Introduction à la vie de bodhisattva

Lama Denys Rinpoché

Bodhisattva se dit en tibétain Djang tchoub sèm pa ce qui, littéralement, signifie : celui qui a le courage de cheminer vers l’éveil sans hésitation. Vivre en bodhisattva implique un état d’esprit, une motivation et un mode de vie et d’action tournés vers l’éveil.

Il est important de voir, avant de parler véritablement de l’état d’esprit ou de la motivation d’un bodhisattva, qu’il y a, dans notre approche du dharma, toutes sortes de motivations, celle de bodhisattva, qui est le fondement des pratiques du mahayana, étant généralement l’aboutissement d’un mûrissement qui commence avec l’attitude du hinayana.

Approcher la motivation du mahayana se fait en plusieurs étapes, connues comme les trois types de motivation ou les motivations des trois types d’êtres.

Approche de la motivation de bodhisattva

Au départ notre engagement dans le dharma vient, sous une forme ou sous une autre, de l’expérience du mal-être ou de la souffrance. Nous avons été déçus par des recherches faites dans différentes directions qui ne nous ont pas apporté ce que nous cherchions. Peut-être avons-nous été abandonnés, privés de ce que nous désirions, peut-être avons-nous eu peur ou avons-nous été confrontés à l’indésirable. Pour une raison ou pour une autre nous avons souffert et nous aspirons à un état plus satisfaisant. Nous souhaitons un mieux-être, le bonheur. C’est parce que nous percevons, dans la pratique du dharma, la possibilité d’une évolution vers ce mieux-être, que nous nous y engageons. Cette motivation est tout à fait normale et, à ce titre, on peut dire que c’est une bonne motivation.

Mais, comme nous allons le voir, même si cette motivation est initialement bonne, elle est limitée, et, en ce sens, n’est pas la meilleure. En effet, elle consiste à essayer d’acquérir ce que l’on n’a pas eu, ce dont on a été privé ; c’est une tentative pour combler un manque. Il y a dans cette recherche du bonheur, du mieux-être, une attitude égotique limitée par la recherche d’un intérêt personnel. La tradition décrit ce genre d’aspiration comme le désir du monde des dieux : on aspire à un monde divin dans lequel tout irait bien, dans lequel on serait riche, heureux, jeune et en bonne santé !…

Certes le cheminement spirituel amène à un bonheur et à une liberté authentiques mais ceux-ci se situent fondamentalement au-delà de ce monde féérique où l’on posséderait richesse, bien-être et tout ce que l’on peut désirer au niveau ordinaire.

La motivation évolue ensuite et, à un deuxième degré, elle devient l’aspiration à l’éveil, c’est-à-dire à la réalisation spirituelle au-delà des ambitions divines. C’est en entrevoyant la possibilité de la liberté fondamentale, d’une réalisation au-delà des illusions, de la confusion, de la possessivité et de toute existence égotique que vient une inspiration beaucoup plus profonde que la précédente : aller jusqu’au but ultime, par delà la recherche d’un bonheur individuel, fondé sur des qualités de bien-être et de bonheur ordinaires. Cette motivation, pour excellente qu’elle soit, est encore entachée d’une certaine imperfection dans la mesure où, même si l’on aspire au but ultime, une sorte d’ambition personnelle demeure. Dans cette aspiration à l’éveil subsiste encore le danger d’une attitude subtile d’auto-perfectionnement fondée sur l’ego.

La motivation supérieure, la plus profonde, est celle d’un bodhisattva ; c’est cette même aspiration à l’éveil, mais sans souci de perfectionnement personnel ou de réalisation individuelle ; elle se consacre dès l’origine aux autres. Son but est l’éveil, dénué de tout intérêt personnel comme moyen d’aider, d’apporter réconfort et bonheur et finalement libération à tous les êtres. Cette motivation de bodhisattva est, selon la formule traditionnelle, “un cheminement vers l’éveil pour le bien de tous les êtres”.

Au départ notre motivation est mitigée et présente plus ou moins ces différents aspects. La progression qui s’opère d’une motivation à l’autre se développe avec le mûrissement de notre état d’esprit dans la pratique. La motivation d’un bodhisattva naît difficilement dans notre esprit au départ mais elle s’éveille petit à petit. Elle se révèle dans la mesure où nous en comprenons la possibilité et la cultivons.

La découverte de la possibilité d’être bodhisattva

Lorsque nous prenons le vœu de bodhisattva, nous entrons dans la voie du mahayana, nous déclarons notre intention de cheminer sur cette voie et de tendre vers son idéal. C’est alors que l’on devient un apprenti bodhisattva. Cette aspiration demande, de notre part, une profonde confiance en la possibilité même de ce cheminement. Cette confiance peut naître dans la compréhension que notre mal existentiel vient des luttes passionnelles de notre ego et que notre nature de Bouddha nous offre une possibilité d’émancipation.

Le comportement égotique habituel est une attitude fermée, de protection et de défense, d’une part, de possessivité et de captation, d’autre part. Elle consiste à toujours prendre et garder pour soi ce qui est jugé bon, à exclure ce qui est jugé mauvais. Cette attitude repose sur les craintes de l’ego qui lutte continuellement pour se défendre. Dans son attitude de peur, il se replie sur lui-même, enfermé dans son cocon égotique.

Pour nous engager sur la voie du bodhisattva, nous avons besoin d’avoir confiance en la possibilité de vivre, de travailler, d’aimer, d’être, autrement que dans une attitude de défense, de protection, de peur et de possessivité. Il nous faut être confiant en la possibilité de nous ouvrir largement à la vie, aux autres, et au monde ; de sortir du cocon de notre ego. Pour cet ego, ce peut être une perspective terrifiante mais c’est cela même qu’ont fait tous les bodhisattvas.

Il est extrêmement important de savoir que c’est possible. C’est fondamentalement possible, parce qu’au-delà de notre ego, nous avons déjà, en nous, la nature de bouddha. C’est en nous ouvrant à l’autre, en dépassant l’expérience de notre territoire égotique et ses systèmes de protection que nous nous libérons du carcan de notre ego et finalement accédons à notre nature de bouddha.

Cette ouverture est en relation avec une attitude de don, de générosité fondamentale qui est la première des six perfections. Mais il ne nous est possible de donner et d’accepter d’abandonner qu’en dépassant notre mentalité de pauvreté. Habituellement nous n’osons pas donner car nous nous sentons pauvres. Nous cherchons à prendre n’importe où un petit peu de gratifications, de protection, d’amour, de richesses. Cette recherche, qui devient vite frénétique, nous amène à la situation contraire à celle que nous recherchions. L’ego voulait, en cherchant à se protéger, éviter le malheur et, en se gratifiant, trouver le bonheur. Mais sa quête maladroite lui crée toutes sortes de problèmes et de souffrances. Il se sentait déjà pauvre et malheureux et sa recherche effrénée le surcharge de tracas, de complications et d’insatisfaction.

L’attitude de générosité d’un bodhisattva fait découvrir qu’il est possible de donner. C’est même en donnant, en se donnant, qu’on s’enrichit fondamentalement. C’est en s’ouvrant qu’on se remplit, en se vidant qu’on découvre la plénitude. Cette attitude téméraire est inhabituelle pour l’ego car il cherche toujours à prendre, à obtenir plus de chaque être et de chaque situation. La découverte de notre nature de bouddha nous éveille à un potentiel fondamental, à une richesse inépuisable au-delà de l’ego. Nous pouvons nous rendre compte de plus en plus que nous pouvons nous permettre de cesser de lutter pour nous protéger et accepter d’être exposés. Nous pouvons nous permettre de donner et c’est en donnant que nous découvrons de plus en plus nos aptitudes à la générosité et à l’ouverture.

L’attitude du bodhisattva est ainsi fondée sur l’ouverture, le don, la générosité et l’accueil, rendus possibles par la découverte de notre nature de bouddha. “C’est possible”, il est possible de devenir bodhisattva et de s’éveiller ! C’est en comprenant cette possibilité que nous dépassons nos peurs et nos hésitations.

Bodhicitta

L’attitude d’un bodhisattva s’appelle bodhicitta, ce qui signifie l’attitude, l’esprit d’éveil, l’attitude d’esprit pour l’éveil.

Il est d’abord indispensable de développer cette attitude d’esprit dans sa dimension de souhait, qui est une aspiration à œuvrer pour le bien de tous les êtres. Ensuite, cette aspiration trouve son application pratique dans les situations quotidiennes, elle ne reste pas simplement une motivation. C’est ainsi que l’on distingue deux types de bodhicitta : “bodhicitta d’aspiration” ou d’intention, qui est motivation, souhait ; et ensuite, sur la base de ce souhait, “bodhicitta pratique” qui est l’application pratique de cette motivation, le passage concret à l’acte. Il y a entre les deux le même rapport qu’entre le désir de se rendre en Inde – par exemple – et le voyage lui-même. L’envie de se rendre dans ce pays correspond à bodhicitta d’aspiration ; organiser et accomplir le voyage correspond à bodhicitta pratique.

A son tour, bodhicitta comme pratique a deux niveaux appelés bodhicitta ultime et bodhicitta relative. Bodhicitta ultime est la pratique de la connaissance transcendante alors que bodhicitta relative est celle de la compassion et de l’amour.

Vivre en bodhisattva, enseignement de Lama Denys donné à Karma Ling en 1988, © Lama Denys

 

<<Retour à la revue