Le monde sacré, la magie de l’instant présent

Lama Denys Rinpoché

M’étant ainsi tourné vers la bonté fondamentale, aujourd’hui ma vie porte fruit, ma vie est fructueuse : j’ai fait ce qui mérite vraiment d’être fait entre tout, en cette vie : j’ai fait ce qui donne sens à ma vie et la fructifie

Je voudrais aujourd’hui que nous continuions avec une citation que nous avons utilisée hier dans les vœux de bodhisattva, répétant une formule qui évoque notre nouvelle famille, notre famille de bodhisattva. Cette formule – qui est de Shantideva, je l’ai un peu retraduite – dit :

Aujourd’hui, ma vie porte fruit : j’ai obtenu l’existence humaine dans son excellence et suis né aujourd’hui dans la famille des bouddhas.
Je suis maintenant enfant de bouddha.

Et puis la formule continue ainsi :

Dorénavant, de toutes les façons, j’agirai selon ma famille, de façon à ne pas souiller cette irréprochable noble lignée.

Et l’on reçoit un nom de bodhisattva. Hier, vous n’avez pas eu de nom spécifique ; habituellement on utilise le nom que l’on a reçu au moment de l’entrée en refuge, avec comme nom de famille “bodhisattva”. Donc vous avez votre prénom de refuge, quel qu’il soit… Quel est votre prénom, Annick ? (…) Ah ! Namkhaï Lhamo. Voilà : bodhisattva Namkhaï Lhamo, ou plutôt : bodhisattvi Namkhaï Lhamo, au féminin…, chacun peut transposer.

C’est un aspect du nom que je n’ai pas évoqué hier mais qui est important. Ce nom – bodhisattva, bodhisattvi – est finalement un patronyme qui s’inscrit dans une généalogie, dans une filiation, un héritage. Donc il y a dans l’engagement de bodhisattva cette notion de famille, de Sangha. Comme le dit Shantideva, en ayant pris cet engagement ou en m’étant ainsi tourné vers la bonté fondamentale, aujourd’hui ma vie porte fruit, ma vie est fructueuse : j’ai fait ce qui mérite vraiment d’être fait entre tout, en cette vie ; j’ai fait ce qui donne sens à ma vie et la fructifie.

J’ai obtenu l’existence humaine dans son excellence – non seulement l’existence humaine libre et qualifiée, mais celle-ci dans ce qui fait sa qualité la plus profonde, son excellence – et suis aujourd’hui né dans la famille des bouddhas. Un bodhisattva est un enfant des bouddhas, il fait partie d’une grande famille et cela amène la résolution de vivre dignement, honorablement, dans le cœur et l’esprit de cette noble lignée, irréprochable, “sans peur et sans reproche” comme disait le camarade Bayard qui est un voisin, un Charrapontin – c’est le nom des habitants de Pontcharra. Cette notion de noblesse, de dignité, de vaillance, qui a une dimension et une qualité chevaleresque, cette notion de famille noble, de Sangha, n’est pas assez comprise et développée.

En recevant le vœu de bodhisattva, nous recevons le témoin comme dans une course de relais, un relais qui a lieu depuis l’éveil ; il y a une passation, une continuité. Donc, en même temps qu’une résolution, qu’un souhait du cœur, nous héritons de nos ancêtres bodhisattvas. Ici la notion d’héritage n’est pas particulièrement un chèque ou un bien foncier mais un héritage de santé, de dignité, un héritage de vaillance, un héritage d’éveil.

Être enfant de bouddha – bodhisattva – signifie que l’on hérite au double sens : on devient celui et ce dont on hérite. On a perdu cette notion mais elle existait même dans des filiations habituelles : on avait souvent le prénom de son grand-père ou arrière grand-père. Ce dont il s’agit ici est que l’on hérite de ses ancêtres bodhisattvas, on hérite de leur exemple, de leur vie. C’est ce que dit la formule du souhait de bodhisattva : tout comme les bodhisattvas d’antan ont éveillé bodhicitta (ont éveillé leur cœur-esprit) et tout comme ils cheminèrent en les différentes étapes de l’apprentissage, pareillement, à leur suite, sur leurs traces, je chemine.

Nous sommes ainsi leurs héritiers, leurs suivants, ceux qui marchent et cheminent sur leurs traces : je suis votre trace, je suis votre tradition.

Finalement il s’agit aussi de sortir de l’identification car il ne s’agit pas d’être la fille ou le fils de quelqu’un. Les bodhisattvas d’antan ont montré l’exemple de l’éveil ; ils ont ouvert des voies d’éveil, des voies de libération, chacun dans son environnement, avec son contexte et son style. Il est important de puiser son inspiration dans leur exemple. En fait, c’est toujours la même histoire ; l’histoire se répète avec des contextes différents, bien sûr, mais l’histoire de l’éveil, l’histoire du vaillant et du héros sacré est une histoire éternelle, atemporelle.

Ce que vécurent nos grands ancêtres, bodhisattvas d’antan, est ce que nous sommes invités aussi à vivre, dans leur inspiration et sur leurs traces .Donc il est bon de lire l’histoire des Anciens, la vie des maîtres de la lignée et des lignées de tous les bodhisattvas d’antan.

Il y a dans cette orientation toute une sensibilité, une réceptivité à tous nos ancêtres. En fait nous ne serions rien du tout sans tous nos ancêtres. Nous sommes en quelque sorte la dernière cellule d’un rameau qui est constitué de la vie de tous nos ancêtres… et qui se continue dans notre descendance. Cette notion des ancêtres est très présente dans toutes les sociétés, dans toutes les traditions, dans toutes les civilisations traditionnelles. Je ne suis pas en train de vous dire qu’il faille réinstaurer un culte des ancêtres mais que celui-ci existe encore, est encore vivant dans beaucoup de sociétés traditionnelles, en Asie, particulièrement, au Japon, au Vietnam, et dans bien d’autres pays, même au Tibet, d’une certaine façon, et en Chine aussi. Récemment, des amis vietnamiens m’en parlaient et m’expliquaient que dans leur culture chaque famille avait encore un autel des ancêtres, avec une urne contenant leurs cendres.

Le culte des ancêtres dépasse d’ailleurs une dimension personnelle : il y a dans cette pratique une forme de vénération de tous ceux qui nous ont précédés et qui ont fait que nous sommes ce que nous sommes ici, aujourd’hui, depuis les premiers humains qui ont inventé la parole. C’est une invention extraordinaire, celle qui nous a fait passer de grognements, d’onomatopées, d’une mimique gestuelle et simiesque à des sonorités qui se sont articulées en parole, libérant les mains et initiant toute une longue aventure, celle de la langue, du langage. Et puis il y eut l’apparition d’images, de représentations imagées, avec des glyphes, des hiéroglyphes : la première naissance de l’écriture. Ensuite apparut un alphabet phonétique : des signes pour de la parole, c’est-à-dire du son qui se transcrit en phonétique.

Et puis il y eut toutes les inventions, depuis celle du feu, du couteau, de l’arc et de la flèche, de l’habitat, de la hutte, de l’igloo, puis de l’ogive voûtée. Bref, il est important d’entrer dans toute une appréciation de cette intelligence et de ce courage extraordinaire qu’ont développé tous nos ancêtres et qui aujourd’hui vit dans ce que nous sommes : moi ici, nous ici…, cette aimable tribu de bipèdes. Dans des civilisations primordiales cette notion est très vivante et elle est rattachée à la terre des ancêtres dont nous émergeons et à laquelle nous retournons. Notre monde est fait de la chair des ancêtres, de la chair de ceux-ci dans la terre ; notre monde est fait de leur souffle qui tisse l’atmosphère et son ambiance, du souffle de leur intelligence, de leur parole, et aussi de la connaissance et du savoir qu’ils ont véhiculés. Simplement et sans être chauvin, la terre des ancêtres est la planète Terre, cette Terre-Mère qui nous a enfantés et en laquelle nous vivons – notre biosphère aussi, comme on la nomme.

Ce que je voulais en premier suggérer aujourd’hui est cette appréciation de toute la culture, de toute la tradition, de tout l’héritage que nous sommes. En fait ce que je suis est l’aboutissement de tout ceci. Et en même temps, en me rattachant à la lignée des bodhisattvas, je deviens ainsi héritier de cette filiation, de cette lignée de santé, d’éveil.

Le lien entre cette vision d’une sagesse des ancêtres et notre vie quotidienne actuelle, ce lien profond est l’instant présent. Toute la sagesse des ancêtres est fondée sur l’instant présent et l’instant présent est celui que nous vivons dans l’instant, évidemment. Ce que transmet la lignée des bodhisattvas – l’éveil d’un bodhisattva –, est la relation directe, immédiate à la Terre en l’instant présent.

Nous avons précédemment discuté la vision primordiale, la thérapie primordiale et toutes ces traditions que l’on peut nommer thérapies primordiales ou voies de réalisation de l’expérience primordiale ; en bref, toute tradition authentique qui ne fonctionne pas dans un système mental auto-référent.

Toute tradition authentique est une voie de réintégration de l’instantanéité présente, de l’immédiateté, de l’origine primordiale, avant la conception, l’état d’avant la conception : ce que je suis avant que je me conçoive. Cette expérience primordiale – qui est celle du bodhisattva, de l’éveillé – est aussi vieille que le monde et les hommes. C’est la sagesse atemporelle des ancêtres, c’est la sagesse éternelle.

C’est aussi la réalisation ultime au-delà de laquelle jamais personne, de quelque manière que ce soit, n’est allé… car il n’est plus quelqu’un pour aller au-delà, ou ailleurs, où quoi que ce soit. C’est tautologique d’une certaine façon, c’est une histoire de bon sens, “bon sang” ! Bon sang, c’est aussi une façon de dire qu’il y a une sagesse fondamentale du bon sens. Cette sagesse ou expérience primordiale est la réalisation de toute sagesse authentique : l’état de présence ou simplement la présence : l’instantanéité immédiate, avant que je me conçoive avec quelque chose d’autre, avant la dualité.

Ce qui nous sépare de la bonté fondamentale et de l’éveil est toujours ce qui nous sépare de l’instant présent, de l’instantanéité présente. C’est ce qui fait tout simplement l’actualité de la tradition éternelle ou de ces traditions anciennes qui exprimaient toutes une voie de réintégration de cet état de présence et qui l’expriment toujours. C’est une vieille histoire encore d’actualité. Pour redécouvrir le maintenant, il faut regarder en arrière, regarder vers ses origines, vers l’état primordial. C’est une vision rétrograde qui est complètement progressiste. C’est regarder en arrière au sens de voir ses origines, voir l’origine, et vivre l’expérience que nous sommes dans son origine, dans ce qu’elle a de premier. Cette expérience, c’est l’expérience originelle, primordiale, ce que je suis avant ma conception, ou avant la conception, dans l’expérience aconceptuelle. C’est ce que Trungpa Rinpotché nomme la vision du Soleil du grand Est que nous avons aussi nommée la vision du Grand Orient, du Levant, de l’origine de la lumière, de l’origine de l’intelligence associée à la lumière et à sa clarté-lucidité.

Cette instantanéité présente est celle que le cheminement nous fait réintégrer, nous révèle. Cet instant présent est sacré, est la terre sacrée, est le monde sacré. Cette notion de sacré nous l’avons définie comme ce qui se vit dans le retrait de l’ego. Est sacré ce qui se vit sans moi, sans ego.

D’un autre point de vue tout à fait complémentaire sur une même expérience, le sacré n’est que dans l’instant présent, n’est que instantanéité. L’instant présent, l’immédiateté, est le lieu du sacré, le domaine de l’expérience et du monde sacré. C’est une expérience qui est ici à chaque instant. Ce qui est le plus sacré, absolument sacré, est ici avant même que nous nous en rendions compte, et même précisément dans cet “avant la comptabilité”. Et c’est cette expérience sacrée, ce monde sacré, qui est véritablement magique. C’est pourquoi nous avons pris pour titre aujourd’hui : “La magie de l’instant présent”.

Magique, ici, ne signifie pas un pouvoir surnaturel sur le monde, comme le pouvoir de transformer les chauves-souris en éléphants ou n’importe quelle fantaisie du même ordre – l’ordre de la magie de l’ego –, avec quelques variations sur le thème de superman ou de superwoman : être le plus grand, le plus beau, le plus fort. Cette capacité à faire des miracles est l’ambition de l’ego, son désir de puissance, de toute puissance, de domination, de propriété. La magie dont nous parlons, la magie véritable, authentique. est celle du non-ego, celle de l’instant présent, l’instant présent dans ce qu’il est : ressources, source vive. Cette vive source originelle est magique, d’une magie qui est ordinaire, qui est extra-ordinaire, super-ordinaire, qui sort complètement de notre cocon habituel.

Habituellement nous ne sommes pas dans notre état ordinaire, nous sommes dans notre état habituel. Ici nous faisons clairement une distinction entre ordinaire et habituel, en entendant ordinaire au sens de ce qui est de l’ordre primordial, de l’ordonnance originelle et naturelle. Il y a pour ordinaire et ordre une même racine. Entendons-nous bien : ici ordre ne signifie pas mettre sa chambre en ordre lorsqu’elle est en désordre.

Il est important de faire attention aux mots qui sont toujours chargés d’une histoire, de contextes auxquels on est plus ou moins sensible ; cela dépend d’où l’on vient et de son environnement mental et culturel. Ici ce dont nous parlons est l’ordre naturel dont on ne parlerait même pas en terme de loi ; et si tant est qu’on le fasse, ce serait comme de “la loi naturelle”. C’est ainsi certaines fois que l’on a traduit Dharma ; ce n’est pas une très bonne traduction. Il n’y a pas besoin d’amener cette notion de loi qui a finalement beaucoup évolué en Occident.

Dans la notion de Dharma il y a l’expression de ce que les choses sont, comment elles sont dans ce qu’elles sont et comment se comprend ce qu’elles sont, comment nous l’entendons. C’est ce que l’on peut nommer une forme d’ordonnance de l’expérience, une forme d’ordre naturel où “nature” signifie ce que nous sommes globalement et absolument.

La base de l’expérience de Mahamudra-Dzogchèn est l’esprit ordinaire ; c’est de cet ordinaire dont nous parlons. L’esprit ordinaire ou l’intelligence ordinaire, l’expérience ordinaire.

Cette expérience ordinaire est celle de l’instantanéité présente, c’est l’instantanéité avant que ne se vive même la notion d’un instant, une expérience ordinaire, avec ce qu’elle a de qualités crues et brutes, premières.

C’est une expérience qui est préverbale, qui est avant la pensée discursive et avant toute parole. C’est une intelligence avant la pensée ; ou une intelligence qui pense sans penseur. C’est ainsi que j’aime bien cette maxime qui dit : un penseur sachant penser doit savoir penser sans penseur. Cette expérience ordinaire, cet instant présent, se découvre ici où nous sommes et, pour sûr ! pas ailleurs. L’ailleurs est toujours mental. Tous les ailleurs et les au-delà, quels qu’ils soient, sont toujours mentaux, c’est-à-dire toujours relatifs et fondamentalement illusoires.

La pratique du vaillant bodhisattva est ainsi centrée et vécue dans l’instant présent, ici, c’est-à-dire dans notre quotidien, dans notre foyer. Aujourd’hui, nous n’avons pas allumé le feu au centre mais un foyer se fonde avec un feu, évidemment. Un foyer, ce sont les personnes qui sont autour du même feu ; c’est ainsi que cela a commencé dans notre habitacle, dans notre foyer, dans ce que celui-ci signifie de familial, de tribal, de communal. C’est donc en commençant ici, dans l’ici de son cœur, de son corps, de ce qui est l’habitacle de son corps, et ainsi de proche en proche – comme des poupées gigognes – que la pratique du bodhisattva se développe et se diffuse dans toutes ces strates qui nous constituent : d’habitant en habitacle, de cellule en corps.

L’instant présent est aussi le critère si nous nous demandons : “Ceci est-il bon ? est-il mauvais ? est-il juste ? est-il erroné ?”… Dans l’instant présent est la bonté fondamentale, son intelligence de non-violence qui est l’intelligence du cœur, ce qu’on peut résumer comme étant les qualités éveillées d’intelligence et de compassion. La relation à l’instant présent est le critère du bodhisattva, de même que la relation à la terre est le signe de l’éveil du Bouddha : il fit alors le mudra qui prend la terre à témoin. L’instant présent est aussi en rapport avec la terre : c’est dans l’instant présent que l’on touche terre, que l’on atterrit, que l’on est incorporé, que l’on fait corps avec la terre, que l’on est terre, en quelque sorte. C’est cette présence immédiate qui est le véritable sacré et le lieu de cette magie.

Cette expérience préverbale est celle de la sensation première ou d’une vision première, d’une ouïe première. En ce sens on peut parler d’une “super-vision”, d’une “super-ouïe” ou d’une sensation toute ouverte : une supervision dans le sens d’une vision toute ouverte . L’ouverture des sens, les sens tout ouverts à l’immensité de la sensation : une expérience sensationnelle. C’est cette expérience totalement ordinaire qui est la magie ordinaire ou la magie de l’instant présent, avec ce que celle-ci a de lumineux, d’étincelant, de propice, dans l’intensité et la brillance de sa vision, de son ouïe, de sa sensation.

En tibétain, on dit tachi. C’est un mot qui, depuis des décades, préoccupe les traducteurs et leur crée bien des problèmes. A la fin d’une pratique, il y a souvent ce que l’on nomme un tachi, mot que l’on a traduit le plus souvent par “formule propice”. Tachi, c’est ce qui a donné en français “les trucs auspicieux” : vous vous cassez la figure, c’est auspicieux ! ; vous vous faites voler, c’est auspicieux ! Il peut y en avoir de toutes sortes… Le mot auspice est un anglicisme qui vient de auspicious. En français il n’y a que le mot “auspices” (au pluriel), il n’y a pas auspicieux. Et tachi – en tout cas en tibétain – a le sens de brillant et de lumineux. Et ce qui est brillant et lumineux est aussi propice, faste : auspicious.

De tout temps la clarté, la brillance ont été un signe soit d’alliance soit de proximité divine. C’est ainsi qu’a commencé la carrière de Moïse : par un buisson ardent. On retrouve cela de bien des façons avec les orbes, les nimbes, les auréoles, les auras… Tout ceci est simplement pour essayer de faire sentir que cette expérience primordiale, dans son intensité, est brillante, lumineuse, et aussi faste et propice. Tachi est aussi ce qui est propice à la réalisation, à l’accomplissement de ce qui est bon. C’est la proximité de la clarté dans laquelle les vœux et les souhaits sont exaucés.

Assemblé Gésar 98, Karma Ling, ©Lama Denys

 

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