L’altruisme et les six perfections

Sa Sainteté le XIVème Dalaï-Lama

Un thème dominant de la pensée bouddhiste est l’altruisme fondé sur la compassion et l’amour. Mais qui n’y est sensible ? Croyants, non-croyants, nous sommes tous convaincus de la valeur de l’amour. Sans celui de nos parents, à l’aube de notre vie, que serions-nous devenus ? Et quand viendra la vieillesse, nous aurons à nouveau grand besoin de la bienveillance des autres. Dans l’un et l’autre cas, nous nous trouvons à leur merci. Entre l’enfance et la vieillesse, il y a une période de relative autonomie, et, comme on peut alors se passer des autres, on trouve inutile de se montrer bon envers eux. C’est un mauvais calcul. Les gens compatissants sont intérieurement bien plus heureux, plus calmes, plus paisibles, et, à leur contact, on a tendance à manifester la même attitude. Autant la colère entame la paix, autant l’amitié, la confiance, l’amour rapprochent et harmonisent ; c’est là l’immense valeur de la bonté et de la compassion, qualités inappréciables entre toutes.

L’intelligence complexe de notre cerveau humain nous a permis de réaliser de grands progrès sur le plan matériel. Si nous maintenons un bon équilibre entre notre développement extérieur et notre croissance intérieure, nous pourrons en tout bien tout honneur profiter de ces avantages et jouir du progrès matériel sans rien sacrifier de notre humanité. Dans ce domaine, la compassion et l’altruisme ont une part très importante. C’est pourquoi j’aimerais vous donner quelques indications sur les méthodes d’entraînement telles qu’on les pratique dans les enseignements bouddhistes.

Le comportement dont je veux parler est celui qui vous porte, quand il s’agit de choisir entre vous et les autres, à préférer le bien d’autrui au vôtre. Mais l’oubli de soi n’est pas un mouvement spontané, il faut s’y exercer.

A cet effet, il existe deux techniques majeures. La première, nommée “égalisation et échange de soi avec les autres”, ne fait pas appel à la théorie de la renaissance. Mais ce n’est pas le cas de la seconde dont il va être question maintenant. Elle s’intitule “sept instructions essentielles de cause et d’effet”.

Pour se sentir véritablement concerné par le bonheur d’autrui, il faut être foncièrement altruiste, c’est-à-dire déterminé à aider les autres. Cet état d’esprit peu courant est suscité par un profond sentiment de compassion, un souci de la souffrance des autres et le désir d’y remédier. La compassion n’a de force que portée par l’amour. Aimer au point que la souffrance d’autrui vous est intolérable, au point de trouver du charme à chacun, d’avoir à cœur son bonheur comme une mère celui de son unique enfant. Mais c’est seulement quand leur bonté nous devient évidente que nous commençons à aimer les autres de cette façon. C’est pourquoi il convient d’abord de s’exercer à la reconnaître chez celui qui nous en a donné des preuves au cours de notre vie, puis d’étendre ensuite à tous le sentiment de gratitude qui s’éveille en nous. En général, l’être que nous évoquons comme modèle de bonté est notre mère, car personne ne nous a été plus proche et plus dévoué qu’elle.

Nous allons donc commencer le processus de cette méditation en reconnaissant que les autres ne diffèrent en rien de notre propre mère.

Dans les étapes de cet entraînement en sept points, il s’agit de :

1. Reconnaître sa mère en tout être vivant.

2. Se pénétrer de la bonté d’autrui.

3. Entretenir un sentiment de gratitude envers eux. Puis de développer :

4. L’amour.

5. La compassion.

6. L’attitude extraordinaire.

7. L’intention altruiste d’atteindre à l’illumination.

Comme il est question ici du principe des renaissances, une parenthèse s’impose à ce sujet. Ce qui permet de démontrer le bien-fondé des renaissances est en dernière analyse le fait que la conscience, étant quelque chose de simplement lumineux et connaissant, ne peut en tant que telle provenir que d’un moment antérieur de conscience, d’une entité préexistante de luminosité et de connaissance. La matière ne peut en être la cause substantielle. Étant donné qu’elle procède d’un précédent moment de conscience, on ne peut énoncer un principe de commencement au courant de la conscience. Ainsi, qu’on le prenne globalement ou à son niveau le plus subtil, l’esprit ne commence ni ne finit ; voilà ce qui fonde la thèse de la renaissance.

Depuis la nuit des temps, au cours de réincarnations nécessairement infinies, chaque être s’est trouvé associé à votre sphère d’existence, établissant avec vous une relation toute pareille à celle qui vous unit à votre mère dans cette vie. Voilà ce dont il faut être convaincu. Mais cela demande de s’exercer auparavant à l’équanimité.

A cet effet, vous commencerez donc par remarquer que nous classons habituellement les gens en trois catégories principales : amis, ennemis et étrangers. Face à eux, nous adoptons trois types d’attitude : désir, aversion et indifférence. Tant que ces trois modes sont prédominants, il est impossible de faire naître un état d’esprit d’altruisme. Il importe donc de neutraliser l’attachement, l’hostilité et l’indifférence.

La réflexion sur la renaissance va se montrer particulièrement efficace à cet égard : puisqu’il n’y a pas de commencement au continuum d’existence, il n’y a pas de limite au nombre de nos naissances. Donc rien ne nous permet de croire que nos amis d’aujourd’hui furent nos amis de tout temps, de même que nos ennemis actuels ne l’ont pas forcément toujours été. Dans cette existence même, d’anciens adversaires comptent parmi nos amis, tandis que d’anciens amis sont passés au rang de nos adversaires. Il n’y a donc pas lieu de s’arrêter à l’idée qu’untel est exclusivement amical tandis que tel autre nous est à tout jamais hostile.

Ce travail de réflexion entamera non seulement les préjugés qui nous font ranger les amis d’un côté, les ennemis de l’autre, mais également le désir et la haine constamment engendrés par ce type de discrimination.

Pratiquement, l’exercice consiste à imaginer devant soi trois personnes : un ami, un ennemi et un étranger. Tout en les observant, songez que rien ne vous garantit que chacun d’eux se comportera invariablement de façon à vous faire plaisir ou à vous nuire. Il convient pendant cette méditation de penser à des gens que vous connaissez, faute de quoi l’image resterait trop vague pour entraîner un changement d’attitude quand il s’agira de l’appliquer à des personnes précises. Peu à peu, vous sentirez l’équanimité naître à leur égard, et enfin cela s’étendra progressivement aux autres.

Quand ce pas est franchi, l’étape suivante consiste à réfléchir sur le fait que, au cours d’une infinité de naissances dans un processus sans commencement, chacun a été forcément le meilleur de vos amis ou bien l’un ou l’autre de vos parents lors de vos existences successives. Sur la base de cette réalisation, vous serez peu à peu porté à considérer tous les êtres comme des amis.

Pensez alors avec quelle bonté ils vous ont traité du temps où ils étaient votre mère ou votre père – nos meilleurs amis, d’ordinaire -, vous protégeant avec bienveillance, tout comme vos parents actuels l’ont fait dans votre enfance. Puisque tous, dans une vie ou dans une autre, ont fait preuve à votre égard d’une égale bonté, que ce soit récemment ou jadis n’y change rien, tous sont donc également bons.

Et même quand vous n’étiez pas leurs enfants, vous avez là encore bénéficié de leur bonté, car c’est dans nos relations avec les autres qu’éclosent la plupart de nos qualités. J’y reviendrai d’ailleurs plus loin avec les six perfections dont la pratique dépend presque entièrement d’autrui.

Il en va de même pour l’exercice initial de l’éthique et l’abstention des dix actes non vertueux : le meurtre, le vol, l’adultère, le mensonge, la médisance, les paroles injurieuses, les propos futiles, la convoitise, la malveillance et les conceptions erronées. Ces comportements sont en majorité relatifs aux autres. D’ailleurs, les multiples commodités dont nous jouissons dans cette vie, les constructions superbes, les routes, etc., ne sont-elles pas produites par les autres ? Enfin, pour parvenir à l’illumination, la patience est un facteur déterminant. Or c’est au contact de l’ennemi que l’on est amené à l’appliquer. Les ennemis sont donc des gens précieux.

A tout point de vue, même quand ils s’acharnent particulièrement contre nous, nos adversaires les plus féroces font preuve d’une grande bonté à notre égard, pour la simple raison qu’ils nous donnent maintes occasions d’apprendre la tolérance et la patience. Un maître spirituel ou nos parents ne mettront jamais à si rude épreuve notre aptitude en la matière. C’est uniquement face aux assauts de l’ennemi que l’on acquiert l’intrépidité. Même lui peut nous enseigner la force intérieure, le courage, la détermination. En nous forçant à nous dépouiller de nos prétentions, il nous permet d’être plus près du réel.

C’est pourquoi, dans la pratique de l’altruisme, on ne traite pas ses ennemis avec indifférence. On les aime plus que quiconque et, plutôt que de s’irriter contre eux, on se montre plein de reconnaissance. Mais n’est-ce pas ce que l’on doit à toute marque de bonté ? Ne pas s’en acquitter serait de l’indélicatesse.

Dès qu’on devient sensible à la bonté des autres, on éprouve une immense gratitude à leur égard. Comment cela va-t-il se traduire ?

Dans cette nouvelle étape, il s’agit de s’ouvrir à une forme d’amour d’une telle exigence qu’il engendre un désir incoercible que tous les êtres soient heureux, que nul ne soit privé du bonheur et de ses causes. Et plus on porte sur eux un regard aimant, plus on leur trouve de charme. Plus on les aime, plus on s’engage sur la marche suivante, la compassion, qui n’a de cesse de les voir libres de la souffrance et de tout ce qui l’engendre.

Certes, en se développant, l’amour et la compassion provoquent un changement dans notre attitude. Mais ceux qui nous les inspirent n’en demeurent pas moins dans la souffrance. Alors, on fait un pas de plus et l’on pousse l’altruisme au-delà de la pensée : “Comme ce serait merveilleux qu’ils soient affranchis de la souffrance et de ses causes, qu’ils puissent posséder le bonheur et ses causes”, pour concevoir l’idée plus forte : “Je ferai tout pour qu’ils soient libres de la souffrance et de ses causes et pour que le bonheur et ses causes ne leur fassent jamais défaut.”

On prend alors la ferme résolution de ne pas se contenter d’une aspiration intellectuelle, mais de libérer réellement ces êtres de la souffrance et de leur procurer le bonheur par ses propres efforts.

Ce dessein élevé vous inspirera un immense courage pour vous charger de la lourde tâche que cela représente. Quand on possède cette force d’âme, plus les épreuves sont rudes, plus la détermination et le courage grandissent. La difficulté décuple la volonté.

L’intrépidité est une qualité précieuse, et pas seulement en pratique religieuse ; tout le monde en a besoin. Un proverbe plein de bon sens affirme : quand il y a la volonté, il y a le moyen. Lorsqu’on se trouve en mauvaise posture, si la volonté et le courage viennent à manquer, si on se laisse aller à une attitude d’échec, en pensant : “Je ne suis pas de taille à accomplir une tâche si ardue”, on se sous-estime, ce qui n’est d’aucun secours dans la souffrance. Il importe donc de faire naître un courage à la mesure de la difficulté.

Aider les autres, ce n’est pas seulement leur donner nourriture, asile, etc., c’est aussi soulager les causes fondamentales de la souffrance, c’est procurer les causes fondamentales du bonheur. Par exemple, l’aide sociale ne se borne pas à approvisionner les malheureux en vivres et en vêtements. Elle doit aussi les éduquer pour leur permettre de subvenir eux-mêmes à leurs propres besoins. De même, dans sa pratique, le bodhisattva ne se contente pas de soulager provisoirement la misère des gens par des dons matériels : il leur dispense aussi des enseignements afin qu’ils sachent pratiquement et par eux-mêmes quelles attitudes sont à adopter ou à rejeter dans leur comportement.

Enseigner cela aux autres exige une bonne connaissance tant des aptitudes et des besoins de chacun que des doctrines salutaires, une connaissance exacte sans omission et sans erreur. Il faut de grandes capacités pour offrir une aide efficace. Par conséquent, parmi les branches de ce processus d’assistance aux autres, le rameau qu’il s’agit d’atteindre est celui de l’illumination. Là, les obstacles à la réalisation de la connaissance intégrale sont totalement dissipés.

Le bodhisattva dont la vocation est d’aider autrui est entravé dans sa tâche par deux sortes d’empêchement : ceux qui vont à l’encontre de la libération et ceux qui s’opposent à l’omniscience. Des deux, ces derniers sont les plus tenaces. Son principal souci sera donc d’en venir à bout. Dans certains cas, il n’hésitera pas, s’il le faut, à employer les passions corrosives – entraves même à la libération – pour secourir les gens. Néanmoins, comme les obstacles à l’omniscience sont la manifestation de réflexes conditionnés par l’idée que les phénomènes possèdent une existence propre, barrage majeur à la libération, il aura donc à cœur de se défaire en priorité de cette conception. En fait, il ne pourra mener à bien sa tâche et accomplir le bonheur des autres qu’en mettant fin à la fois à ce qui nuit à la libération et à l’omniscience.

Dans cette démarche, le retrait complet des obstructions douloureuses est ce qu’on appelle la libération ou le stade du destructeur de l’ennemi. Quand, de surcroît, les obstacles à la connaissance intégrale s’effacent à leur tour, on connaît alors ce qui est appelé l’état de bouddhéité, dans lequel l’omniscience est réalisée. Tel est le but recherché en vue d’une pleine efficacité au service des autres. Quand la pensée est entièrement tournée vers cet état suprême pour le bien de tous, on l’appelle un esprit d’éveil – animé de l’intention altruiste de devenir illuminé. L’objet de la septième des instructions essentielles de cause et d’effet est de susciter cet élan. Dans le bouddhisme, il est considéré comme le sommet de l’altruisme. Lorsqu’il préside à l’action, on s’engage dans la pratique des six perfections : le don, l’éthique, la patience, l’effort, la concentration et la sagesse.

Il existe trois sortes de don : les ressources, son propre corps et les racines de la vertu. Celles-ci sont ce qu’il nous est le plus difficile de donner, mais c’est aussi le plus important. Si votre générosité est assez grande pour dédier à tous les sources de vos vertus, c’est que, désormais, vous n’attendez plus rien en retour pour vous-mêmes. Derrière un don ordinaire se cache parfois l’espoir d’un profit personnel ; celui du bodhisattva est totalement désintéressé.

L’éthique présente de nombreuses facettes. Celle que le bodhisattva privilégie consiste à mettre un frein à l’égoïsme. En sanskrit, le terme employé pour “éthique” est shila, qui signifie étymologiquement “parfait sang-froid”. En effet, l’éthique est le meilleur garant d’un esprit serein, d’un parfait sang-froid, car celui qui en est pourvu est libre des brûlures causées par le regret d’actions passées.

Quant à la patience, elle revêt aussi diverses formes : l’une permet de ne pas se tourmenter quand un ennemi nous crée du tort, l’autre d’assumer de son plein gré l’adversité, la troisième d’accomplir le bien-être de tous. Celle qui consiste à assumer de bon gré la souffrance est essentielle. Elle empêche de se morfondre dans les situations douloureuses et constitue un tremplin pour l’effort qui, à son tour, permet d’attaquer les racines de la souffrance.

Au début, pour concevoir une forte volonté, l’effort est indispensable. Mais la nature de bouddha est latente en chacun de nous, et, lorsque les conditions se présentent, ce potentiel nous permet de nous transformer en un être totalement illuminé, pourvu de toutes les qualités et dénué de tout défaut. Dans la vie, la véritable source d’échecs réside dans la pensée : “Je suis minable ! quel incapable je fais !” Dans ce cas, il est fondamental d’avoir une grande force d’esprit et de se dire : “Je peux le faire”, sans y introduire d’orgueil ni d’autres sentiments perturbateurs.

En toute entreprise, la réussite dépend d’un effort mesuré et d’une grande persévérance. On se voue à l’échec par un travail excessif au début, on s’épuise à vouloir trop en faire et l’on abandonne peu après. Il convient de fournir un effort modéré et constant. Il en va de même de la méditation dont la pratique demande du doigté. Il est préférable de faire des sessions fréquentes et brèves – la qualité, ici, importe plus que la quantité.

Une fois que vous savez bien doser vos efforts, vous êtes en possession des éléments nécessaires au développement de la concentration. Celle-ci a pour objet de canaliser votre courant mental, actuellement sollicité en toutes directions, afin de le rassembler en un point unique. Un esprit dispersé n’est pas très efficace, mais, dès qu’on le concentre exclusivement sur un sujet, quel qu’il soit, il devient très puissant.

Il n’existe aucune intervention extérieure, rien de comparable à une opération chirurgicale, pour canaliser l’esprit ; seule l’intériorisation est opérante. Ce retrait s’effectue également à la faveur du sommeil profond, mais, dans ce cas, la faculté d’attention est inhibée. Tandis que, dans la méditation, il s’accompagne d’une attention extrêmement claire. En résumé, l’esprit doit trouver la stabilité – la capacité de demeurer fermement sur son objet -, maintenir son objet dans une grande clarté et garder une rigueur vive, nette, aiguë.

Venons-en maintenant à la dernière des six perfections, la sagesse. La sagesse présente trois aspects majeurs : la sagesse conventionnelle, qui embrasse les cinq domaines de la connaissance, la sagesse ultime, qui est réalisation du mode d’existence des phénomènes, et l’intelligence, qui permet d’aider les êtres. La sagesse qui réalise l’absence de soi est le point essentiel que nous allons maintenant examiner.

Quand on parle de non-soi, il s’agit tout d’abord d’identifier le soi qui n’existe pas ; après quoi, son opposé, le non-soi, devient compréhensible.

Il ne faut pas prendre le non-soi pour quelque chose qui aurait existé dans le passé et serait devenu à un moment donné non existant. Il est en fait de l’ordre de ce qui n’a jamais existé. Donc, ce que nous devons absolument reconnaître comme non existant, c’est ce qui l’a toujours été. Lorsque nous sommes privés de cette connaissance, nous devenons la proie des passions, nous connaissons les affres du désir, de la haine et toutes les turbulences que ces émotions entraînent dans leur sillage.

De quelle nature est le soi inexistant ? Dans ce contexte, ce qui est en question, ce n’est pas la personne. Ce n’est pas le moi tel qu’on l’entend habituellement, mais le principe de son indépendance, l’idée qu’une chose puisse exister par sa propre force. Il faut examiner tous les types de phénomènes, afin de vérifier s’ils ont cette faculté de subsister par eux-mêmes, s’ils possèdent ou non un mode d’être indépendant. Si les phénomènes avaient une existence réellement autonome, nous devrions les voir se révéler de plus en plus clairement lorsque nous faisons une recherche sur les éléments qui portent leur nom.

Faites-en l’expérience sur vous-même. Observez votre moi. Le cadre dans lequel il apparaît est celui de l’esprit et du corps ; pourtant, si vous analysez ces deux supports à partir desquels vous le percevez, vous ne pouvez le trouver. Il en est de même pour cet objet que nous appelons une table ; si, non content de percevoir sa simple apparence, vous examinez sa nature et essayez de trouver la table en la divisant en ses parties différentes, en ses qualités, etc., il ne reste pas de table. Vous ne pouvez rien cerner comme substrat de ces parties et de ces qualités.

Le fait que les phénomènes ne puissent être mis en évidence par l’analyse lorsqu’on examine un objet nommé indique qu’ils n’existent pas par eux-mêmes. Mais s’il est impossible d’établir objectivement leur existence en soi ou par soi, il n’en reste pas moins qu’ils existent. Et bien que l’investigation analytique ne me permette pas de trouver la table que je cherche, il n’empêche que, si je la frappe du poing, je me ferai mal à la main. Donc, l’expérience me prouve qu’elle existe. Étant donné que l’analyse ne la met pas en évidence – ce qui tend à prouver qu’elle n’a objectivement pas d’existence propre -, mais qu’elle se manifeste tout de même, on peut énoncer qu’elle existe du fait d’une conscience subjective conventionnelle.

Énoncer que l’existence des objets dépend d’une conscience subjective qui les nomme revient à dire qu’ils n’existent que par leur dénomination. Donc, pour en revenir à votre moi individuel, lorsque vous cherchez à le découvrir à partir du corps et de l’esprit – ses bases de dénomination -, il demeure introuvable ; dès lors, il ne reste que le simple moi, existant par la puissance de l’imagination, de la conceptualisation.

Il y a une immense différence entre la façon dont les choses apparaissent et leur réalité. Lorsqu’il s’attaque à la pratique de la perfection de la sagesse, le chercheur fait appel à ce type d’investigation pour revenir ensuite à l’observation des phénomènes dans l’expérience ordinaire, passant de l’analyse à la comparaison avec cette perception coutumière, afin de saisir le décalage entre l’apparence et le vrai mode d’existence des choses.

Grâce à ce processus, ce qui fait l’objet de la négation, à savoir une existence propre à soi-même, vous deviendra de plus en plus clair. Mieux vous distinguerez ce qui est contesté, plus votre compréhension de la vacuité s’approfondira. Pour finir, vous acquerrez la certitude d’une simple vacuité qui est la pure négation d’un mode d’existence propre.

Dans une classification des phénomènes en types positif ou négatif, la vacuité se situe dans le mode négatif. Par rapport aux négations de type affirmatif ou non affirmatif, elle fait partie des négations non affirmatives ; donc, quand le chercheur réalise la vacuité, rien ne se présente à son esprit sauf l’absence d’existence propre, simple élimination de ce qui est réfuté. Il ne se dit pas alors : “Je suis en train de vérifier la vacuité”, ni même : “Voici la vacuité”. Ce sentiment l’en éloignerait plutôt. Supposons que la vacuité d’existence inhérente est établie et réalisée.

Ce point une fois acquis, lorsque les phénomènes se présentent, bien qu’ils semblent de toute évidence exister par eux-mêmes, nous savons maintenant que c’est faux. Ils ne sont pas différents des tours de magie d’un illusionniste ; grâce à une combinaison, ils apparaissent sous un certain jour, mais, en fait, leur véritable manière d’exister est tout autre. Ils ont l’air d’exister par eux-mêmes, alors qu’ils sont vides d’un tel mode d’être.

Lorsqu’on voit le monde ainsi, on est de moins en moins sujet aux projections qui suscitent le désir et la haine, en cachant la réalité sous des notions de “désirable” et “d’indésirable”. Nous leur offrons moins de prise, parce que nous ne partons plus de l’idée fausse que les phénomènes existent selon un principe qui leur est propre. Et parallèlement, les connaissances fondées sur une pensée rigoureuse sont renforcées pour la bonne raison que la vacuité est significative de la production interdépendante, qui, à son tour, est significative de vacuité. Puisque les phénomènes sont des productions interdépendantes, ils ont la faculté de croître et de décroître au gré des conditions qu’ils rencontrent.

Dans cette perspective, la causalité est vraisemblable. Une fois qu’elle est admise, on peut démontrer que les effets pernicieux tels que la souffrance sont évitables par l’abandon des causes nuisibles, et les effets bienfaisants tels que le bonheur accessibles par l’exercice de causes bénéfiques. D’autre part, si les phénomènes existaient par eux-mêmes, ils ne sauraient dépendre les uns des autres. S’ils ne dépendaient pas les uns des autres, il n’y aurait plus alors ni cause ni effet. Donc, en admettant le principe de la dépendance, on admet la causalité ; sans quoi, il n’y aurait ni causes ni effets.

Or, en dernière analyse, ce qui fait la preuve que les phénomènes sont dénués d’existence propre est justement le fait qu’ils dépendent de causes et de conditions. Ceux qui ne comprennent pas bien cette doctrine font un contresens sur ce point. Selon eux, puisque les phénomènes sont dénués d’existence propre, il n’existe ni bien ni mal, ni cause ni effet. C’est une grave erreur.

Il est tellement essentiel d’admettre la causalité et d’en être convaincu qu’il est dit : S’il fallait cesser de croire en la cause et l’effet des actions ou en la vacuité, il vaudrait mieux abandonner la doctrine de la vacuité. Cette priorité donnée à la reconnaissance des causes et des effets nous a valu diverses interprétations de la vacuité de la part des écoles de la Voie du milieu et de l’Esprit seul. La plupart des systèmes de pensée admettent que les phénomènes ont une existence propre, car, devant l’impossibilité de prouver l’existence par l’analyse, beaucoup de gens perdaient la faculté d’admettre la cause et l’effet.

La connaissance du mode final d’existence des phénomènes doit s’intégrer au contexte conventionnel de la causalité sans jamais le perdre vue. Si, dans la tentative d’acquérir cette connaissance, on perd la compréhension conventionnelle de l’existence relative, le but est manqué. Pour accéder aux plus hauts niveaux d’études, les enfants doivent fréquenter l’école primaire puis secondaire, avant de se présenter aux grandes écoles ou à l’université. Pareillement, de notre conviction du principe de causalité dépend notre succès futur dans la vue profonde de la vacuité d’existence propre, dont la vérification n’annule ni l’acquis antérieur concernant la cause et l’effet ni les pratiques qui en découlent.

Celui qui prétend qu’il n’y a ni bien ni mal parce que les phénomènes sont vides peut bien répéter le mot “vacuité” des milliers de fois, il ne fera que s’écarter de plus en plus de son sens. C’est pourquoi, si l’on s’intéresse vraiment à la vacuité, on doit prêter une grande attention à la cause et à l’effet des actes.

Voilà, en résumé, ce qu’est la pratique de la perfection de la sagesse. Ces six perfections sont au cœur de l’accomplissement de l’altruisme d’un bodhisattva.

Cent éléphants sur un brin d’herbe, SSDL, © Le Seuil

 

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