Le mantra de Tchenrézi

Lama Denys

Le mani ou mantra aux six syllabes est sans aucun doute le plus récité au pays des neiges mais sa portée est universelle. Ses six syllabes correspondent aux six classes d’être et les réciter sincèrement, c’est souhaiter la libération de tous les êtres, c’est activer son propre éveil en l’union du joyau (mani) de l’amour et du lotus (pémé) de l’intelligence.

La pratique du mantra dans le vajrayana

La prière est sous-jacente à toutes les pratiques du mahayana, le bouddhisme du grand véhicule et particulièrement à sa dimension tantrique : la voie de diamant ou vajrayana qui est aussi appelée mantrayana, “voie des mantras” ou “voie de la parole sacrée”.

Une pratique centrale du vajrayana est le yoga de la divinité. Dans celui-ci, le yogi médite sur une divinité personnifiant un aspect de l’ultime, de la nature de bouddha. La pratique qu’il fait en relation avec celle-ci l’introduit progressivement à la présence, aux qualités et à la nature divine de la bouddhéité. Dans la réalisation spirituelle, la divinité se révèle ultimement comme l’essence même de l’esprit dans sa pureté fondamentale.

Le yoga de la divinité utilise des techniques variées et, entre autre, prend comme support de pratique la récitation vocale ou mentale d’un mantra. Le mantra peut, dans ce contexte, être considéré comme le nom de la divinité, l’expression symbolique de ses qualités et attributs ainsi qu’une formulation sonore de sa nature. C’est une formule succincte qui correspond à une forme essentielle, archétypale de la prière.

La pratique du mantra est toujours associée à d’autres exercices spirituels tels que visualisations et contemplations sans forme. Ces pratiques introduisent le yogi au divin en ouvrant son esprit à une communion, une participation en laquelle la divinité vit de plus en plus en lui et où il vit de plus en plus en sa présence. Initialement, ces pratiques se développent dans le cadre d’une relation duelle entre la divinité et le pratiquant. Le yogi l’expérimente d’abord comme lui étant extérieure. Mais, avec la réalisation, la pratique évolue vers une véritable unification de l’esprit divin et de l’esprit du pratiquant. Cette unification est le sens même du yoga qui, en tibétain, se dit nèldjor (rnal ‘byor), ce qui signifie littéralement “l’union à la l’état naturel de l’esprit”. La réalisation de ce yoga culmine dans “la grande union”, mahamudra, qui est l’ultime union non duelle, au-delà de toutes formes, de tous noms et de tous concepts.

Le mantra est donc beaucoup plus qu’une simple parole véhiculant un sens littéral généralement restreint. En effet, dans la langue sacrée, le sanscrit, un mantra possède un sens littéral, un sens symbolique, une vibration essentielle et une influence spirituelle. Ces différents registres sont animés et vivifiés par la présence de l’esprit du méditant à la récitation du mantra. Par celle-ci, il intègre le mantra à son esprit et celui-ci devient, en lui, l’expression dynamique et transformante des pouvoirs de la divinité.

Tchènrézi est une divinité de méditation, un yidam dont la nature est l’union de la compassion et de la vacuité. Tchènrézi nous ouvre aux deux pôles de la pratique méditative et du cheminement spirituel dans son ensemble. En développant amour et compassion pour tous les êtres, nous nous éveillons progressivement à la nature pure de notre esprit.

Le mantra, nous l’avons vu, n’est pas une formule arbitraire. Il est le nom même de la divinité. Globalement : Aum est la syllabe qui symbolise les Trois Corps d’un bouddha, donc l’éveil ; Mani Pémé signifie “le joyau et le lotus”, le joyau qui exauce tous les souhaits, qui comble toutes les aspirations, se trouve dans le lotus de l’esprit pur. Le lotus en Orient est un symbole traditionnel, de l’esprit pur ; Houng a cinq lettres qui sont symboliquement les cinq sagesses, c’est-à-dire l’expression, le dynamisme de cette réalisation, de ce joyau spirituel.

Les six syllabes de ce mantra purifient les six états de conscience et ouvrent notre esprit aux six sagesses d’un bouddha.

Mais chacune de ces syllabes a de très nombreuses correspondances symboliques. Par ailleurs, ce mantra, dans la méditation de Tchènrézi, s’inscrit dans un lotus blanc, chacune des six syllabes se tenant verticalement sur un pétale du lotus.

Plus précisément :

Aum est blanc. C’est la syllabe qui incarne les qualités. Elle s’élève du jeu spontané des cinq sagesses du Seigneur de grande compassion. Elle a pour nature la perfection de stabilité mentale. La disposition négative qu’est l’orgueil produit la souffrance, en particulier la détresse de la chute hors du monde des dieux. La syllabe Aum dissipe l’orgueil et ses conséquences. Elle est identique à la forme et à l’activité du puissant Indra, l’émanation des sages dans le monde des dieux. Elle est l’incarnation du rayonnement de la sagesse de la vision équanime, guide les six classes d’êtres vers le Sud en “Le royaume paré de splendeur” et permet d’atteindre la forme de Ratnasambhava.

Ma est vert. C’est la syllabe de l’activité. Elle s’élève du jeu spontané de l’amour infini que le Seigneur de grande compassion manifeste pour tous les êtres. Elle a pour nature la perfection de patience. La disposition négative qu’est la jalousie produit la souffrance, en particulier les affrontements et les discordes parmi les Titans. Ma dissipe la jalousie et ses conséquences. Elle est identique à la forme et à l’activité de Takzangri, l’émanation des sages chez les Titans. Elle est l’incarnation du rayonnement de la sagesse de l’accomplissement, guide les six classes d’êtres vers le Nord, “Le royaume de l’acte parfait” et permet d’atteindre la forme du Bouddha Amogasiddhi.

Ni est jaune. C’est la syllabe de la sagesse immuable qui unit corps, parole, esprit, qualités et activité, et qui transforme en sa nature même le cycle des existences en l’au-delà de la souffrance. Elle s’élève du jeu spontané de la grande miséricorde, vaste, omniprésente et sans effort. Elle a pour nature la perfection d’éthique. L’ignorance, qui produit la dualité, entraîne les quatre courants de douleur du monde des hommes : naissance, vieillesse, maladie et mort. Ni dissipe à la fois la cause et l’effet. Elle est identique à la forme et à l’activité de Sakyamuni, l’émanation des sages parmi les humains. Elle est l’incarnation du rayonnement de la sagesse spontanée, guide les êtres vers l’ultime domaine, “Le domaine parfaitement pur de la totalité” et permet d’atteindre la forme du sixième Bouddha, Vajradhara.

est bleu ciel. C’est la syllabe du corps. Elle s’élève du jeu spontané de l’équanimité infinie du Seigneur de grande compassion. Elle a pour nature la perfection de diligence. La disposition négative qu’est l’opacité mentale produit la souffrance, en particulier l’asservissement et la stupidité des animaux. Cette syllabe dissipe à la fois l’opacité mentale et ses conséquences. Elle est identique à l’activité de “Lion Vaillant”, le sage parmi les animaux. Elle est l’incarnation du rayonnement de la sagesse du domaine de la phénoménalité, guide les six classes d’êtres vers le Centre, “le royaume de la ferme structure”, et permet d’atteindre la forme du Bouddha Vairocana.

est rouge. C’est la syllabe de la parole. Elle s’élève du jeu spontané de la joie infinie que Tchènrézi, le Seigneur de grande compassion manifeste également pour tous les êtres. Elle a pour nature la perfection du don. Le désir, l’attachement et l’avarice produisent en particulier les souffrances de la faim et de la soif dans le monde des esprits avides. Mé dissipe cette disposition négative et les souffrances qui en résultent. Elle est identique à la forme et à l’activité de “Bouche Enflammée”, le sage parmi les esprits avides. Elle est l’incarnation du rayonnement de la sagesse de la discrimination, guide les êtres vers l’Ouest, “Le Royaume de la Béatitude”, et permet d’atteindre la forme du Bouddha Amitabha.

Hung est noire. C’est la syllabe de l’esprit. Elle s’élève du jeu spontané de l’infinie compassion avec laquelle Tchènrézi regarde chaque être comme son propre fils. Elle a pour nature la perfection de connaissance pure. La colère et la haine, nées de la dualité, produisent les souffrances de la chaleur et du froid dans les enfers. Hung dissipe causes et effets. Elle est identique à la forme et à l’activité du “Seigneur des phénomènes”, l’émanation des sages parmi les êtres infernaux. Elle est l’incarnation du rayonnement de la sagesse semblable au miroir, guide les six classes d’êtres vers l’Est, “Le Royaume de la Joie Véritable” et permet d’atteindre la forme du Bouddha Aksobya.

La manière de réciter

La récitation de ce mantra est un appel à Tchènrézi, à son influence spirituelle, qui nous permettra de nous ouvrir à celle-ci. Lorsque nous faisons la méditation de Tchènrézi, il est particulièrement important de réciter le mantra sans distraction, l’esprit pleinement absorbé dans la récitation.

La récitation du mantra peut se faire à voix haute ou mentalement. Si nous ne sommes pas distraits, la récitation mentale est une très bonne forme de pratique, mais il suffit qu’une pensée vienne pour que la récitation soit coupée. Nous ne pouvons pas réciter un mantra mentalement et penser à quelque chose d’autre en même temps, ou bien nous sautons de l’un à l’autre très rapidement. La récitation à voix haute a tendance à être plus stable.

Suivant les moments de la méditation, nous pouvons réciter le mantra mentalement ou à voix haute, mais le plus important est que l’esprit ne soit pas distrait. C’est la présence d’esprit dans le mantra, l’absence de distractions qui lui donnent sa force et qui l’animent. Cette absorption protège notre esprit des émotions et des pensées conflictuelles. En se substituant à nos pensées ordinaires, le mantra ouvre notre esprit à tous les aspects purs de l’éveil.

Le mantra au quotidien

Mais il faut apprendre à dissoudre progressivement la barrière qui sépare la méditation de tout ce qui se passe dans la vie hors des sessions méditatives. Lorsque nous sommes dans le temple, nous nous plongeons dans la méditation, nous nous en imprégnons, nous calmons notre esprit ; puis nous apprenons à développer le rappel de la présence de Tchènrézi dans toutes les situations de la vie quotidienne, à laisser Tchènrézi agir en nous. Pour essayer de garder cette présence de Tchènrézi dans le quotidien il y a aussi des moments de rappel privilégiés. On fait cela en s’aidant de la récitation du mantra.

Entre les sessions, nous faisons la récitation mentale du mantra, ce qui dissout beaucoup de nos soucis habituels, de notre bavardage intérieur ; elle dirige notre mental, nos énergies spirituelles vers Tchènrézi. C’est à la fois un support et un rappel.

La récitation peut être relativement mécanique mais cela n’a pas d’importance : cet automatisme va petit à petit entraîner à sa suite les autres aspects de la méditation et nous mener à la récitation perpétuelle. Au début, la simple récitation mentale est difficile car elle est facilement interrompue. Nous pouvons commencer une récitation vocale ; quand celle-ci atteint une certaine stabilité, la récitation mentale est suffisante.

L’utilisation du mala

Pour réciter les mantras, nous utilisons souvent un mala. Cet objet rituel a une double fonction. C’est d’une part un compteur : dans une pratique régulière, un certain nombre de mantras sont récités. Par exemple, dans la méditation de Tchènrézi dans sa forme la plus abrégée, nous récitons au moins un mala de mantras, en égrenant une perle avec chaque mantra.

Nous pouvons compter le nombre de mantras récités quotidiennement. C’est une indication utile et précieuse car elle nous donne un aperçu de l’importance de nos distractions et de notre présence à la pratique. Ce petit côté comptabilité peut sembler fastidieux ou puéril, mais l’usage montre combien il est utile.

Ensuite le mala est aussi un rappel : nous joignons le geste physique d’égrener le mala à la récitation du mantra et à la méditation. C’est particulièrement utile entre les sessions. Peut-être perdra-t-on la récitation mentale du mantra, mais l’automatisme d’égrener le rosaire sera conservé, et lorsque l’esprit cessera d’être distrait, cet automatisme rappellera à la récitation du mantra.

Le rôle du mantra

Réciter un mantra c’est accomplir une pratique méditative complète. Car l’aspect essentiel de la fonction du mantra est d’opérer une transition entre la parole ordinaire dont la nature est conceptuelle et dualiste et le silence a-conceptuel et non dualiste.

Le mantra occupe ainsi une place intermédiaire entre la prière énoncée vocalement ou mentalement et la contemplation informelle dans le silence a-conceptuel.

En particulier, la nature du mantra est parole-vide, sonorité-vide. Le vide dont il s’agit ici signifie que dans sa pratique nous nous vidons de nous-mêmes ; il y a abstraction de l’ego. Le mantra évacue de notre esprit la discursivité habituelle en s’y substituant. Il remplace le discours intérieur, le questionneur et le répondeur que nous sommes alternativement. Il se substitue ainsi à nous et, progressivement, de parole-vide il devient aussi parole silencieuse nous unissant à l’essence Divine en nous introduisant au silence a-conceptuel.

Enseignement donné à Chambéry, 1986

 

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