nous méconnaissons notre nature fondamentale que nous vivons dans l’illusion.

L’ignorance est symbolisée par l’image d’un aveugle qui avance à tâtons, tenant son bâton tendu devant lui. Il ne voit pas et ne sait où il va : c’est là notre état ordinaire.

2. Conditionnement

Le deuxième facteur s’appelle en tibétain doudjé (écrit : ‘du byed, samskara en sanscrit), ce qui signifie “facteur conditionnant”. Ce sont les facteurs karmiques ou karma (doudjé est ici synonyme de karma) c’est-à-dire les éléments dynamiques qui induisent et façonnent nos projections. Les samskara sont les propensions de l’esprit, les tendances latentes inscrites dans les couches les plus profondes de l’esprit, au niveau de ce qu’on appelle en sanscrit alayavijnana : la conscience fondamentale. Les tendances karmiques sont l’impulsion initiale qui oriente ou conditionne notre conscience dans un schéma d’existence, un état de conscience spécifique. C’est pourquoi on les appelle “conditionnements”.

Les facteurs conditionnants sont illustrés par le travail du potier. Le potier modèle la matière première qu’est la terre en lui donnant une forme, de la même façon que les facteurs conditionnants, ou tendances formatrices, comme on les appelle aussi, façonnent la matière première qu’est notre esprit.

3. Conscience

Sur la base de l’ignorance, intervient le karma, lui-même facteur conditionnant qui modèle la conscience individuelle. Celle-ci est appelée en tibétain namshé (écrit : rnam shes), c’est le troisième facteur. C’est la conscience ordinaire, dichotomique, qui induit un mode de connaissance dualiste. D’abord, on ne reconnaît pas l’esprit tel qu’il est, c’est l’ignorance ; dans cet état d’ignorance se manifestent les tendances karmiques qui agissent et polarisent l’esprit en termes de sujet et d’objet, tout comme dans l’expérience onirique. L’ignorance correspond au fait d’être en train de rêver. Dans le rêve se manifestent les tendances inconscientes, dirions-nous, qui modèlent alors le contenu du rêve et donnent naissance à une expérience dualiste, celle d’un sujet conscient de quelque chose perçue comme autre que lui-même.

La conscience est représentée par un singe. Le singe turbulent est, ici, le symbole du sujet agité.

La conscience, sous l’impulsion des facteurs conditionnants, structure l’ignorance dans la dualité ; ces deux anneaux de la chaîne des interdépendances — conditionnements et conscience — correspondent au deuxième voile de l’esprit, celui des tendances fondamentales, qui vont se développer dans les facteurs suivants.

4. Nom et forme

La conscience dualiste connaît par la saisie conceptuelle ; elle repose sur un mode de connaissance qui saisit tout le connaissable au moyen de concepts et de représentations, de noms et de formes. Ce quatrième facteur est nommé en tibétain ming zou (écrit : ming gzugs), « nom et forme ». Ce sont les deux modalités cognitives de la conscience : le nom fait référence au processus de nomination, de conceptualisation et la forme aux représentations et images. Généralement, nom et forme se réfèrent à la constitution de la conscience comme individu.

Comme individu, nous nous percevons dans une forme : notre schéma corporel, l’image que nous avons de nous-même à laquelle nous assignons un nom : Pierre, Jacques, Marie ou Tcheupèl. Nous nous identifions comme nom et forme.

Dans l’exemple du rêve, ce serait le moment où la conscience onirique développe l’expérience d’un corps onirique avec une identité. En identifiant forme et nom, le schéma dualiste se consolide.

Le nom et la forme sont illustrés par deux hommes dans un bateau : ils sont tous les deux dans le même bateau et ils rament !… Le bateau est le symbole de la conscience-ego, et, les deux hommes, de la polarité en termes de nom et de forme.

5. Six domaines

La conscience, dans la perception de ces identités, se développe dans les six champs d’expérience appelés en tibétain kyetché drou, (écrit : bskyed mched drug) les six domaines : littéralement “les six domaines d’extension de la conscience” ; c’est le cinquième facteur. Ces six domaines sont en rapport avec les six sens : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher, les cinq sens habituels, auxquels s’ajoute, dans la tradition bouddhique, le sixième sens, appelé le sens interne, c’est-à-dire la faculté de percevoir les phénomènes mentaux. Tout comme la vue est le sens qui a la faculté de percevoir les objets visuels, l’ouïe, les objets auditifs, le goût, les objets gustatifs, l’odorat, les objets olfactifs, le toucher, les objets tactiles, le sens mental a la faculté de saisir les objets mentaux, c’est-à-dire les pensées, les émotions, tout ce qui apparaît comme “objet” dans notre esprit. Chacun de ces domaines s’étend donc depuis les objets perçus jusqu’à la conscience qui les perçoit au moyen de l’organe et de la faculté correspondants.

Les six domaines sont représentés par une maison à six fenêtres symbolisant les six orientations que la conscience peut prendre au moyen des six sens.

Notre conscience dualiste, avec ses modalités de connaissance, concepts et représentations, opère dans ces six domaines, non pas simultanément, mais en passant d’une façon extrêmement rapide d’un champ à un autre ; par exemple, elle passe d’une expérience visuelle à une expérience auditive et puis à une expérience tactile ou mentale, etc.

Il y a ainsi des flashs de conscience durant lesquels la conscience se fixe sur un objet visuel, auditif, olfactif, gustatif, tactile ou mental, en passant de l’un à l’autre très rapidement. Le défilement rapide de ces différents instants de conscience donne le sentiment d’une certaine continuité. C’est comme les images d’un film : lorsqu’on arrive à un défilement de vingt-quatre images / seconde, on ne s’aperçoit plus que ce sont des images séparées ; le défilement donne l’impression d’un mouvement continu. C’est cette succession extrêmement rapide d’instants de conscience qui donne l’illusion de la continuité de la conscience, du “moi”.

6. Contact

Les six domaines sont les champs d’expérience qui mettent en relation chacune des consciences avec son objet.

Cette relation établit le contact entre la conscience, le sujet connaissant et son objet, le connu. L’objet s’offre à la perception, il est expérimenté par le sujet. C’est le sixième facteur, nommé en tibétain rekpa (écrit : reg pa), « contact ».

Pour le contact, l’image est celle d’un homme et d’une femme enlacés.

7. Sensation

Le contact, l’entrée en relation de la conscience avec son objet, entraîne ce que l’on nomme en tibétain tsorwa (écrit : tshor ba), « sensation ». C’est le septième facteur.

La sensation est ici, en fait, une certaine forme de perception, une appréciation de l’expérience. Un contact a eu lieu, il est ressenti comme étant une sensation agréable, désagréable ou neutre.

La sensation vient de la réunion du sujet et de l’objet au moyen du contact ; l’image est celle d’un homme qui reçoit une flèche dans l’œil.

8. Soif

La sensation induit un appétit, un élan, un besoin appelé en tibétain sepa (écrit : sred pa), « soif ». Si la sensation est agréable, elle amène une soif de préhension : on désire s’emparer de l’objet agréable.

Si la sensation est désagréable, elle s’exprime dans un désir d’expulsion, de rejet et si la sensation est neutre, l’attitude est d’indifférence.

Dans les trois cas, il y a une réponse, une énergie réactionnelle, une fixation sur l’expérience. Cette soif, cette prise de position par rapport à l’objet, constitue le huitième anneau de la chaîne causale.

La soif est représentée par quelqu’un qui boit.

La sensation et la réaction émotionnelle entraînées par cette « soif » peuvent être mis en rapport avec le troisième voile, celui des émotions conflictuelles.

9. Saisie

Cette soif amène le sujet à intervenir sur l’objet, que ce soit pour se l’approprier, l’expulser ou l’ignorer.

Cette intervention, globalement, s’appelle en tibétain lènpa (écrit : len pa) “saisie”, ce qui veut dire, littéralement, « prendre », prendre ou saisir l’objet.

Ce facteur correspond au quatrième voile : celui du karma en tant que cause qui connaîtra le plein développement de ses conséquences avec les facteurs ultérieurs.

La saisie est illustrée par un homme qui prend un fruit dans un arbre et s’empare ainsi de l’objet désiré.

10. Devenir

La saisie laisse en l’esprit une empreinte. L’ensemble de nos saisies consécutives subsiste dans l’esprit sous forme d’empreintes karmiques qui vont ultérieurement conditionner l’esprit dans un type particulier d’expérience.

Certaines empreintes entraîneront un conditionnement positif, d’autres un conditionnement négatif. Mais, quelles qu’elles soient, ces empreintes vont induire quelque chose à venir, un devenir. Le dixième facteur a pour nom tibétain sipa (écrit : srid pa), « devenir ».

Le devenir est représenté par une femme enceinte.

11. Naissance

Le devenir est une énergie, une prédisposition à naître, qui s’actualise dans ce que l’on nomme en tibétain kyewa (écrit : skye ba), « la naissance », c’est le onzième facteur.

Il peut se comprendre à différents niveaux : naissance à un nouvel état de conscience, à un nouvel état d’être, ou à un nouvel état d’existence, quel qu’il soit.

A ce stade, le potentiel est pleinement actualisé, solidifié en un état.

La naissance est le devenir naturel : la femme accouche et l’enfant naît.

12. Vieillesse et mort

Puis, cet état, une fois né, va évoluer ; il est soumis à la loi inéluctable de l’impermanence, du changement et de l’altération. Il va, petit à petit, dégénérer, flétrir, vieillir. Le terme tibétain est ga chi (écrit : rga shi), littéralement « Vieillesse et mort ». Il y a dégénérescence, qui trouve son terme dans la disparition, ce que l’on appelle : mort. Décomposition et disparition sont le douzième des facteurs, qui amène à la mort. Hop ! Un état de conscience disparaît ; c’est fini. Le karma, la tendance formatrice initiale qui était à l’origine de cet état de conscience s’est épuisé.

Pour la dernière étape, vieillesse et mort, qui est l’évolution normale de la vie, on voit un croque-mort emporter un cadavre, symbole de la mort.

Il y a, à ce moment-là une coupure, un espace, qui est, si on le reconnaît, un instant d’expérience de l’esprit pur tel qu’il apparaît au moment où meurt la conscience duelle. Mais, habituellement, on ne le reconnaît pas et ce manque de reconnaissance est “l’ignorance”, le premier des douze facteurs. L’ignorance pose la possibilité de l’action des “conditionnements”, le deuxième facteur… Ça tourne en rond : il y a la genèse d’un état de conscience, sa solidification ou coagulation au travers des différentes étapes et puis ensuite sa dissolution. Ainsi, la conscience transmigre-t-elle constamment d’états de conscience en états de conscience, de projection en projection, comme autant de rêves successifs.

 

<<Retour à la revue