Gésar archétype du héros d’éveil

Lama Denys Rinpoché

Si nous sommes ici aujourd’hui, c’est une vieille, une très vieille histoire qui remonte au Bouddha ; et au Bouddha primordial. Il y a au fond, à la source de cette transmission, la grande tradition du mahayana, la voie universelle. Cette tradition a dans ses origines les soutras de la prajnaparamita et du tathagatagarba, ces enseignements de la vacuité et de la nature de Bouddha qui se sont exprimés dans les deux grands maîtres de la tradition : Nagarjuna et Asanga. Leurs enseignements ont pris forme et sont venus au Tibet via de grands maîtres et réalisés tels que Atisha qui fut à l’origine d’une lignée des instructions du Bouddha. Cette lignée, dite Kadampa, qui a convergé avec celle de mahamudra, fut mise en forme par Gampopa qui nous a légué une méthode, une approche graduelle, Lam Rim, exprimée dans son principal ouvrage, le Dagpo Targyen, L’Ornement de la Libération. Ceci simplement pour évoquer cette très ancienne tradition de nos Ancêtres, qui est notre fond et notre enracinement .

C’est cette tradition qui nous est venue de Kalou Rinpoché, avec sa transmission du cœur de l’expérience et les transmissions de mahamudra et de dzgochen. Et ce sont cette approche et ces pratiques qui sont vécues ici dans les centres de retraite, à cinquante mètres au-dessus. (Lama Denys fait allusion aux centres de retraite de trois ans).

L’enracinement et l’ouverture

Le cœur de la tradition, de son origine et de sa présence, ce cœur est notre enracinement. C’est sur la base d’un enracinement authentique et profond qu’il est possible de développer une ouverture large. Enracinement et ouverture ont besoin l’un de l’autre. L’enracinement sans ouverture reste dans une confidentialité – et même, souvent, un traditionnalisme fermé –, et l’ouverture sans enracinement amène à glisser vers toutes sortes d’approches de type “syncrétique-consensuel-mou new age” satisfaisant la clientèle moderne dans le supermarché spirituel. Enracinement et ouverture sont complémentaires, et l’ouverture ne peut se développer sainement, profitablement, que sur les bases d’une terre, de la Terre des Ancêtres.

C’est dans cet esprit que nous cheminons et que se situe ce que nous allons faire pendant cette Assemblée Gesar – Gesar étant aussi d’abord et simplement, le nom de notre sangha, la communauté de pratiquants qui a l’aspiration de suivre cette voie.

La vision de La Voie du Bouddha

Ces dernières années, nous avons développé une présentation qui a pris le nom de La Voie du Bouddha avec laquelle la plupart d’entre vous sont familiers. Nous sommes partis des enseignements fondamentaux de Kyabdjé Kalou Rinpoché, que nous avons synthétisés dans une anthologie qui porte justement le titre de La Voie du Bouddha, cet ouvrage que vous connaissez. Puis, à partir de ce livre qui est une traduction d’enseignements exprimés en tibétain par Kyabdjé Kalou Rinpoché lui-même, nous avons exprimé la vision de ce qui se nomme “Le programme de la Voie du Bouddha”, qui lie compréhension et expérience dans la matrice de notre langue maternelle et de son intelligence. C’est une “présentation” au sens littéral, c’est-à-dire ce qui rend présents, actuels, sensibles – dans la mentalité, la langue et l’expérience d’aujourd’hui –, les réalités, l’expérience, la pratique de toute cette lignée, cette transmission.

La vision de Gesar et de l’Assemblée qui porte son nom, est de développer l’expérience du cœur de l’enseignement dans le sangha, c’est-à-dire dans la communauté des pratiquants dans la vie quotidienne, dans son expérience très concrète, celle des faits et gestes de chaque jour : dans la situation de notre foyer, de notre famille, de notre travail, de notre environnement, de notre contexte contemporain quel qu’il soit. Il s’agit d’enraciner l’expérience de l’enseignement dans la vie quotidienne, dans la chair de l’expérience quotidienne, de l’incarner dans la chair de l’expérience de chaque instant. Cette dimension humaine, inter-personnelle, sociale, de la pratique mène à la découverte de “la vie sacrée” : l’approche de la vie, la vie quotidienne, la vie que nous vivons, dans sa dimension sacrée. C’est là l’ouverture…

Gesar est connu, d’abord et surtout, comme un héros mythique, le héros de l’épopée du Toit du Monde, en entendant par Toit du Monde toute cette région de l’Himalaya, du Tibet, de la Mongolie, d’une partie de ce qui est aujourd’hui la Chine, la Sibérie, et même, à l’ouest… Bref, il y a une immense épopée de Gesar, de l’opinion de certains, ce serait la plus grande épopée de l’humanité ; en tout cas, elle est d’une richesse extrême.

Gesar n’est pas seulement le héros personnel de cette épopée où il y est un roi, le roi de Ling, un royaume à la fois historique et mythique. Gesar est aussi et surtout l’archétype du héros sacré, du guerrier sacré. Il est l’exemple et l’incarnation du bodhisattva.

Bodhisattva en tibétain se dit djang tchoub sèmpa, ce qui peut littéralement se traduire par “héros de l’éveil”. Le bodhisattva – qui est l’idéal du mahayana, le pratiquant du mahayana – est ainsi héros d’éveil, celui qui a le courage, la vaillance, l’intrépidité de sortir du cocon de l’ego, de ses passions et de ses tendances habituelles en s’ouvrant aux autres, au monde et à l’éveil. Gesar est l’expression de cet idéal du bodhisattva, de ce héros sacré, de ce chevalier d’éveil – la notion de chevalerie évoquant toute une tradition que nous avons connue aussi en Occident.

Si nous parlons ainsi de héros d’éveil ou de guerrier, ce n’est nullement dans une perspective ou une attitude agressive et violente. Le guerrier dont il s’agit est même un guerrier de non-violence, porteur de toutes les qualités de courage, d’intrépidité et de service qui sont celles d’un bodhisattva. Dilgo Khyentsé Rinpoché dit, je cite : “Le combat du guerrier ne doit pas être pris comme une lutte extérieure animée par l’attachement et l’aversion, mais comme une volonté de vaincre sans retour les poisons qui affligent la plupart des êtres : désir, haine, obscurité mentale, orgueil et jalousie. Il faut pour cela une farouche détermination à abandonner les voies profanes, une compassion illimitée envers les êtres, et une perception pure de la nature ultime de toute chose.”

Nous avons choisi ce nom de Gesar dans l’inspiration de Kyabdjé Kalou Rinpoché et de Trungpa Rinpoché dont je fus le disciple, particulièrement celui de Kyabdjé Kalou Rinpoché. L’un comme l’autre, à leur façon, ont été une incarnation, une émanation de ces qualités éveillées, de leur intrépidité et de leur service, que représente Gesar. Kalou Rinpoché lui-même a écrit des textes importants sur Gesar, sur son épopée. Trungpa Rinpoché, de son côté, a proposé une approche et un enseignement qui sont connus sous le nom de Shambhala, et qui sont présentés dans un ouvrage : Shambhala, la voie sacrée du guerrier. La vie de ces deux grands maîtres a été l’expression de cet idéal.

C’est donc aussi en tant que leur disciple, et à leur suite, que j’ai choisi ce nom qui est à la fois un archétype du bodhisattva et une approche du Dharma qui met l’accent sur la société, sur la vie quotidienne et sur le Sangha. Nous connaissons les Trois Joyaux, d’abord et surtout le Bouddha et le Dharma, mais souvent moins le sangha, c’est-à-dire la communauté des pratiquants et leur société. Un Sangha est une société tournée vers l’éveil, consacrée à l’éveil, une société pour l’éveil, une société d’éveil, et idéalement même, une société éveillée.

Dans la tradition tibétaine, l’on distingue souvent deux aspects du Dharma : le Dharma fondamental ou Dharma spirituel, et le Dharma incarné dans l’humain ou Dharma temporel (lui aussi, fondamental, mais d’une autre façon) ; entendant par temporel l’enseignement vécu quotidiennement, vécu socialement. La tradition de Gesar est ainsi un dôme qui coiffe toute cette tradition qu’en Occident l’on dirait laïque, civique, sociale, humaine.

On parle aussi de cette tradition de Gesar comme du “Dharma sans nom,” du “Dharma atemporel et intemporel” qui a ses sources dans la nuit des temps. Avant l’arrivée des enseignements bouddhistes au Tibet, il y avait une tradition préexistante – la tradition bön –, et avant celle-ci même, une tradition dont on connaît peu de choses mais qui remonte aux origines mêmes de l’humanité, une tradition originelle et d’une certaine façon, préhistorique. La grande épopée de Gesar et ses enseignements ont été le réceptacle, le parapluie, l’umbrella dans lequel ces antiques enseignements se sont transmis, ont perduré et ont animé la vie quotidienne et personnelle au jour le jour, permettant véritablement que se vive l’expérience dans la chair de chaque instant.

Cette vision au caractère universel et primordial dépasse le cadre de ce que l’on appelle habituellement “le Dharma du Bouddha”, le bouddhisme. Elle n’en est pas différente mais va au-delà de sa terminologie, de son expression, et rejoint toutes les traditions les plus anciennes, les traditions premières, primordiales.

Trungpa Rinpoché en parle à partir de ce qu’il nomme “Les enseignements Shambhala”. Il y a une profonde correspondance entre Shambhala et Gesar.

Les enseignements (Shambhala) se fondent sur la prémisse qu’il existe réellement une sagesse humaine fondamentale qui peut nous aider à résoudre les problèmes du monde. Cette sagesse n’est pas l’apanage d’une culture ou d’une religion, pas plus qu’elle n’est l’exclusivité de l’Occident ou de l’Orient. Il s’agit plutôt d’une tradition humaine de l’art du guerrier, qui a existé dans de nombreuses sociétés et à bien des époques de l’histoire. Par art du guerrier, nous n’entendons pas le fait de faire la guerre à autrui : l’agression est la source de nos problèmes, non pas leur solution”.

Ici, le mot guerrier traduit le tibétain pawo, qui signifie littéralement “vaillant”. L’art du guerrier, dans ce contexte, est la tradition de la vaillance humaine, la tradition du courage. Les Indiens d’Amérique du Nord possédaient une telle tradition, et elle a aussi existé dans les sociétés indigènes d’Amérique du Sud. L’idéal japonais du samouraï représentait également une tradition guerrière de sagesse ; et les sociétés chrétiennes d’Occident ont elles aussi connu les principes de l’art du guerrier éclairé : le roi Arthur est un exemple légendaire de guerrier dans la tradition occidentale. Et les grands souverains de la Bible, comme le roi David, sont aussi des exemples de guerriers de la tradition judéo-chrétienne. Notre planète Terre a connu beaucoup de beaux exemples de l’art du guerrier.

Donc, c’est ainsi que par Gesar – ou Shambhala, comme l’exprime Trungpa Rinpoché – nous entendons cette tradition universelle primordiale qui s’exprime, dans le contexte du bouddhisme, par l’idéal du bodhisattva.

Dans Shambhala, Trungpa Rinpoché présente cette approche d’une façon qu’il dit “séculière”, en la distinguant d’une approche religieuse – en tout cas, cette distinction est sous-jacente à l’approche qu’il a développée. La façon dont nous aborderons Gesar ne mettra pas du tout l’accent sur une telle division entre religieux et séculier, pour la raison simple que ce sont des catégories finalement très connotées dans un contexte occidental.

La notion de religion, telle que nous la comprenons aujourd’hui, n’est pas séparable de son histoire et de l’émergence de cette notion dans le milieu occidental monothéiste, et elle est associée, précisément ou subtilement, à une croyance, ou à un credo. L’approche du Bouddha ne s’inscrivant pas dans ce contexte religieux, monothéiste, l’on peut discuter de savoir s’il s’agit véritablement ou non d’une religion, entendu que si l’on présente le Dharma comme n’étant pas une religion, ce n’est pas, de notre point de vue, quelque chose de réducteur, bien au contraire ! Il s’agit alors d’une tradition – c’est-à-dire d’une transmission de l’éveil – qui n’est pas fondée sur l’adhésion dogmatique à une foi au sens d’une croyance ; et donc, dans cette perspective, la notion de tradition englobe celle de religion et est plus profonde que celle-ci. La tradition d’éveil transmet cette sagesse, cette expérience intemporelle qui s’incarne dans la vie quotidienne sans qu’il soit nécessaire de créer une barrière entre religieux et séculier, ni même entre sacré et profane. Que cette vision soit bien claire lorsque vous lirez et découvrirez Shambhala.

Certains d’entre vous connaissent la présentation de L’apprentissage Shambhala telle qu’elle est continuée par les disciples de Trungpa Rinpoché. Cette approche n’est pas non plus particulièrement un modèle que nous allons suivre, au sens d’une imitation. Elle a ses qualités, mais aussi un contexte historique assez anglo-saxon. Tout en étant d’une même inspiration et d’une même source, notre vision de Gesar aura un enracinement culturellement différent.

Cette vision, cette approche, nous allons l’envisager à partir du cœur de l’enseignement du Bouddha : les transmissions de mahamudra et de dzogchen, c’est-à-dire simplement, le cœur de l’expérience éveillée dans ce que celle-ci a d’immédiat, dans la participation immédiate à l’expérience des sens. Nous l’envisagerons aussi en relation avec ce que l’on peut nommer “les traditions primordiales” dont mahamudra et dzogchen sont des expressions (dans le cadre de la tradition du Dharma tel qu’il nous est venu du Tibet).

Dans cette vision et cette approche, il y a une dimension “tantrique”, en comprenant tantra comme l’expérience de l’éveil telle qu’elle se vit et s’exprime dans les sens. Le fondement des tantras est l’expression de l’énergie et de la dynamique de l’éveil, vécue dans la sensorialité immédiate des sens, dans l’expérience participative des sens, dans la communion, la participation à l’expérience sensorielle ; ce que l’on nomme aussi “sensitivité”, en entendant ce néologisme comme l’expérience fondamentale des sens, voire la sensualité fondamentale, sans mettre particulièrement ici, dans sensualité, une connotation de désir sexuel.

Le développement de cette vision est une sorte de tantra fondamental ou primordial. Nous serons amenés à voir et à développer la continuité entre cette vision et les principes et arcanes de La Voie du Bouddha, que beaucoup d’entre vous connaissent déjà, continuité étant d’ailleurs une traduction même de tantra : le tantra est la continuité de l’expérience habituelle à l’expérience éveillée telle qu’elle se vit dans l’expérience des sens. Nous reprendrons les principes d’expérience et de compréhension – d’ouverture, de clarté, de sensitivité, d’intelligence, de vigilance, de discipline, avec l’éveil du cœur-esprit, le principe du mandala et la confiance – qui sont les principes et arcanes de La Voie du Bouddha selon la présentation de son programme, et nous établirons une continuité entre ceux-ci et leur développement dans une vision de Gesar.

Globalement, le modèle social occidental moderne n’est pas viable. Sa coupure d’avec la nature – qui a amené une scission entre l’habitant et l’habitacle, entre l’humain et le plus qu’humain, l’autre qu’humain – a créé une disharmonie qui déséquilibre, pollue, corrompt, et nous amène dans une situation de dysfonctionnement sur le point d’être non-réversible.

La vision primordiale est celle d’une harmonie de non-violence, d’une harmonie de l’humain et du non humain, d’une harmonie de l’habitant et de son habitacle, une harmonie entre la vie humaine et sa biosphère. Cette notion de viabilité et d’harmonie est l’un des éléments tout à fait fondamentaux de la vision d’une société saine et d’une société d’éveil.

A l’aube du vingt et unième siècle, se développe toute une initiative pour un retour à la vie authentique. Les Prix Nobel de la Paix ont lancé un appel pour que la première décennie du prochain siècle soit consacrée à une éducation, à une culture de non-violence. Sa Sainteté le Dalaï Lama en fait partie, et cet appel s’inscrit dans la vision qu’il présente et enseigne. Aujourd’hui il y a cette vision globale, qui s’inscrit d’abord et surtout dans notre cœur, dans notre corps, dans notre vie, et dans notre habitacle immédiat.

Assemblée Gésar 98, Karma Ling © Lama Denys

 

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