Les deux phases d’un sadhana

Dilgo Khyentsé Rinpoché

Dans son commentaire du “Trésor du Cœur des êtres éveillés”, de Patrul Rinpoché, Dilgo Khyentsé Rinpoché, présente les phases de création ou de développement (kyerim), et de dissolution ou de complétude (dzorim), qui caractérisent la démarche des sadhanas tantriques.

La phase de création

La voie du “Véhicule Adamantin” comporte deux phases principales : celle de la création et celle de la complétude. La phase de création a pour objet de nous faire prendre pleinement conscience de la pureté primordiale des phénomènes. Elle utilise à cette fin les yogas du corps, de la parole et de l’esprit adamantins. Le qualificatif d’adamantin, en sanskrit vajra, se réfère à la nature immuable du corps, de la parole et de l’esprit de sagesse des Bouddha. La phase de complétude conduit à la réalisation de la nature de l’esprit, au-delà de tout concept.

Concernant le corps adamantin, Patrul Rinpoché dit :

Il existe une multitude de phases de création que le mental
ne peut toutes embrasser.
Méditer sur un seul Bouddha, c’est plonger dans le continuum
de tous les Vainqueurs.
Percevez toutes les formes comme le Corps du Grand Compatissant
Et, dans ce Corps divin, union de la forme et de la vacuité,
récitez les syllabes.

La pratique centrale de la phase de création consiste à visualiser tous les êtres et soi-même comme des déités, et l’univers comme un mandala ou une terre pure. Il est toutefois difficile pour les pratiquants de notre époque, dont l’espérance de vie et la persévérance sont limitées, de maîtriser l’ensemble des visualisations complexes que décrivent les tantras. Il est d’ailleurs inutile d’entreprendre toutes ces pratiques élaborées, car il suffit d’accomplir parfaitement une seule pratique, centrée sur un seul Bouddha, pour découvrir la sagesse et la compassion de tous les bouddhas.

Dans le cas présent, visualisez-vous sous la forme de Tchenrézi, ou visualisez-le au-dessus de votre tête, en pensant qu’il est identique à votre maître-racine, le maître spirituel, pour lequel vous ressentez le plus de dévotion.

Une telle pratique, qui est caractéristique de la phase de création, a pour but de développer la perception pure, c’est-à-dire de nous amener à percevoir les êtres et nous-mêmes comme des déités de sagesse, notre environnement comme une terre pure, les sons comme des mantras et les pensées comme des expressions de la sagesse. Il ne s’agit pas là d’une idée artificielle de la pureté que l’on essaierait de surimposer à tous les phénomènes, mais plutôt de la reconnaissance de leur véritable perfection, de leur pureté inhérente.

La phase de complétude

La nature de l’esprit :

Tout ce que vous percevez est méprise et n’existe pas vraiment.
Le samsara et le nirvana ne sont que des idées.
Si vous savez libérer vos pensées dès qu’elles se présentent, vous parcourrez toutes les voies.
En appliquant le point crucial de cette libération, récitez les six syllabes.

Nous abordons maintenant l’explication de l’une des pratiques de la Grande Perfection : la phase de complétude, au-delà de toute fabrication mentale.

Le Soûtra de la concentration souveraine déclare :

“Comprenez que votre corps, votre maison, vos véhicules, en bref, la multiplicité des phénomènes, n’ont jamais pris naissance et, donc, qu’ils sont dénués d’existence propre”.

En examinant attentivement le monde phénoménal, on constate qu’il est impossible de déterminer où et quand il apparaît, en quel endroit il continue d’exister et, par conséquent, où il pourrait disparaître. Ce n’est que par le concours éphémère de causes et de conditions que les apparences se manifestent, comme un arc-en-ciel se forme lorsque des rayons de soleil se reflètent sur un rideau de pluie. Établir avec certitude que le déploiement incessant des phénomènes est vide par nature est le point ultime de la phase de complétude.

Nous, les êtres ordinaires, sommes convaincus que toute chose commence par venir à l’existence, puis existe d’une manière ou d’une autre pour un temps donné et, finalement, cesse d’exister. Mais, la logique de la Voie du Milieu réfute cette croyance et montre clairement qu’on ne saurait trouver d’entités réelles et indépendantes. Une fois cela compris, il est facile de se défaire de l’attachement au samsara et de l’attrait pour le nirvana, car tous deux ne sont que des projections de l’esprit, enfermé dans la dualité. Vues avec les yeux d’un bouddha, même l’accumulation de mérites et la pratique des Six Perfections sont dénuées de toute réalité intrinsèque.

Malgré notre volonté de croire que les choses sont permanentes, elles ne le sont pas. Le bonheur d’hier devient le malheur d’aujourd’hui et les larmes d’aujourd’hui, le rire de demain. Alors que causes et conditions se réunissent, les émotions, les actes bénéfiques et nuisibles, la joie et la peine, tout semble prendre forme. Mais, pour un être accompli, ce monde qui nous semble si réel est illusoire, pas plus tangible qu’un mirage ou un royaume conquis en rêve. C’est parce que nous sommes convaincus de la réalité et de la solidité du monde manifesté que nous éprouvons tant d’attraction et de répulsion envers les choses. Sans cette croyance, notre esprit ne serait plus sujet à l’illusion et c’en serait fini du samsara.

L’esprit ordinaire est aussi capricieux qu’un singe turbulent, passant de la satisfaction à la colère, selon qu’on lui donne à manger ou qu’on le menace avec un bâton. À chaque instant, l’esprit saute sur quelque chose de nouveau. Si la dévotion l’habite un moment, elle est vite remplacée par un désir quelconque. Ces chaînes de pensées et de sentiments ne cessent de se transformer, comme les nuages déformés par le vent, mais nous leur prêtons néanmoins une grande importance. Un vieil homme qui regarde jouer des enfants sait très bien que tout ce qui se passe entre eux ne prête pas à conséquence ; il n’en ressent ni excitation ni découragement, alors que les enfants prennent tout très au sérieux. Nous sommes exactement comme eux ! Quand nous souffrons, au lieu de comprendre que c’est le résultat de nos actes passés et de prendre mentalement sur nous les souffrances d’autrui, nous sommes déprimés et contrariés par nos malheurs. Nous nous disons qu’après avoir tant pratiqué, nous ne méritons pas un sort pareil et nous doutons des bénédictions de notre maître et des “trois joyaux”. En fait, par notre attitude, nous ne faisons qu’accroître nos difficultés.

L’esprit est ce qui crée le samsara et le nirvana. Pourtant, il n’a rien de spécial, il n’est que pensées. Dès que vous reconnaîtrez la vacuité des pensées, elles perdront le pouvoir de vous égarer. Mais aussi longtemps que vous les tiendrez pour réelles, elles vous tourmenteront sans merci, comme elles l’ont fait tout au long de vos vies précédentes. Pour parvenir à maîtriser l’esprit, vous devez connaître ce qu’il faut faire et ne pas faire puis, avec une grande vigilance, constamment vérifier vos actes, vos paroles et vos pensées.

L’esprit est de passage dans le corps, comme un visiteur dans une maison. À travers le corps, c’est lui qui est conscient des formes, des sons, des saveurs, des sensations. Quand l’esprit s’en va, le corps devient un cadavre. Il ne se soucie plus du beau et du laid, des injures et des louanges. Il ne se réjouit pas d’être habillé de brocarts, ni ne souffre d’être incinéré. En tant que tel, le corps est un objet peu différent de la terre ou des pierres. Quand le corps et l’esprit se séparent, la parole, qui se trouvait quelque part entre les deux, disparaît elle aussi, comme s’évanouit un écho. Du corps, de la parole et de l’esprit, c’est donc bien l’esprit qui compte et c’est lui qu’il convient de transformer en pratiquant le Dharma.

Grâce à la connaissance directe de la vacuité de l’esprit, la saisie mentale cesse et l’illusion perd de son emprise. Les bodhisattvas agissent toujours avec bienveillance, sans pour cela entretenir l’espoir de recevoir quelque chose en retour ou d’être loués pour leur générosité. Ils ne sont pas attachés à leur vertu. Tel est le Tchènrézi absolu, le Seigneur de la vacuité et de la compassion.

Votre esprit, où la conscience éveillée et la vacuité sont Un, est le continuum du Corps absolu.
N’y corrigez rien, laissez-le dans son état naturel et, d’elle-même, y poindra la luminosité.
C’est dans le non-agir uniquement que tout ce qui doit être fait le sera.
En laissant tout dans la nudité de la conscience éveillée et vide, récitez les six syllabes.

Extrait du « Trésor du cœur des êtres éveillés » © Seuil

 

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