L’esprit d’éveil

Sa Sainteté le XIVème Dalaï-Lama

En vue d’entamer l’apprentissage de l’esprit d’éveil et de l’aspiration d’y atteindre pour le bien de tous les êtres, il faut d’abord cultiver l’équanimité. Dans ce contexte, cela signifie cultiver un état d’esprit égal à l’égard de tous

Les méditations suggérées dans le livre dont ce chapitre est extrait ont été conçues de manière à ne pas dépendre d’une initiation formelle ou d’une transmission de pouvoir. Celle que voici, associée à la prise de refuge, est proposée en préalable à toute méditation ; elle introduit l’esprit du pratiquant à une juste motivation.

Afin de générer l’esprit d’éveil, on réfléchit au fait que, comme nous-mêmes, tous les autres ont une tendance naturelle à vouloir le bonheur et à éviter la souffrance. La seule différence, c’est que je suis un seul, tandis que les autres sont en nombre illimité. Autrement dit, un est en minorité, les autres sont la majorité.

Une fois encore, songez qu’autant que moi qui veux le bonheur, eux aussi le veulent ; je ne veux pas la souffrance, et eux non plus n’en veulent pas. Ce qui veut dire qu’il y a une relation nette entre eux et moi. Nous dépendons des autres, sans eux nous ne pouvons gagner le bonheur : ni dans le passé, ni aujourd’hui, ni à l’avenir.

Si nous pensons davantage au bien des autres et à leur bien-être, finalement, c’est nous-mêmes qui en récolterons les fruits.

En réfléchissant de la sorte et par comparaison, entre moi et les autres, ces derniers sont plus importants. En conclusion, notre destinée ne concerne qu’une seule personne. S’il faut qu’un seul souffre afin que tous les autres soient heureux, cela en vaut réellement la peine. Par ailleurs, si un seul est heureux au prix des souffrances de beaucoup d’autres, il y a quelque chose qui cloche dans l’approche.

En vue d’entamer l’apprentissage de l’esprit d’éveil et de l’aspiration d’y atteindre pour le bien de tous les êtres, il faut d’abord cultiver l’équanimité. Dans ce contexte, cela signifie cultiver un état d’esprit égal à l’égard de tous, un état d’esprit qui n’est pas affecté ni par le désir des amis, ni par la haine, ni par l’ennemi, ni même par l’indifférence envers ceux qui nous sont neutres. On est en quête d’un état d’esprit égal envers tous les êtres.

Là, il est utile de visualiser trois personnes devant nous : quelqu’un de neutre, l’un de nos plus proches amis et l’un de nos pires ennemis. Puis laisser réagir nos sentiments. Pour chacun des trois, ils seront divers, pourquoi ?

Cette personne a été bonne pour moi, donc je la considère comme amie. Mais quelle garantie qu’il en sera toujours ainsi ? Pour toute la vie ? Rien de sûr. Même dans cette vie il y a des amitiés solides qui se distendent, ces changements sont courants. Telle est la réalité. C’est pourquoi il n’y a aucune raison de ressentir un attachement si profond. Se sentir proche, c’est bien, mais être aveuglément attaché ne l’est pas.

Puis vient le tour de l’ennemi. Aujourd’hui il agit comme ennemi, mais derechef, aucune certitude quant à la durée.

Réfléchir de la sorte équilibre les sentiments. D’accord, c’est un bon ami, et l’autre, un méchant ennemi ; n’ayez pas pour autant une attitude mentale déséquilibrée. C’est le premier pas.

Ensuite il convient de songer que tous les êtres ont été nos propres mères dans une vie ou une autre. Il existe quatre sortes de naissance en général : à partir d’une matrice, d’un œuf, de la chaleur, et naissance miraculeuse. Pour la naissance d’une matrice ou d’un œuf, on a besoin d’une mère. Aujourd’hui par exemple, je puis penser que, même si ma mère dans cette vie est décédée il y a quelques années, une fois ou l’autre, chacun d’entre vous a été ma mère. Sans doute n’est-il pas possible d’en être logiquement certain, mais on peut cultiver ce sentiment.

Sur cette base, on devrait réfléchir aux bontés reçues de toutes ces personnes qui ont été ma mère au cours de vies passées. De même, on peut méditer sur d’autres qui ont été nos pères, de proches parents ou des amis dans d’autres vies. Si tel est le cas, nous devrions nous souvenir que leur bonté a dû être infinie. Puisque le nombre de nos vies est sans commencement, nous devons avoir été conçu d’innombrables fois et souvent nous avons été un enfant de l’un ou de l’autre. C’est la troisième étape.

La quatrième est une accumulation particulière de bonté. Elle ne couvre pas uniquement nos proches parents, elle s’élargit à tous les êtres.

Notre propre survie dépend entièrement des autres. Par exemple, si nos vêtements sont de coton, le coton vient des champs, des travailleurs qui l’ont entretenu pas seulement à notre génération mais durant les précédentes. Et nos maisons, cette pièce par exemple : son confort est le résultat d’un dur labeur de nombre d’ouvriers qui ont donné leur énergie, qui ont sué et travaillé jusqu’à en attraper les mains calleuse et le dos voûté. Aujourd’hui encore, notre survie dépend de la nourriture. Si je ne pense rien qu’à moi, si j’imagine empilée la quantité de pain que j’ai consommée, il y en aurait une montagne. Et le lait que j’ai bu formerait un étang. Quand on n’est pas végétarien, songez à la montagne de viande consommée. Les végétariens, eux, mangent maintes sortes de fruits et légumes. Tout cela ne tombe pas du ciel, ni ne sort de nulle part. C’est produit par le dur labeur d’innombrables travailleurs.

Prenez les gens connus. Même la renommée vient des autres. S’il n’y avait qu’une seule et unique personne, il n’y aurait aucune possibilité de devenir célèbre. La notoriété vient de bouches nombreuses, elle dépend aussi des autres.

La nourriture dépend des autres, les vêtements aussi, de même que le logement. On peut penser : “Oh, j’ai payé pour toutes ces choses, je les ai achetées contre une certaine somme d’argent. Sans argent, je ne puis avoir ni nourriture ni quoi que ce soit”. Mais l’argent non plus ne coule pas de la bouche. Il sort des mains de nombreuses personnes. Si bien que notre existence dépend entièrement des autres. On peut alors se dire : “Bon, les faits sont certes là, mais les autres ne m’aident pas délibérément. Ils le font comme sous-produit de leurs efforts pour survivre”.

C’est vrai. Mais je tiens à beaucoup de choses qui ne me renvoient pas l’ascenseur. Par exemple, si ma montre tombe et se brise, je ressentirais une espèce de perte. Cela ne veut pas dire que ma montre a quelque sentiment pour moi ou qu’elle m’aime bien. Elle m’est utile, donc j’en prends soin. De la même manière tous les autres n’ont peut-être pas fait délibérément quelque chose pour nous, mais leur travail nous est utile et nous devrions le reconnaître, nous en souvenir. Il nous faut être conscients du fait que même si les autres n’ont pas pour motivation de nous aider, nous dépendons de leur contribution et de leurs efforts pour survivre.

Réfléchir de la sorte et songer à la bonté des autres devient un exercice important. La pratique de la compassion, de la générosité et de l’altruisme est une chose excellente. Parfois, je suis fasciné par le pouvoir du cerveau humain. Notre cœur peut produire un état d’esprit altruiste qui nous fait tenir aux autres davantage qu’à nous-mêmes. C’est absolument remarquable.

Impossible toutefois d’accomplir cette pratique sans les autres. L’une des conditions capitales c’est justement les êtres sensibles. Sans eux, nous ne pouvons pratiquer la compassion, pas plus que l’amour, la vraie générosité, l’altruisme ou l’esprit d’éveil.

Pour pratiquer la tolérance, nous avons besoin d’un ennemi.

Aucun doute à ce propos. Nous respectons les bouddhas, les bodhisattvas et les êtres supérieurs, mais pour cultiver ces bonnes qualités, les êtres sensibles sont plus importants que les bouddhas. Au niveau ordinaire, notre survie dépend de la générosité des autres, comme d’ailleurs la réalisation du chemin à parcourir durant la purification spirituelle.

Ainsi, afin de pratiquer la compassion véritable ou l’altruisme, nous avons besoin de tolérance. Sans elle, impossible de pratiquer. La colère et la haine sont les obstacles majeurs à la compassion et à l’amour. Pour les brider, la tolérance est primordiale. Et pour la pratiquer, nous avons besoin d’un ennemi. Certes, l’ennemi ne voudra pas délibérément nous aider, mais de par ses actions, nous avons l’occasion de pratiquer la tolérance. Le mieux, c’est de faire face à l’ennemi. Tous les êtres, et nos ennemis en particulier, sont très importants pour notre développement mental. Notre pratique spirituelle dépend entièrement des autres, comme notre survie. C’est en ce sens que non seulement nos amis les plus proches, mais tous les êtres, nous sont extrêmement importants. Telle est la quatrième étape de la méditation.

La cinquième, c’est de cultiver la pensée de rendre aux autres leurs bontés.

La sixième, c’est de s’égaler aux autres. Ce qui veut dire qu’il faut réaliser que, tout comme nous qui ne voulons pas la souffrance et désirons le bonheur, les autres ont des tendances naturelles analogues. En réfléchissant de la sorte, on développe un sentiment d’égalité avec les autres.

Il faut penser aux autres comme s’ils étaient partie de notre propre corps. En cas de danger, nous avons à protéger toutes les parties de notre corps. L’attitude envers les autres devrait découler de l’idée qu’ils sont “miens”. Si bien que si quelque chose les blesse, ça vous blessera aussi.

En étendant cette façon de penser à tous les êtres, ils deviennent comme des membres de notre propre famille. Si quelqu’un est blessé, nous ressentirons sa douleur. C’est la sixième étape.

La septième est de réfléchir aux multiples désavantages d’une pensée égoïste. Je dis souvent qu’une motivation très égocentrique, issue du désir égoïste de quelque chose de bon pour soi, finit toujours par de nombreux problèmes. Tuer, voler, mentir : toutes ces actions sont mauvaises, et pas seulement d’un point de vue religieux, selon la loi également. Elles sont toutes le fruit de l’égoïsme.

A vue humaine, les frictions entre mari et femme, parents et enfants, entre voisins et entre nations, sont dues à une confusion interne. Toutes ces actions négatives et malheureuses ressortissent finalement de l’égoïsme.

Par ailleurs, l’altruisme est réellement la clef du bonheur. En aidant les autres, en leur montrant ouverture et sincérité, nous-mêmes en tirerons grandement bénéfice. Ainsi, nous nous ferons aisément des amis. J’ai souvent le sentiment que nous autres, Tibétains, bien que réfugiés sans État, aussi longtemps que nous sommes sincères et honnêtes, que nous sourions, nous nous faisons facilement des amis. Même en Union soviétique (ces commentaires datent d’avant l’éclatement de l’U.R.S.S.), n’importe où, nous en trouvons. Mais si nous sommes arrogants et regardons les autres de haut, nous n’en trouverons nulle part.

Cultiver la pensée de faire passer les autres avant soi-même apporte bien des avantages. Le développement spirituel, atteindre à des niveaux supérieurs ou à de plus hautes naissances dans les vies futures, parvenir à la libération et à l’éveil, tout cela dépend de notre appréciation des autres.

Toute action égoïste, commise sans égard au bien-être des autres débouche sur la souffrance, toute action non-égoïste est porteuse de gain.

Voler ou tuer des êtres sensibles pour des motifs égoïstes mène à la souffrance et à une vie brève. Protéger la vie des autres pour des raisons altruistes conduit à une bonne renaissance et à une longue vie. Le vol mène à la pauvreté, le don généreux à la richesse. Dire des mensonges sème la confusion, dire la vérité apporte la clarté mentale. Toute action égoïste commise sans égard au bien-être des autres débouche sur la souffrance, toute action non-égoïste est porteuse de gain.

Qu’il s’agisse d’expériences diverses à notre niveau ordinaire ou de la voie spirituelle, il existe cette fluctuation de conséquences négatives ou positives selon que l’attitude qui les motive est égoïste ou non.

La neuvième étape est la pensée d’échange réel avec les autres. C’est un état d’esprit qui a débuté plus tôt dans le processus. Là, il devient naturel d’apporter quelque chose aux autres.

On s’engage dans la méditation du “don et de la prise en charge”. Nous nous visualisons en train d’assumer les difficultés des autres, afin de mettre l’accent sur notre pratique de la compassion. Puis, nous nous visualisons en train de donner aux autres le bonheur et ses causes. Ce qui renforce notre pratique de l’amour.

Vient ensuite une attitude dite spéciale, la pensée de la responsabilité universelle. Elle est facilitée par les méditations antérieures. Finalement, c’est cette pensée qui donne essor à l’esprit d’éveil, à l’aspiration à atteindre à l’illumination la plus haute pour le bien de tous les êtres.

Telle est la onzième et dernière étape de la méditation.

Extrait de « La méditation au quotidien », © Olizane, 1992

 

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