L’entraînement de l’esprit

Atisa Dipankara (982-1054)

Nous publions ce texte avec les commentaires de Sa Sainteté Guendune Drouppa, Premier Dalaï-Lama (1393-1474), de Djamgoeun Kontrul Lodreu Thayé (1818-1899), et de Lama Denys Rinpoché.

L’entraînement de l’esprit est un système de pratique complet, c’est-à-dire pouvant mener à l’éveil, dans lequel notre mentalité et notre approche de la vie sont systématiquement modifiés pour refléter ce qu’un bodhisattva peut considérer dans les mêmes situations. Il conduit le disciple à user de son intelligence et de sa compassion dans tous les aspects de la vie. Le vénérable Atisa Dipankara apprit cette technique de Serlingpa en Indonésie, qui les enseigna à Dromteunpa (1005-1084), qui les transmit à Tchékaoua Yéché Dordjé (1102-1176), à qui nous devons la forme en sept points de cet apprentissage.

Dans le numéro 2 de Dharma, est présenté le texte de base de L’entraînement de l’esprit en sept point. Ce texte synthétise les points essentiels de la voie, il est très concis et a donné lieu à de multiples commentaires explicatifs. Nous avons choisi ici deux stances (il y en a soixante et une), étayées par la traduction du commentaire tibétain composé par Sa Sainteté Guèndune Drouppa, le premier Dalaï-Lama *, par Djamgœun Kontrul Lodreu Thayé *, et par des explications orales données par Lama Denis Teundroup lors d’enseignements publics.

Les commentaires de Sa Sainteté le premier Dalaï-Lama sont extraits de Selected works of the Dalaï-Lama I, ouvrage publié par Snow Lion Publications. Traductions : tibétain-anglais par Glenn Mullin, anglais-français par Kunsang Pamo. Les commentaires de Djamgœun Kontrul I sont extraits de L’alchimie de la souffrance, publié par Kagyu-Ling ; traduction du tibétain par Ken Mc Leod.

Considère les phénomènes comme rêves

Sa Sainteté le premier Dalaï-Lama

Bien que l’infinitude des phénomènes qui existent, comme les montagnes, les arbres, etc., n’aient aucune existence inhérente de quelque sorte que ce soit, ils semblent exister vraiment.

Méditez encore et encore sur leur qualité illusoire, leur similitude avec le rêve.

Son Eminence Djamgœun Kontrul

Les phénomènes concrets, animés ou inanimés, nous apparaissent en tant qu’objets extérieurs. Toutes ces apparences sont, en fait, uniquement des manifestations de la confusion mentale ; ils n’ont pas la moindre existence véritable. Ils ressemblent aux phénomènes qui se produisent dans le rêve.

Lama Denis Teundroup

Toutes les expériences, visuelles, olfactives, auditives, gustatives, tactiles et même mentales, n’ont pas de réalité ultime. Nous les vivons, nous fonctionnons dans leur environnement, elles ont ainsi une réalité ; mais cette réalité n’est pas ultime. Elle n’est que superficielle. Il y a, par delà cette réalité des choses, un autre niveau, une autre réalité. C’est en ce sens que notre existence actuelle est vide de réalité, que notre vie n’a qu’une réalité fictive.

L’exemple traditionnel qui illustre cela est le rêve. Jugeant, dans l’état de veille, de la réalité d’un rêve, vous la trouvez simplement fictive ; mais lorsque vous rêvez, vous expérimentez un monde onirique que vous percevez, sur le moment, comme étant vrai. A partir de cette perception de la réalité du rêve, il est bienheureux ou cauchemardesque.

Si vous faites un cauchemar dans lequel vous êtes poursuivi par un ennemi, ou agressé par un démon ou quelqu’un qui veut vous étriper, vous souffrez et vous avez peur, dans la mesure même où vous considérez ce démon, cet ennemi, ou cette personne qui veut vous étriper comme existant vraiment. Imaginez que, dans cette situation de cauchemar, tout à coup vous preniez conscience que vous êtes en train de rêver. Ce démon, cet ennemi, ce bourreau qui est en train de s’attaquer à votre corps mental, votre corps de rêve, est en fait une pensée, une de vos pensées qui est en train de vous agresser, d’agresser une autre de vos pensées. Dans l’espace de votre esprit, il y a une production mentale, vécue comme l’autre, qui est en train d’agresser une autre projection mentale, vécue comme moi. Qui aurait peur à ce moment-là que cet ennemi ou ce démon – de rêve – tue ou s’attaque à ce corps – de rêve ?

Nous fonctionnons maintenant, dans l’état de veille, d’une façon similaire à celle-ci. Similaire, je ne dis pas identique. Nous nous percevons habituellement comme un sujet, réellement existant, et connaissons des objets, un monde extérieur. Il s’agit ici de comprendre que ce que nous vivons aujourd’hui, nos expériences, sont ce qu’on appelle « les apparences illusoires ». Elles sont aussi illusoires que l’est un rêve.

Dans cette méditation analytique, nous commençons à considérer que nos expériences sont en fait les projections de l’esprit, que nous vivons dans notre rêve, dans le cinéma que nous nous fabriquons constamment. Si nous apprenons à voir les choses dans cette perspective, elles deviennent beaucoup moins solides, et notre relation à celles-ci s’assouplit et se fluidifie. Tout est reconnu comme semblable à un rêve, et devient plus transparent. Nous-mêmes, à ce moment là, devenons beaucoup plus souple et beaucoup plus transparent. Cela permet tout d’abord de cesser de se fixer lourdement : sinon, tout est extrêmement sérieux et notre vie est constamment figée.

Lorsqu’on comprend ainsi les choses, la relation est beaucoup plus aérienne, plus dégagée, et cette vision laisse aussi place à l’humour. Si vous voyez l’ennemi qui est en train de vous agresser, ou si vous voyez le tigre qui veut vous dévorer en rêve, comme un ennemi ou un tigre de rêve, vous pouvez déjà sourire de la situation et de votre peur.

Trois objets, trois poisons, trois sources de vertu

Sa Sainteté le premier Dalaï-Lama

Après les sessions de méditation, notre connaissance de la vacuité n’est pas très forte et, de ce fait, si nous voyons de jolies personnes ou des belles choses, l’esprit d’attachement surgit. Cela se produit pour la multitude des êtres, exactement comme pour nous, quand ils voient de belles choses.

Par conséquent, chaque fois que l’attachement surgit en vous, méditez que vous prenez sur vous tous les attachements de tous les êtres. Pensez :

« Par ma prise en charge de tous leurs attachements, puissent-ils tous acquérir la racine vertueuse du non-attachement ».

Pareillement, quand vous voyez des objets ou des personnes désagréables, et que l’aversion surgit en vous, considérez qu’elle s’élève aussi en tous les êtres lorsqu’ils rencontrent des situations désagréables, et pensez qu’au moyen de votre aversion vous prenez en charge toute la leur.

Enfin, quand je rencontre des choses envers lesquelles je ressens seulement indifférence et ignorance, je devrais considérer que, tout comme un objet ni plaisant ni déplaisant ne suscite pas en moi d’émotion si ce n’est une vague indifférence, de tels objets affectent tous les autres êtres de la même manière. De ce fait, j’utiliserai l’expérience que j’ai maintenant pour prendre sur moi l’indifférence et l’ignorance de tout le monde. Puissent tous les êtres obtenir ainsi la racine vertueuse de la non-ignorance.

Méditez simplement et intensément de cette façon.

Son Eminence Djamgœun Kontrul

Continuellement, les trois poisons sont issus des trois objets : l’attachement est engendré par les objets plaisants et utiles ; l’aversion par les objets déplaisants et nuisibles ; enfin, l’aveuglement consiste à n’avoir aucun sentiment relatif à un objet provoquant d’ordinaire l’attachement ou l’aversion.

Démasquez les trois poisons dès qu’ils apparaissent. Quand, par exemple, naît l’attachement, pensez :

« Puissent toutes les formes d’attachement de tous les êtres se fondre dans cet attachement qui est le mien ! Puissent tous les êtres posséder la source de vertu qu’est l’absence de tout attachement ! Puisse mon attachement servir à détruire leurs dispositions négatives, et qu’ainsi ils en soient dépourvus jusqu’à leur réalisation et la bouddhéité !»

On fait de même pour l’aversion et l’aveuglement. Lorsque cette voie est ainsi suivie dans la vie quotidienne, les trois poisons deviennent trois sources illimitées de vertu.

Lama Denis Teundroup

Entre les sessions de méditation assise, les trois types d’objets auxquels nous sommes tout le temps confrontés sont les objets plaisants, les objets déplaisants et les objets neutres. Lorsque nous sommes dans une certaine situation, de la manière la plus globale, celle-ci est classée par nous en agréable, désagréable, ou neutre ; de même lorsque nous entrons en contact avec quelqu’un, il y a généralement une perception, un a priori de la personne en termes de plaisant, déplaisant ou indifférent. Ces trois types de relations, qui peuvent englober toutes les circonstances de l’expérience quotidienne, seront utilisées comme base de la pratique.

Envers ces trois objets perçus comme plaisants, déplaisants ou neutres, nous avons trois types de réactions, respectivement : l’attirance, la répulsion et l’indifférence. Ce sont les trois bases pour les trois poisons de l’esprit : désir, colère, opacité : nous désirons ce qui est attirant, nous détestons ce qui est répugnant, et nous ignorons ce qui nous indiffère.

Dans la pratique de l’entraînement de l’esprit (en tibétain : lodjong, qui s’écrit : blo sbyong), ces trois poisons sont des moyens pour développer quelque chose d’autre : trois attitudes de vertu. En premier lieu, reconnaissez l’existence de la situation. Puis, grâce à l’attention et à la vigilance, voyez comment est votre esprit : s’il est empreint de colère, d’attachement ou de bêtise. Si c’est le cas, ne rejetez pas ce poison et ne portez pas de jugement à son égard. Quand vous acceptez pleinement votre mauvaise situation, votre réaction devient sans objet : elle a besoin, pour continuer à se développer, d’être projetée sur quelque chose d’autre. Si vous l’acceptez, si vous entrez dedans et si vous cessez de la projeter, elle devient sans raison. Cette attitude va couper court aux processus vicieux qui perpétuent et entretiennent l’emprisonnement.

D’autre part, le côté pénible de cette situation n’est pas quelque chose qui vous soit spécifique, c’est le lot commun de tous les êtres : il y a autour de vous dans le monde une multitude d’êtres qui connaissent quelque chose de similaire. Vous utiliserez ainsi le poison reconnu en vous comme support pour prendre en charge le poison similaire de tout être. Vous pourrez en exprimer concrètement le souhait :

« Puissé-je, en cette émotion qui est la mienne, prendre en charge les émotions similaires de tous les êtres. Puissent-elles toutes se résumer en celle que j’ai maintenant et puissent par là tous les êtres être libérés et soulagés. Que cela soit un facteur qui les aide pour arriver à l’éveil !»

C’est l’ouverture aux autres.

D’une part le côté négatif se trouve sapé à la base, et d’autre part ce qui était initialement négatif se trouve transformé en le support d’une attitude compatissante et positive. C’est une pratique efficace, pour autant qu’on s’y adonne vraiment. Telles sont les trois sources de vertu.

Entraîne-toi aux trois choses difficiles (Reconnaître les émotions, y remédier, les interrompre)

Sa Sainteté le premier Dalaï-Lama

Il s’agit de trois pratiques : arrêter une illusion avec un remède spécifique dès qu’elle survient est la première pratique difficile. Changer cette illusion est la deuxième pratique difficile. La dissocier complètement du courant de notre être est la troisième. Entraînez-vous aux trois en étant prompt à l’attaque de toute illusion qui survient en vous, en persévérant jusqu’à son renversement, et en persévérant inflexiblement jusqu’à ce qu’elle soit complètement écartée.

Son Eminence Djamgœun Kontrul

Mettez tout votre art à engendrer plus d’amour et de compassion, et à méditer sur des sujets qui présentent une difficulté pour l’apprentissage spirituel : vos ennemis jurés, les faiseurs d’obstacles, plus précisément ceux qui répondent à votre aide en adversaires et vous blessent, vos rivaux ou concurrents, vos compagnons dont l’influence est néfaste bien qu’ils n’aient pas de mauvaises intentions, enfin ceux que vous n’aimez pas uniquement à cause de votre karma. Par dessus tout, abandonnez tout ce qui peut nuire à ceux avec qui vous avez une relation étroite : votre lama, vos parents, etc.

Lama Denis Teundroup

Au début, il est difficile de reconnaître les émotions, ensuite il est difficile de les contrecarrer, pour finir, il est difficile de les interrompre. D’abord, il faut identifier : « Ceci est une émotion », dès qu’elle se lève ; ensuite, en développant la force du remède, il faut l’abandonner ; enfin, on peut faire en sorte qu’une telle émotion n’apparaisse plus. Il nous faut nous entraîner en ces trois attitudes.

Il est particulièrement important de méditer sur ceux qui nous agressent, sur ceux vers lesquels nous avons tendance à avoir une attitude négative : nous les considérons comme des guides spirituels, ils sont une occasion de prédilection pour entraîner notre esprit.

 

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